En avant, petite

Corinne Hoex,

Mamy, mon arrière-grand-mère, avait beaucoup de temps parce qu’elle était très vieille. Sur ses mains, il y avait une rouille de taches brunes qu’elle considérait sans illusion. « Ce sont de vieilles mains », soupirait-elle. Mais elle montrait avec orgueil ses fines jambes de jeune fille, et tendait le cou-de-pied pour marquer le mollet. Tout ne s’use pas autant en traversant la vie. Ses yeux, par exemple, étaient inégaux. Je le voyais aux lunettes. Un des deux verres était dépoli comme une vitre de salle de bains. Du côté de son œil qui pleurait. Mais l’autre œil était un œil d’aigle avec lequel elle me fixait intensément. Un œil très noir qui n’en finissait pas d’interroger la vie.

Mamy disait parfois qu’elle avait eu son temps. Ça faisait tellement longtemps qu’elle était si vivante : elle s’accordait le salaire d’être un peu fatiguée. Pourtant, chaque printemps, elle partait à pied en ville aux Magasins de la Bourse s’acheter un chapeau neuf. Un rite de jouvence : elle se faisait refleurir.

Mamy ne sortait jamais sans chapeau. Ni sans un parapluie, contre l’averse et les voyous. Elle venait d’une époque lointaine qui savait reconnaître la dignité des chapeaux et des parapluies. Et l’orgueil de la pèlerine en peau de lapin qu’elle portait en hiver. Quand je n’étais pas sage et qu’elle me menaçait de me laisser là, elle ne négligeait jamais d’associer ces accessoires à son avertissement : « Si tu continues, je mets mon chapeau, ma pèlerine, je prends mon parapluie et je pars ! » Chez elle, même la colère observait la bienséance.

*

Mamy n’était pas sédentaire. Dès le matin, par tous les temps, elle me passait mon manteau et nous quittions les lieux : « En avant, Petite ! » C’était dehors qu’elle était chez elle. Aussitôt dans la rue, elle devenait un sourcier qui retrouvait sa source. Respirer l’éblouissait. Quelques bouffées : elle était repue.

Mamy était une vieille femme heureuse. Et c’était quand elle respirait que ça se voyait le mieux. Avec elle en promenade l’air était délicieux. Nous avancions à vive allure. « En avant, Petite ! »

*

La première étape était celle des mercières. Nous étions reçues à l’arrière de la boutique, dans la réserve, où Mamy avait sa chaise.

Les mercières étaient trois sœurs identiques et grises qui travaillaient au crochet pour s’occuper les mains. Leurs doigts se confondaient à l’ouvrage et semblaient ne pas avoir loisir de le poser. Sans doute redoutaient-elles, en accrochant un point, d’entraîner tout le fil et de se défaire elles-mêmes affreusement jusqu’aux coudes, à la gorge ou plus loin. Il y aurait eu alors trois vieilles petites mercières qu’on aurait mises en pelote. Trois bobines de vieux fil qu’on aurait remisées au fond de la réserve, là où on oubliait la place des choses.

Perchées sur leur crochet comme des vautours sans ailes, les mercières scrutaient les gestes qui agitaient leurs doigts. Leurs oreilles étaient à hauteur de confidence : Mamy n’avait plus qu’à chuchoter. Elle avait beaucoup à dire. Des choses politiques. Dénoncer des pourris. Accuser des crapules. Mettre sur pied des putschs et des révolutions. « Se battre, insistait-elle. Se battre pour le peuple. Pour l’avenir du peuple. » Les mercières se regardaient, roulaient des yeux tragiques, acquiesçaient craintivement, hochant leurs trois mentons. Elles manquaient de feu, soupesaient, hésitaient. Mamy trépignait sur sa chaise. Je savais qu’avec elle on fonçait sans attendre. Je me tenais à mon poste : son aide de camp parmi les boîtes et les bobines. Je hérissais d’épingles les coussinets des pelotes et faisais mettre en rang l’infanterie des boutons.

*

Tous les commerces du quartier ne nous offraient pas le même accueil. La boucherie paraissait moins acquise à la révolution. On ne parlait que d’entrecôtes, de filets et de tournedos. Ici on ne brodait pas. Le monde se sustentait.

Pour conclure notre visite, la bouchère nous découpait une tranche de jambon cuit : « Ça ne fait pas de tort, ça ouvre l’appétit et ça fait faire du sang aux enfants qui grandissent ! » Nous nous installions sur un banc du parc pour déguster à l’aise. Mamy aimait le jambon et se faisait volontiers un peu de sang aussi. Ensuite, elle s’accordait un instant de répit. Quelques minutes, paupières closes. Je regardais ses yeux derrière les lunettes. Elle allait les rouvrir, les frotter sous les doigts et consulter sa montre. Aussitôt, nous repartirions.

Souvent, au moment de se lever, Mamy avait des fourmis dans les jambes. Son remède était souverain : elle se dressait sur les pieds et martelait le sol d’une marche volontaire. Plusieurs tours du banc semblaient indispensables. Les fourmis étaient piétinées.

*

Quelquefois, nous nous rendions en ville. Nous prenions le tram vers des lieux inconnus où Mamy avait des gens à rencontrer, de grands projets à mettre en place, une société meilleure à bâtir. « Pour le peuple, Petite, me soufflait-elle, l’œil luisant. Le peuple ! »

J’ignorais qui était ce peuple. Il avait de la chance que Mamy l’aime autant. Et moi, j’avais de la chance d’être le bras droit de mon arrière-grand-mère, son acolyte, sa complice dans ce combat exalté, cette mission étrange où je goûtais à l’énigme d’une passion sans mesure, et recevais en partage ce grand amour mystérieux. Le soir, dans le tram, qui nous ramenait vers la maison, je prenais en charge l’instruction politique du wagon. Je transmettais à un public sans opinion quelques slogans choisis auxquels Mamy m’avait initiée et que je scandais crânement en brandissant le poing. Mes harangues faisaient fureur.

*

Dans sa jeunesse, Mamy avait marché dans des cortèges, elle avait manifesté. Pour protester. Revendiquer. Dire tout haut ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait. Très dignement, bien sûr, avec son chapeau et son parapluie. « Il fallait, tu comprends, Petite, il fallait se battre pour que le peuple n’ait plus faim. Pour qu’il apprenne à lire. Pour que les femmes votent. Qu’elles puissent sortir de leur cuisine. Que les maris leur fassent moins d’enfants. »

Elle me racontait l’histoire du peuple. Les grèves. Les luttes pour la liberté. Elle croyait au progrès. Elle avait les yeux qui brillaient en me parlant d’avenir. « Dire que toi, tu verras tout ça ! », me promettait-elle avec envie.

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