Un canari, quand on en a un, c’est évidemment pour l’écouter chanter.

Fifi ne chantait pas beaucoup.

Il avait besoin d’être stimulé. Parfois, alors, après beaucoup d’encouragements, il lui arrivait, d’une voix aigrelette, de lâcher quelques sons. Mais c’était rare. C’était sans joie. Non, Fifi ne chantait pas beaucoup. C’était un avare. Un apathique et un avare.

Je le leur disais, aux gens du home, ce pépiement qu’ils entendaient dans ma chambre, ce n’était pas Fifi. « Madame Noirfalise, il a l’air en forme, votre canari ! » Ils se trompaient. Ce pépiement qu’ils entendaient quand ils passaient m’apporter mon plateau, ce n’était pas Fifi. Fifi chantait peu, je le leur répétais. Mais « Bon appétit, Madame Noirfalise » et déjà ils étaient dehors.

Moi, je le savais que ce n’était pas Fifi, mais que c’était au plafond le détecteur de fumée qui voulait dire que ses piles étaient plates. Ça ne me dérangeait pas. Au contraire. Ce pépiement mécanique me tenait compagnie comme si j’avais enfin auprès de moi, jour et nuit, qu’il fasse clair ou qu’il fasse noir, un authentique oiseau chanteur, avec des cui-cui réguliers, assidus, dévoués.

Car Fifi, lui, ne chantait pas beaucoup. J’essayais de l’inspirer. Je lui faisais des vocalises. Je lui chantais des airs entraînants. Claude François, par exemple. C’est tout de même entraînant – non ? –, Claude François. Le lundi au soleil. Ou Elle a des yeux bleus, Bélinda. Je lui exécutais les mouvements. Je me plantais face à sa cage avec mon déambulateur et je lui reproduisais toute la chorégraphie. Mais Fifi, ça le laissait froid. Mes efforts pour me trémousser sur mes pantoufles, il les toisait, le bec en l’air, du haut de son perchoir. Même devant Alexandrie Alexandra, Monsieur jouait le bel indifférent. Pourtant, Alexandrie Alexandra, je peux vous assurer que je le faisais bien, car je connaissais tous les pas et toutes les paroles. Mais Fifi, c’était un dédaigneux. Un apathique, un avare et un dédaigneux.

J’ai expérimenté d’autres vedettes, bien sûr. Serge Lama, par exemple, ou Michel Sardou. Mais le résultat était pire encore. Ça ne donnait vraiment rien du tout. Pas assez rythmé sans doute pour Fifi, pas assez dansant. J’ai pensé à Sheila. J’ai arrangé mes cheveux avec des élastiques. Mais dès que j’ai amorcé L’École est finie, Fifi, carrément, a détourné la tête. Il n’était pas de ceux qui se laissaient séduire par de vulgaires couettes.

Cependant, hier après-midi, j’ai enfin perçu un peu d’intérêt chez Fifi. Je lui chantais à tout hasard Les gens m’appellent l’idole des jeunes, de Johnny Hallyday, et je l’ai vu soudain tourner nerveusement la tête de droite à gauche, en roulant vers moi un œil captivé. Pleine d’espoir, j’ai aussitôt cherché dans le répertoire de Johnny tout ce qu’il y avait de plus exaltant, j’ai attaqué Viens danser le twist, avec tous les déhanchements nécessaires, jusqu’à en faire grincer mes prothèses, et j’ai vu mon oiseau très excité qui ne pouvait retenir quelques sautillements. J’avais découvert ce qui plaisait à Fifi. J’avais percé enfin le secret de son cœur. Alors, je lui ai proposé encore plusieurs chansons de son idole. Fifi s’agitait toujours davantage et commençait même à pépier. Quand je lui ai interprété Noir c’est noir. Il n’y a plus d’espoir. Oui gris c’est gris. Et c’est fini, oh, oh, oh, oh, Fifi semblait vraiment adorer ces oh, oh, oh, oh, car il lâchait de petits cris en cadence comme pour m’accompagner.

Je ne reconnaissais plus mon canari. Il était devenu sociable et sympathique. Cela représentait beaucoup de fatigue, sans doute, pour moi car, depuis des heures, j’étais sur mes jambes sans même prendre le temps de boire un verre d’eau ou d’avaler mes médicaments, mais j’étais transportée, j’assistais à un miracle. Alors – et c’était sincère, et de bon cœur –,
j’ai entonné pour Fifi Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime. Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aime. Ensuite, je lui ai chanté Retiens la nuit. Puis Vivre pour le meilleur. Puis Je te promets le sel au baiser de ma bouche. Et ainsi tout l’après-midi. J’avais mal aux pieds de tant gigoter debout devant cette cage et mal aux épaules à force de gesticuler, mais le moment que je vivais était tellement exceptionnel, tellement enthousiasmant.

Hélas, Fifi ne chantera plus. Hier, ça a été son chant du cygne. Son chant du cygne tué dans l’œuf. Pour une fois qu’il était de bonne humeur. Non, Fifi, le pauvre, ne chantera plus. Ils ont emmené ce qui restait de la cage. Lui, évidemment, on ne l’a pas retrouvé.

Donc, hier, en fin d’après-midi, je venais de terminer Souvenirs, souvenirs, j’avais usé presque tout le répertoire, Fifi se montrait toujours aussi emballé, poussant des pépiements frénétiques. Mais il était temps d’arrêter. On allait bientôt m’apporter mon plateau. J’ai dit à Fifi que ce serait la toute dernière. Je voulais terminer en apothéose. Je me suis lancée dans Allumer le feu, qui est vraiment, il faut le savoir, une chanson spectaculaire qui exige des effets de scène. C’est pour cette raison que je suis allé attraper dans la commode les vieilles lettres de Gustave. De toute manière, j’avais l’intention de les jeter avant que les gens du home ne les lisent. Cela ne regarde personne – n’est-ce pas ? – ma vie sentimentale. J’ai donc pris ce paquet de lettres, je l’ai fichu dans la poubelle et – Allumer le feu, allumer le feu – j’ai joint le geste à la parole, j’ai tout fait brûler. Le feu a bien pris. Ces anciens papiers, c’est tout sec, ça brûle facilement, ça produit de belles flammes. Fifi, visiblement, était conquis. Je chantais Allumer le feu, allumer le feu et lui trépignait en mesure sur son perchoir. Allumer le feu, allumer le feu. C’était interminable. Allumer le feu, allumer le feu. Ça n’en finissait pas. On ose raconter que je radote, que je deviens sénile, mais Johnny, quand il répète cent fois la même chose, lui, il n’est pas sénile, il est seulement une star. Allumer le feu, allumer le feu. À ce rythme-là, les lettres de Gustave seraient déjà en cendres avant la fin de la chanson. Alors, j’ai sorti de mes tiroirs un tas de paperasses, des coupures de journaux – je ne peux quand même plus lire les petits caractères –, des recettes de cuisine – de toute façon, je ne goûte plus dans mon assiette si c’est sucré ou salé – et je les ai ajoutées à ce qui brûlait. Allumer le feu, allumer le feu. Cela commençait à devenir un bel incendie. Je ne voulais pas que ça s’arrête. J’ai apporté mes livres, de vieux livres que j’avais tous lus et qui se sont immédiatement embrasés. Le feu montait. C’était magnifique. Fifi, je ne le voyais même plus à cause de la fumée.

Oui, il y avait beaucoup de fumée, je dois le dire. Beaucoup de fumée dans toute la pièce. Mais pas d’alarme qui se mettait en route. Je le savais bien, je l’avais bien dit, que les piles étaient plates. Je le savais bien, que le détecteur au plafond ne fonctionnait pas. D’ailleurs, même quand la poubelle s’est renversée et a roulé jusqu’au rideau et que toute la chambre était dans un nuage, le détecteur ne fonctionnait pas. Même quand les rideaux ont brûlé de bas en haut et que les flammes ont attaqué mon couvre-lit, et les boîtes au-dessus de l’armoire, et mon bon fauteuil, le détecteur ne fonctionnait pas. Même quand la nappe a pris feu, même quand Fifi a été grillé dans sa cage, le détecteur ne fonctionnait pas. Il y avait toujours ce pépiement, régulier, rassurant, comme celui d’un oiseau authentique, mais le détecteur ne fonctionnait pas et ce pépiement, ce n’était pas Fifi.

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