Marx penseur, Marx agitateur, Marx provocateur ? Il n’est pas de philosophe qui ait mieux échappé que lui à la fixation dans la posture figée de jalon de la réflexion humaine. Il reste controversé, et l’est même de plus en plus avec le temps.
À l’heure où s’écrivent ces lignes, un aspirant dictateur sud-américain proclame son hostilité sans nuance à son apport. Par ailleurs, la puissance mondiale la plus susceptible de s’emparer avant longtemps d’une position de domination de la planète ne dissimule nullement, bien au contraire, sa dette à son égard. Plus localement, en Belgique, on voit augmenter l’audience d’une formation politique qui, s’émancipant de la controverse communautaire, proclame haut et fort la priorité qu’elle accorde à ses préceptes. En d’autres termes, Marx est loin d’avoir dit son dernier mot, qu’on le vomisse ou qu’on le vénère.
La raison en est simple : sa réflexion n’a rien de désincarné. Elle se base sur une question vitale : l’inscription de l’individu dans le corps social. L’humain est une créature grégaire. Seuls quelques ilotes s’accommodent de la vie loin du collectif. Rien de plus normal : l’espèce est appelée à ne survivre qu’à condition de s’accoupler – première échappée à l’isolement –, puis à constituer cette première cellule qu’est une famille qui elle-même démultiplie les liens jusqu’à constituer une ébauche de société au sein de laquelle se pose très vite la question non seulement de sa survie, mais du rapport de force parmi ses membres. Et là se profile rapidement le jeu pervers des rivalités, des dominations et, à terme, des exploitations. Marx est né à une date symbolique, 1818, où se soldaient les retombées du renversement de régimes qui avait laissé prospérer des dynasties où l’inégalité du savoir et des possessions n’avait cessé de sévir davantage avec l’apparition, dont il serait le témoin quasi immédiat, de substituts mécanique à l’intervention humaine.
Cette première vague de déshumanisation par le recours à la technique entraînerait l’émergence d’une fonction nouvelle, celle des cadres qui, comme le terme l’indique bien, allait réduire la marge d’autonomie des individus. L’artisan allait devenir ouvrier, le commerçant employé de magasin, la gestion allait déposséder l’individu de son autonomie, réduit qu’il était à sa force de travail, seul bien en sa possession, inscription arbitraire dans un processus de production dont il ne serait bientôt plus qu’un simple rouage, en attendant d’être broyé par celui-ci, comme Charlot dans l’image emblématique illustrant ce que l’on a appelé les Temps Modernes.
Ce phénomène-là, Marx en fut le premier analyste, bénéficiant de l’initiation dont le gratifia son camarade Engels. Ne perdons pas de vue qu’en la personne de Marx, on n’a pas affaire à un intellectuel en chambre. D’abord, il ne s’adressait pas à un auditoire du haut d’une chaire, mais était un journaliste, profession artisanale qui consiste à confectionner jour après jour, pour un public qu’on espère de plus en plus vaste, une information, c’est-à-dire une mise en forme communicable d’un fragment de réel. On haussera les épaules à l’énoncé de cette définition, devenue si lointaine de ce que la presse est en train de devenir. Non, cette activité-là, Marx l’exerça à ses risques et périls, et lui valut au demeurant l’opprobre, la censure et l’exil.
Au moins – à quelque chose malheur est bon –, il put vérifier que ce qu’il avait observé dans son pays d’origine était en train de devenir un fléau international, ce qu’il constata d’abord à Bruxelles, cité qui peut se prévaloir d’avoir été le théâtre de sa prise de conscience décisive, puis à Londres, où il se trouvait dans l’œil du cyclone en quelque sorte, et où le réel lui parut de plus en plus conforme à ses hypothèses. Socialement, il mit en pratique la méthode expérimentale que dans d’autres disciplines du savoir, des chercheurs téméraires avaient appliquée avec l’enthousiasme des pionniers sans peur et sans œillères.
Le propre du génie n’a rien d’extraordinaire. Il se caractérise seulement par un don de longue vue. Le futur ne lui paraît pas opaque. À ses yeux, il se trahit sans cesse dans le présent, parce qu’aucun phénomène n’est jamais privé de prémisses. Ces derniers se distinguent seulement par les modalités de leurs manifestations. Elles sont latentes, implicites, encore enfouies dans la confusion du réel. Comme disait l’enfant qui interrogeait Michel-Ange occupé à sculpter : « Comment savais-tu que cette figure était cachée dans la pierre ? ». Marx, lui, témoin de l’industrialisation, pressentait que la technique allait priver l’homme d’une grande part de son autonomie. Autonomie technique, d’abord, puisqu’il cessait d’être l’artisan individuel, donc indépendant, de ce qu’il forgeait. Autonomie économique ensuite, puisque la collectivisation de la fabrication allait imposer, de manière impérative, l’intervention de préposés à la gestion financière du processus de production groupée. Groupée, mais pas commune, parce que très vite, les maîtres compteurs allaient être tentés de se réserver les recettes qu’ils n’avaient que contribué à produire.
Il fallait une fameuse intuition anticipatrice, avant 1850 (les premiers écrits de Marx, saisissants de lucidité, l’illustrent) pour voir vers où ce phénomène pouvait mener si l’on ne prévoyait pas des limites à ses dérives. Cette puissance anticipatrice-là reste l’apport visionnaire le plus décisif de ce jeune publiciste doué d’une connaissance globale des rapports de force au sein du corps social où il était plongé, même dans ses liens les plus proches, puisqu’il était l’époux d’une aristocrate et l’ami d’un héritier (Engels), « fils-à-papa » lui-même bien placé pour comprendre qu’il devait à un abus de pouvoir son propre statut de privilégié.
Qu’en est-il aujourd’hui, si l’on se permet un grand saut dans le temps, de la pertinence du constat dû à l’auteur du Capital ? On se situe, grosso modo, au troisième des stades les plus spectaculaires de la diffusion de sa pensée. Le premier, que l’on peut dater de 1917, s’est illustré par le remplacement d’un régime particulièrement archaïque, qui n’avait rien déduit de la démocratisation des systèmes balayés successivement par les révolutions anglaise et française, par un autre système dépourvu du plus élémentaire sens de la complexité, caricaturalement illustré par l’ascendant de Staline sur ses « camarades » Lénine et Trotski. Le deuxième acte est celui du fantasme collectif concrétisé par la chute du Mur de Berlin, où un analyste un peu impatient a cru voir une « fin de l’Histoire ».
Le troisième acte, nous sommes en train de le vivre. En cessant d’être dialectique, la politique de papa s’est littéralement vendue à son contraire, l’entreprise capitaliste parfaitement émancipée du contrôle étatique, entraînée dans le pari faustien de « tout au robot », ce substitut technologique qui a ceci d’avantageux de ne jamais attendre famille, d’ignorer la maladie, de ne pas se révolter et surtout de ne pas réclamer de retraite avant d’être envoyé à la casse.
Si l’on n’y prend garde, l’homme n’aura eu droit à la maîtrise de son destin que fort brièvement en somme. La société des humains ne se sera libérée que fugacement de la dévotion à la puissance divine, dont Marx, toujours lui, avait dit – avec tout le respect qu’il s’obstinait à avoir pour un régime qui avait notamment permis à Michel-Ange de dégager des pierres toutes les figures qu’il y avait devinées – qu’elle n’était qu’un stupéfiant consolateur. Aujourd’hui, elle ne confie plus son sort qu’aux impératifs exclusifs des bouliers compteurs, à ce que le plus disert des contributeurs de cette livraison de Marginales appelle Capitotal.
Ici encore, la réaction devra être à la hauteur du péril. Se contentera-­t-elle du verdict des urnes ? La démocratie est-elle de taille à produire le contrepoison nécessaire ? Les dernières élections en Belgique en fournissent quelques signes, mais souvenons-nous qu’elles se sont déroulées dans un pays particulièrement exercé, parce que complexe par excellence, à slalomer entre les périls. Mais à l’échelle du monde, nous ne sommes qu’une petite éprouvette. Il est vrai que ces modestes ustensiles ont déjà contribué à combattre bien des fléaux…

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