La république monarchique

Catherine d'Oultremont,

Dodo et Nico étaient les meilleurs amis du monde. Deux vieux potes qui se connaissaient depuis la maternelle et qui avaient fait les quatre cents coups ensemble… Deux sales gamins. À l’âge adulte, ils s’étaient un peu perdus de vue, comme c’est souvent le cas pour des amis d’enfance. Leurs idées ayant divergé, leurs chemins s’étaient écartés, bien que restant parallèles, à une distance respectable. Chacun chez soi, chacun menant sa vie professionnelle avec juste quelques contacts épisodiques, une tape sur l’épaule à un cocktail et quelques rires autour de vieux souvenirs. La vie qui va !

Aujourd’hui, Dodo est en prison. Comment en est-il arrivé là ? Il ne comprend pas… Ce qu’il a fait n’était pas si dramatique, il a juste voulu s’amuser un peu, comme toujours : on ne peut donc plus rigoler, outre-Atlantique ? Et si c’était un complot ourdi pour le couler, maintenant qu’il est un homme important ? Dodo se perd en conjectures. « En fait, pourquoi Nico ne fait-il rien pour me sortir de là ? Vu sa situation, ce ne devrait pas être si difficile… »

« Tout de même, pense Dodo assis dans sa cellule, la tête entre les mains, dans les coups durs, on ne balaye pas une telle amitié d’un revers de la main comme on écarte un insecte inopportun. On porte secours à un vieil ami dans le pétrin ! Mais en fait, cette main, cette main qui devrait se tendre en un geste de solidarité, se dit Dodo un instant soupçonneux, n’est-elle pas précisément celle qui a écrasé l’insecte gênant ? »

Ne sachant plus que penser, fatigué, le prisonnier se laisse aller aux souvenirs du bon vieux temps… Que faire d’autre, enfermé entre quatre murs ?

À l’époque des culottes courtes, Nico était un garçon sec et nerveux, jamais à court d’idées, dont les plans soi-disant géniaux s’avéraient souvent foireux lors de leur réalisation ; il avait d’ailleurs l’art de se retirer au bon moment pour laisser son ami, plus impulsif et bambocheur, recevoir les gnons et les engueulades inévitables qui découlaient de leurs bêtises. C’était donc généralement Dodo qui s’y collait. Mais Dodo, avec ses deux têtes de plus que Nico, était de taille à encaisser et n’en voulait pas à son ami.

À l’adolescence, ils avaient traversé leur période contestataire. Ils avaient aussi découvert un monde nouveau : celui des filles. Un monde fascinant mais incompréhensible en raison de la complexité de ses habitantes, de mystérieuses créatures tout en contrastes, lesquelles n’avaient en fait rien à voir avec les pépées couchées sur papier glacé qu’ils lorgnaient dans les magazines trouvés dans les tiroirs de leurs pères respectifs. Dodo déplorait la pudibonderie des filles en chair et en os qui gardaient leurs petits seins pointant à peine sous leur t-shirt lovés dans des soutiens-gorge à fleurettes. Alors que les filles en papier offraient à son regard émerveillé des ballons de foot roses et prétendument moelleux, d’après l’abondante littérature qui accompagnait les photos. Plus pragmatique, Nico l’exhortait à patienter : « Attends qu’elles grandissent et tu verras ! » Mais Dodo était impatient, c’était là son principal défaut, il fallait qu’il sût à quoi s’en tenir. Il avait trouvé très vite le moyen de contenter sa curiosité. Bref, à treize ans, Nico ne faisait qu’en parler tandis que Dodo en tâtait déjà.

En avançant en âge, l’écart s’était creusé dans la façon qu’avaient les deux amis d’appréhender l’existence. Nico se distinguait surtout dans l’art de la contestation et du discours. Grande gueule et petites couilles, comme l’appelait Dodo en riant sous cape, il était le premier à courir les manifs et à donner de la voix, alors que Dodo préférait l’action. Une action discrète, certes, mais tout aussi efficace à son point de vue. Ainsi, pendant que son copain criait dans des magnétophones, il se chargeait d’emballer les petites manifestantes gauchistes pour leur expliquer entre quatre-z-yeux les idées de Nico pour réformer le monde.

D’autres copains gravitaient à l’époque autour d’eux. Franz et François, l’un glandeur et mou, l’autre bûcheur et sérieux, ou encore Jean-Luc surnommé « Chonchon » parce qu’il ronchonnait continuellement, et le petit Manuel dit « Dumbo » en raison de ses oreilles décollées. Il y avait aussi des filles dans la bande, surtout deux que Nico appelait « les inévitables » : Martine, une boulotte pas très sexy mais n’ayant pas froid aux yeux, et sa copine Ségo, qui se croyait irrésistible et ne se prenait pas pour de la merde. Dodo les avait draguées toutes les deux, mais sans lendemain… On voyait bien que c’était plutôt l’esprit inventif de Nico qui fascinait les deux filles. « Il ira loin, ce garçon-là », se disaient-elles, et ainsi elles faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour rester dans ses bonnes grâces. Cela valait bien le sacrifice de ses hauts talons, pensait Ségo en enfilant ses chaussures plates avant de rejoindre la bande. « Nico n’aime pas qu’on le dépasse, surtout une fille. » Cependant, malgré leur abnégation, la relation des deux filles avec Nico ne dépassait pas le stade de la camaraderie. Ni l’une ni l’autre n’avait réussi à se l’approprier. D’ailleurs la vie sexuelle de Nico était plutôt mystérieuse, car il ne mêlait pas ses petites copines à sa bande. Personne ne les connaissait. Seul Dodo avait parfois quelques confidences : il savait que Nico avait eu l’une ou l’autre aventure, mais c’était généralement avec des étrangères ou des inconnues qu’il n’introduisait pas dans le groupe. Avec un Dodo dans les parages, peut-être se disait-il qu’il valait mieux rester prudent ?

Le bac était pour l’année suivante. Enfin, la porte de la vraie vie allait s’ouvrir devant eux. Les deux amis étaient de bons élèves et voulaient faire carrière. Dans quel domaine ? Ce n’était pas encore clair aux yeux de deux garçons. Dodo disait : « J’ai encore un an pour réfléchir » et il continuait à s’amuser. Nico, lui, aspirait à la popularité d’un grand destin. Par quel biais ? Il n’avait pas choisi : peut-être le théâtre ou le cinéma, ou encore la politique ?

L’année du bac, par un dimanche de novembre gris et pluvieux, la bande se retrouva dans le garage de Martine aménagé en salon. Ils y avaient installé des vieux sièges de voitures et des caisses de vin retournées. Les murs étaient tapissés d’affiches et le tourne-disque crachait son crincrin. Ils s’ennuyaient et, pour tuer le temps, ils enfilaient cuba libre sur cigarette. Entre deux bouffées, ils sortaient quelques vacheries sur un prof ou sur leur paternel. Les blagues tombaient à plat. Personne ne riait vraiment.

— Après le lycée, la vie ne sera plus jamais pareille, lâcha Chonchon qui avait le vin triste.

— Ah, ce que tu peux être chiant, Choochon ! aboya Dumbo

Dans son coin, Dodo feuilletait un Playboy et faisait ses commentaires de potache à Franz qui était assis à côté de lui.

Pour animer les esprits, Martine proposa de monter une pièce de théâtre afin de terminer leur cursus scolaire en beauté.

— Oui, approuva François, c’est une bonne idée. Voilà enfin quelque chose de constructif à faire.

Dodo leva le nez et dit :

— Ouais, j’approuve aussi !

Et chacun de renchérir dans ce sens. Nico n’ayant encore rien dit, les regards se tournèrent vers lui. Auréolé de la fumée de sa cigarette, il laissa planer un moment de silence.

— OK, lâcha-t-il, mais c’est moi qui serai le metteur en scène.

— Pourquoi toi ? répondit François piqué au vif, je suis meilleur en français que toi.

— Oui, mais moi j’ai déjà fait du théâtre, je connais les rouages de la scène… Toi, tu peux écrire le texte.

Dodo savait que l’expérience théâtrale de Nico se bornait à un stage de vacances auquel il avait participé à l’âge de douze ans, mais il ne dit rien, pour ne pas vexer son ami.

— Écris-nous une belle épopée tragique, s’exclama Ségo en remontant la mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux. Elle se voyait déjà dans la peau d’un personnage ayant l’étoffe d’Antigone.

— Non, plutôt un drame social, proposa Martine, dans l’esprit des Misérables

— Tu veux nous faire périr d’ennui ? ricana Dodo

— Moi, je n’aime pas schtroumpfer des pièces de théâtre, marmonna Chonchon en se resservant à boire. Bientôt, il allait se mettre à pleurer… C’était généralement au quatrième verre, se souvint encore Dodo après toutes ces années.

Dans le garage de Martine, Dodo s’excitait. Il avait une idée de pièce.

— Pourquoi pas une satire de la bourgeoisie ? Ségo sera parfaite dans le rôle d’une bourgeoise riche et on demandera à Franz de jouer le mari, un industriel ou un banquier… Il a déjà le ventre rebondi des nantis, rigola-t-il en tapotant son voisin. Ce banquier aura une maîtresse, cela va de soi. On pourrait peut-être proposer à ta petite copine Marine de tenir ce rôle, afin que certaines scènes fassent plus vrai, s’esclaffa encore Dodo en se tournant vers Franz.

— Touche pas à ma copine, glapit Franz vexé par le fait que Dodo ait dit qu’il avait du bide

— Et les autres, que feront-ils si on suit ton idée, Dodo ? demanda Nico d’un air caustique.

— Pas de problème ! Toi et moi on tiendra des rôles de domestique et de chauffeur de « monsieur » ; on s’amusera à critiquer nos patrons dans les cuisines, tout en lutinant la servante de « madame » qui sera jouée par notre chère Martine. Vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers Dumbo et Chonchon, ne vous en faites pas, on vous trouvera un rôle à votre mesure.

Tollé général. Personne ne fut d’accord avec l’idée de Dodo. Ségo ne voulait pas jouer la bourgeoise et Martine se faire lutiner par Dodo. Le ton montait, tous parlaient à la fois. Nico se mit debout sur l’une des caisses de vin servant de table basse pour se faire entendre. Il renversa des verres au passage. Sérieux, déjà investi d’un rôle qu’il s’attribuait, il déclara :

— Si nous ne voulons pas aller droit au mur, nous devons éviter un jeu à la petite semaine façon Dodo qui ne pense qu’à la fesse. Mon cher Dodo, il faut savoir changer de chemise quand celle-ci sent mauvais, et changer de registre quand c’est nécessaire… Mes amis ! Je vous propose de sortir un atout gagnant pour faire honneur à notre majorité ! Cet atout, c’est la carte hexagonale, celle qu’aiment nos concitoyens… Vous connaissez le goût des Français et des Françaises pour la discussion, leur appétit pour débattre de grands sujets… Ils adorent mettre des idées sur la table et les remuer comme le vent remue les feuilles mortes. Donnons à notre public l’occasion de le faire en organisant une scène qui s’ouvrirait sur un conseil des ministres (c’est-à-dire vous) se réunissant autour du président (c’est-à-dire moi). En costume cravate. Je vois d’ici une grande table ovale où nous aborderions à tour de rôle des sujets cruciaux pour la France. Ensuite, nous donnerions la parole aux spectateurs assis tout autour de la scène. Une pièce impliquant le public… Qu’en pensez-vous ? On fera un tabac, je vous assure, et en plus nous aurons tous un beau rôle.

Silence. Tous confondus devant l’ingéniosité de Nico. Dodo eut légèrement l’impression de se faire entuber, mais il ne savait pas très bien quoi rétorquer. Où était la faille ? Les filles applaudirent. Oui ! Génial ! Pour une fois, elles auraient un rôle équivalent à celui des garçons.

— Et le titre ? demanda Martine béate de contentement.

La République monarchique, proposa François qui avait déjà compris où voulait en venir cet incorrigible petit coq de Nico.

Et au fond de sa prison, loin de la France, bien des années après cette après-midi pluvieuse de banlieue qui avait déclenché plusieurs vocations politiques, Dodo sent soudain monter un effluve de fumier qui vient lui chatouiller les narines…

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