L’apotheek d’Eeklo / Tours de Flandre / Martha et Omer

Patrick Roegiers,

D’Eeklo, ville de Flandre orientale au nom curieux, proche de la troisième personne du singulier du verbe « éclore », qui se situe à mi-chemin de Gand et de Bruges, je ne sais que trois choses.

1. Que mon père y a crevé un pneu en début d’après-midi, au mois de juillet, en nous conduisant à la mer, ce qui fut ressenti par nous comme un événement considérable.

2. Que les frères De Vlaeminck, Roger, grand champion cycliste, sprinter au palmarès impressionnant, beau gosse, rival d’Eddy Merckx, appelé « Le Gitan », qui y tient à présent, je crois, un café, et Éric, son frère, champion du monde de cyclo-cross, un peu fêlé, qui fut même interné, y étaient nés.

3. Et, c’est le plus important, que sur la grand-place de cette petite ville, réputée pour la distillation du genièvre, trônait dans une maison patricienne une grande pharmacie que je regardais les yeux exorbités lorsque nous passions devant et que je reconnaissais de loin à son enseigne calligraphiée en lettres majuscules APOTHEEK ROEGIERS. Voir mon nom resplendir ainsi en désignant des membres flamands de ma famille que je ne connaissais pas m’emplissait de fierté et de joie. Ainsi, il existait donc des Roegiers en Flandre et moi, qui me sentais un peu sans lignée, je brûlais du désir de les rencontrer. Ce qui advint un dimanche des années cinquante.

Je me souviens encore de la traversée de l’immense pharmacie à l’ancienne, inquiétante dans la pénombre par ses armoires de bois vitrées où étaient rangés en ordre sage et savant des pots de faïence ou de majolique, des boîtes de fer, des piluliers hermétiques et des flacons de verre contenant des sirops, des drogues, de la verveine, des dragées, des opiacés, des poudres, exhalant des senteurs de bergamote et de cachou, de camphre et de mélisse, de camomille, de menthe, de myrrhe ou d’origan, de sauge, de thym, de violette qui m’enivraient ; mille remèdes pour calmer les maux d’où fleuraient les effluves de naphte, d’éther, de catgut et de pansement.

La vaste boutique sombre et silencieuse, où l’on parlait flamand la semaine, débouchait en coulisse sur une imposante demeure à étages, noyée de pénombre, hantée par des fantômes, où se diluait l’arôme des élixirs, des juleps et des potions. Toute bardée de boiseries rances, l’immense demeure s’organisait autour d’un escalier géant aux larges marches qui s’élançait vers la cime du toit qui dominait la ville. La découverte extraordinaire de cet antre clos, sinistre et mortifère, que je revois imprégné de l’atmosphère fascinante des tableaux de Spilliaert s’éclairait soudain comme après un orage par la découverte inattendue d’un jardin d’hiver peuplé de plantes exotiques, de baobabs et de palmiers grimpant sous le faîte de verre et plantés dans des pots en grès, ceignant les tables nappées et parées de vases odorants, les fauteuils de cuir profonds et les chaises pliantes sur des tapis de coco.

Et devant ce havre exotique et délirant s’ouvrait un jardin mirifique et maraîcher, aux parterres d’achillées, d’alcées, d’amaryllis, d’anémones, d’angéliques et d’églantines, ainsi que de lilas et de reines-marguerites, où, sous la tonnelle aussi luxuriante qu’un décor de Rubens, poussaient sur des treilles ou dans la terre meule des choux-fleurs, des carottes, des salades, des chicons, des pommes de terre, des petits pois, des épinards, de la rhubarbe, et même des rutabagas plantés dans les parterres bordés de briquettes en ciment. Au fond de ce potager paradisiaque qu’égayait une grotte ou peut-être un petit kiosque et une pièce d’eau, se dressait une serre chauffée en hiver où croissaient des plantes rares et des fruits délicieux, comme les framboises, les groseilles ou les myrtilles sauvages.

Cet endroit extravagant et magique était d’autant plus inquiétant qu’il était à l’image de ses occupants, vieilles bigotes, arrière-arrière-grand-mère, rombières aux dents pourries et au menton en galoche, toupies décrépies, grands-tantes célibataires à moustache, sapées de crinoline, privées des mâles, occis à la guerre, éborgnés, sans bras ni jambes, gâtés par des maux innommables, laissant cinq « vieilles jeunes filles » toutes aussi folles, seules, caduques et pathétiques les unes que les autres.

Et pourtant, sans me rappeler leur prénom en a, Augusta, Maria, Maria-Thérésa, Martha, Magda-Milena, je me souviens de la gentillesse tendre, de la fraîcheur intacte, de la curiosité sans feinte et du rire aigre de ces jouvencelles charmantes et poilues, corsetées dans leur bustier, qui me guidaient dans le ventre assombri de la maison, visitant les pièces en martelant de mes pas le parquet vermoulu qui craquelait, tapi derrière les meubles cirés, ciselés comme des cathédrales à corniche, terré sous un lit à baldaquin dans une pièce aux armoires à rideaux tel un confessionnal ou dans la cuisine aux buffets hauts comme des beffrois, et dans les couloirs ombreux, où déboulaient aux galops nos obscures cavalcades.

L’arôme rance des vieilles filles « un peu bibiches », aux cheveux en chignon, leur voix douce et chantante, qui pépiait en français sur le versant privé de l’apotheek, la senteur des meubles de bois fruitier, et surtout celle enivrante de l’officine baignée des effluves de collyre et de dragées, de baumes, d’emplâtres et d’onguents, recoupe à présent celle fanée du souvenir enfoui. Que sont devenues

mes cinq cousines qui officiaient dans l’apotheek Roegiers sur la place d’Eeklo, dont la cadette doit avoir mon âge et l’aînée quatre-vingts ans ?

Tours de Flandre

Lorsque nous partions en vacances à la côte, et que l’autostrade – quel événement ! – qui relie Bruxelles à la mer en une heure n’existait pas encore, il fallait prendre la route qui passait par Alost, Gand, Eeklo et la promesse des cités balnéaires. Cette expédition qui durait bien près de trois heures avait l’attrait de nous faire pénétrer dans le pays flamand que nous ne connaissions pas et appréhendions peut-être un brin, nous les petits francophones, imbus de la supériorité de notre langue, de notre culture et de la domination sans partage de nos équipes de football. Tout commençait vraiment à Gand où, enlisés dans le trafic, nous découvrions, comme dans un scaphandre ou un sous-marin sur roues, la populace flamande, comme si elle était différente !, la grosse cloche en fonte de Saint-Bavon qui semblait chue du clocher, la Triomphante et les imposantes tours d’églises très rapprochées que tentaient même d’égaler les curieuses voiturettes à deux étages du nettoyeur Martin-Shop. La plaine nous reprenait ensuite et, après avoir traversé la campagne de Flandre, aussi plate que la main, semée d’arbres penchés, plantée de vaches brunes, de gros chevaux, de canaux serpentant et de basses cahutes cernées de labours où il me semblait voir errer la silhouette voûtée, sinon bossue, de pauvres hères sortis d’un tableau de Breughel ou de Permeke, mon père soudain s’écriait sur le même ton avec lequel il s’était extasié devant celles de Gand :

« Voilà les tours de Bruges ».

De fait, les clochers aussi altiers que des phares, des fanaux, de sinistres et menaçants gibets, s’élançaient dans l’éther et lacéraient le ciel, symboles perçants de l’hégémonie de l’église sur les esprits, alliée à la puissance économique qui fut naguère celle de la Flandre. Les pignons flamands et les beffrois, suppôts de l’influence bourgeoise, étaient alors aussi nombreux que les cheminées d’usine en Wallonie. Les temps ont bien changé. Personne ne s’extasie plus naïvement de la splendeur des beffrois, conçus pour résister aux invasions, de la grandeur des cathédrales érigées en trois siècles, ou de la hauteur des clochers, chaque bourg ayant le sien. L’autoroute les évite et les murs antibruit les occultent au regard du vacancier pressé d’arriver. Les cheminées de la sidérurgie wallonne, si fascinantes à contempler tôt le matin à Ougrée, en surplomb de la vallée de la Meuse, crachent des flammes éteintes. Toujours conquérantes, les tours flamandes, anagrammes de trous, se dressent en songe à l’inverse de l’affreux gouffre sans fond où s’enfonce sans retour l’économie de la partie sud du pays.

Martha et Omer

Étant un enfant de la ville, je connais peu la campagne et n’ai eu que rarement l’occasion d’approcher de près des paysans. Sans doute est-ce la raison pour laquelle je garde un souvenir affectueux, ému et amusé de Martha et Omer que j’ai eu l’occasion d’aborder épisodiquement lorsqu’ils venaient au « Trait d’Union », dans la grande bâtisse blanche, au bord de la Lys, à Afsnée, patrie de Fritz Van den Berghe et de Gustaaf De Smet, tenants de l’école de Laethem, qui étaient de si bons amis qu’ils devaient s’appeler entre eux Fritz et Gust. Discrets et sympathiques, ouverts et accueillants, mais secrets et silencieux comme tous vrais paysans, Martha, sortie tout droit d’une toile de Permeke, peinte avec du boustring ou boestrin(c)k, hareng saur, et du crottin, corpulente et robuste, aux hanches balèzes, aux mamelles vachères et au corps charpenté comme les rustres qui débordent aussi dans les tableaux de Gromaire, et Omer, aux mains calleuses et aux doigts gourds, au buste trapu mais aux pieds solides ancrés dans des sabots qui pédalaient à vélo, aux traits abrupts sortis d’une gravure sur bois, au nez de betterave ou en patate bosselue, aux oreilles en chou-fleur, aux yeux bleus comme de l’eau claire qu’éclairait son sourire au dentier tout neuf dont il se jouait et qui me faisait curieusement penser à celui de Frank Alamo, qui d’ailleurs finit dentiste !, nous accueillirent une fois dans leur masure, cambuse basse, au toit de chaume, au sol de terre meule, aux murs crépis de chaux, qu’avec fierté ils appelaient ons huis : notre maison.

Une porte étroite, qu’il fallait franchir tête baissée pour ne pas se cogner et qui avait brisé à jamais les reins de la vieille mère courbée telle une gerbe, au dos fléchi jusqu’à terre, qui passait sa vie à la fenêtre, à contempler, sous le ciel incolore et peu consolateur, qu’illuminaient parfois les flamboiements d’un arc-en-ciel, les bocages terreux laminés par le vent, la glèbe bourbeuse sertie de cernes noirs, tirés de la palette sombre, à dominante bistre, ocre et brune, brûlée comme des toasts, du peintre des marins de la mer du Nord, permettait d’accéder dans une pièce foncée au sol teinte de terre, de boue, de paille humide et de fumier, au cœur de laquelle, sur une table cirée, trônait un bouquet d’ailes de faisans, plumées par Martha, aussi prestement que le fils cruel, qui fit fortune comme boucher en Wallonie, brisait avec un bâton les pattes des poules, qu’elle-même décapitait d’un coup franc et fourrait dans sa jupe, plumait sur les genoux, passait à la casserole, puis dégustait avec les œufs frais et la pappe grumeleuse, sorte de bouillie, tambouille au lait où flottaient des patates brunes comme des étrons, avec du lard, des côtes entières de porcs qui bâfraient tout pareil, leur pitance mijotant sur le feu d’à côté, l’étable des cochons, gavés au hachis de tripes, des vaches, des poules, des moutons, donnant sur le salon de la fermette dont la place d’honneur était prise par un poste de télévision à l’écran caché par un torchon à carreaux pour virer les mouches.

Omer, confiant et rigolard, à la trogne rougeaude, à la toison de paille, aux poings comme des palettes, Martha, aux flancs évasés, qui respirait la santé, et la vieille mère rompue, qui regardait passer le paysage, tous trois lapant leur écuelle, éclusant leur jatte de café noir, incarnaient la rudesse primitive et l’admirable rusticité d’un autre âge du « Mangeur de bouillie », du « Mangeur de pommes de terre » et du « Buveur de café », maçonnés d’une pâte gluante, épaisse et odorante par Constant Permeke, chantre vigoureux du terroir, de la campagne de Flandre, de la « race flamande » et de l’expressionnisme flamand, qui trouve son ancrage à Laethem-Saint-Martin, village huppé des environs de Gand, fort prisé des peintres tels que les frères Gustave et Karel Van de Woestyne, Georges Minne, Valérius de Saedeleer et Albert Servaes qui formèrent le premier groupe de la fameuse école. Et à Afsnée, où vécurent Fritz Van den Berghe et Gustave De Smet, qui a désormais son musée à Deurle, où il résida jusqu’à sa mort en 1943, avec qui Permeke, grand amateur de tir à l’arc dont il conquit le titre d’empereur, mais qui déclina fièrement celui de baron décerné à Laermans et à Ensor qui l’appelait « l’as des embruns », jouait aux boules et péchait dans la Lys.

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