Il s’efforce de ne pas manifester son impatience, de demeurer immobile, calé dans son siège. Il crispe à plusieurs reprises le poing droit et sent ses muscles se tendre. Tout se passera bien. Il se sait prêt. Il a choisi avec soin le moindre mot. « Rendre » traduisait-il sa pensée ? « Contrat » est trop fort. « Engagement » est préférable, il recouvre une sorte de dynamique, avec un appel à la cohésion, à l’unité. C’est très bon ça, l’unité. Et à l’oreille, la phrase est plus belle avec « engagement ». « Contrat » est trop brutal, trop bref. Ou alors, il aurait dû utiliser « contrat » au début, et amener « engagement » à la fin. Pour conclure…

Le moteur de la Citroën ronronne. Son jeune collaborateur, Pierre, est dans la librairie, seule devanture éclairée à cette heure matinale. Il en sort, ouvre la portière et lui remet ses journaux quotidiens. « Merci. Pierre, téléphone à Patrick et dis-lui de supprimer à la deuxième page « engagement », et de le remplacer par « contrat ». Et qu’il fasse l’inverse à la fin du texte ! »

Le congrès est annoncé dans chaque quotidien par un article de réflexion. « Conneries ! se dit-il, ils n’ont rien vu venir ! » Son téléphone portable sonne.

— Salut Bernard !

Lui, c’est un malin, il a flairé quelque chose…

— …

— Oui, mon discours est prêt.

—…

— Non, non. Rien de vraiment neuf… Quelques pistes. Tu crois qu’il y aura du monde ?

— …

— On verra. Ah oui, si tu vois François, dis-lui que je souhaite lui parler. N’oublie pas, c’est important.

Quelques instants de répit. Il poursuit la lecture des journaux. Toujours être informé. La voiture à présent file sur l’autoroute. Il n’y a plus de virages. Chaque matin, c’est la même chose, il doit attendre l’autoroute pour pouvoir vraiment lire ; sinon il se sent malade. Il reprend le téléphone et appelle Sylvie :

— Bonjour, je ne te réveille pas ? Tu as bien dormi ?

— …

— Ah, tu es déjà en route ! C’est très bien.

— …

— Oui, je suis prêt… Je suis certain que c’est ce que je dois faire, et que c’est maintenant que je dois le faire.

— …

— Évidemment que j’ai peur… Mais si je ne le fais pas, j’aurai laissé passer ma chance. Crois-moi. Et puis je n’ai pas envie que tout se passe comme ils l’ont prévu. La base du parti…

— …

— Eh bien si je me suis trompé, ce sera tant pis pour moi… Tu m’aimeras encore si je me suis trompé ?

— …

— Tu pourrais répondre avec un peu plus de force. Allez, je te taquine. Dépêche-toi sinon tu n’arriveras pas à temps, et si tu n’es pas là je n’aurai pas le courage. Peut-être que nous n’aurons pas l’occasion d’être ensemble. Après le discours je serai certainement interrogé par la presse. Dès que ce sera fini j’irai te rejoindre…

Il est arrivé. La façade extérieure du Palais des Congrès est traversée d’une banderole sur laquelle on s’est contenté de reprendre un slogan des élections précédentes : « Vous êtes le centre de la France ».

« Bande de cons, ils ne sont même plus capables de trouver quelque chose qui cogne un peu. » Il gravit les marches. Ce sont les mêmes qu’il a montées dans toutes les villes du pays depuis des années et des années.

Dans le hall d’entrée, quelques-uns, collaborateurs, secrétaires, techniciens, toujours les mêmes, s’affairent ; les autres boivent un café. Certains ont les traits tirés et bâillent. Ils ont travaillé tard pour préparer, relire, corriger, uniformiser les discours de ceux qui monteront à la tribune. Ils fixent la porte, attendant que leur chef arrive. Ils le saluent : « Bonjour, Monsieur le ministre ».

Patrick s’approche de lui. Il tient la copie du discours avec les dernières corrections. Il le regarde droit dans les yeux. Claude Maury n’a pas à lui demander si les mots « contrat » et « engagement » ont bien été permutés : Patrick ne commet pas d’erreur ; c’est pour cette raison qu’il lui coûte cher.

— Vous allez faire fort.

Maury sourit.

— Tu crois que je vais me planter ?

— Je n’ai pas dit ça… mais vous allez faire fort.

— Sur le fond des idées, ou au niveau tactique ?

— Les deux sont liés, je crois…

— De toute façon, ma décision est prise… Qui prend la parole avant moi ?

— Pierre Kaner.

— Pendant qu’il parle, fais le tour des journalistes. Dis-leur simplement qu’ils se préparent, qu’il va y avoir du neuf. Rien de plus. Mais qu’ils soient prêts à leur banc quand je parlerai. Tu distribueras les copies de mon discours quand j’aurai terminé.

— Comme chaque fois.

— Oui, mais je veux qu’ils soient assis à leur banc, et qu’ils prennent des notes en m’écoutant. Cela impressionnera les autres.

Tout en continuant de parler, ils s’avancent tous deux parmi les membres du parti qui, peu à peu, ont rempli le hall d’entrée… Sourire ! Ne pas en rater un seul. Se souvenir de chaque rencontre précédente, du courrier échangé, de l’emploi demandé pour une sœur, d’un problème de pension… Féliciter ce parlementaire dont l’épouse vient d’accoucher, ou cet autre pour son intervention dans le débat sur les ventes d’armes… Sourire ! Être chaleureux. Nous sommes une famille…

— Ah, salut François !

— Salut Claude ! Bernard m’a dit que tu souhaitais me parler de quelque chose d’important.

— Oui, mais pas maintenant. Tout ce que je te demande c’est d’être attentif à ce que je vais déclarer à la tribune. Si c’est OK pour toi, on pourrait se retrouver à la Boule d’Or, fin d’après-midi.

— Pourquoi ? Tu prépares quelque chose ?

— Qui sait ? … À toi je peux le dire, je vais tirer !

Il sent quelqu’un s’approcher derrière lui. Il se retourne. Sylvie le regarde. Il se penche vers elle et l’embrasse sur la joue. Elle a le temps de lui souffler « Bon courage. Je t’attendrai ». Mais quelqu’un les sépare : le vieux Paulet, la mémoire du parti, le gardien des comptes et des statuts.

— Monsieur le ministre, bonjour.

— Bonjour. Alors, un congrès de plus à votre palmarès…

Paulet sourit en regardant Sylvie qui s’éloigne.

— On a les palmarès qu’on peut, Monsieur le ministre.

Claude Maury sourit. Mais l’allusion à Sylvie lui a déplu. Il avait cru être suffisamment discret. Maintenant, il va devoir intégrer dans sa réflexion le fait que les autres savent qu’elle et lui… C’est quelque chose qui s’ajoute. Tout se lie. Telle circulaire qui fait problème, telle déclaration, la force ou la faiblesse des uns et des autres, l’importance de telle fédération d’arrondissement, son âge, l’âge des autres, et puis le fait que l’on sait qu’il couche avec Sylvie… Une grande chaîne, un jeu où rien n’est laissé au hasard, et où rien n’est gratuit… Tout importe, en fonction du moment. Une déclaration faite il y a trois ans à propos de la France d’Outre-Mer peut tout d’un coup rebondir, devenir capitale, l’élément qui fera que…

C’est à son tour. La salle a été chauffée par les mots de bienvenue de quelques députés du coin, et par le discours technique du ministre de l’Économie. Autant dire que beaucoup de militants commencent à regretter d’être venus. Ils attendent le discours de clôture du président. Mais avant lui, il y a Claude Maury, ministre de l’Intérieur.

« Mes très chers amis militants,

C’est avec émotion que je prends la parole devant vous aujourd’hui. Non pas l’émotion de la nostalgie, mais l’émotion des heures décisives, celle qui nous fait redresser la tête et regarder loin devant soi !

J’ai longuement réfléchi. J’ai beaucoup consulté mes amis politiques. Mais surtout, je n’ai pas cessé de penser à vous ! Vous qui êtes les militants de la plus belle cause qui soit : la France véritable ! Avec cette France-là, celle de nos campagnes et de nos villes, celles où comme disait Claudel nos cathédrales sont comme des vaisseaux qui emportent nos mémoires, avec cette France porteuse des plus hautes valeurs de l’humanité : la liberté, l’égalité et la fraternité, nous avons — et j’ai en tant qu’élu du peuple, en tant que votre élu — un contrat.

Ce que la France nous a apporté à chacune et chacun d’entre nous, nous devons le lui rendre. Nous devons veiller sur elle, comme elle a veillé sur nous ! Nous devons la nourrir, comme elle nous a nourris ! Nous devons l’éduquer, comme elle nous a éduqués ! Nous lui devons respect et prospérité. En un mot, chers militants, nous devons l’aimer, comme elle nous a aimés.

Tel est notre devoir, telle est notre ambition. Mais que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas de se replier à l’intérieur de nos frontières, car vouloir la France véritable, c’est vouloir les valeurs qui la fondent. Et c’est là, chers amis, précisément, que réside ce qui, en nous faisant aimer notre pays, porte notre regard sur le monde entier et donne à notre discours sa pleine dimension universelle. La France, n’en déplaise à d’aucuns, n’en déplaise à ses ennemis, est la patrie de l’humanisme, le berceau de la démocratie, le creuset de la liberté. Nous le savons, nous : il est impossible de vouloir la liberté, de vouloir la démocratie, de vouloir l’humanisme, uniquement pour soi-même. La liberté, la démocratie, l’humanisme, sont des mots qui, par eux-mêmes, nous déportent vers l’universel.

Chers amis,

Je viens de l’affirmer rapidement : tout cela, nous le savons. Mais il y a aussi une autre chose que nous savons : il ne s’agit pas de n’importe quel humanisme, de n’importe quelle démocratie, de n’importe quelle liberté. Il ne peut pas être question, pour nous, d’accepter que sous couvert de ces mots, on fasse n’importe quoi.

La raison, ce pouvoir de la raison que le Français René Descartes a donné au monde, doit fonder les institutions, comme elle doit fonder notre société. La citoyenneté doit être empreinte d’un civisme rationnel et responsable. À celles et ceux qui veulent vivre en France, vivre dans ce berceau des valeurs humaines les plus fondamentales, de ces valeurs ancrées dans nos mémoires et dans nos cœurs…, je dis : « Bienvenue ».

Mais à ceux qui ne veulent pas partager notre notion des droits et des devoirs, qui refusent notre vision de ce qui fait le vivre ensemble, à savoir le respect, je dis : « C’est votre droit. Mais ce droit-là, vous pouvez l’exercer ailleurs. »

Tel est mon engagement — et je crois que tel est mon devoir. Aussi vous dois-je la vérité : je ne peux plus supporter le faire semblant. Je ne peux plus accepter de me taire. Je ne peux plus accepter, finalement, de vous mentir et, à travers vous, de mentir aux Françaises et aux Français. Le gouvernement dont nous faisons partie, la majorité à laquelle notre président nous a convaincus d’apporter notre poids politique, est incapable — et je pèse mes mots —, incapable de prendre les décisions qui s’imposent. Incapable de mener les politiques qui sont nécessaires pour retrouver le chemin de la France véritable. La France est universelle, elle est occidentale, elle est européenne, mais elle est d’abord et avant tout nationale : elle est avant tout la patrie qui est nôtre.

En choisissant de faire devant vous, ce matin, une telle déclaration, je sais ce qu’elle implique : aussi, je tiens à vous annoncer que je présente ma démission, en tant que ministre. Ce n’est pas moi qui ne conviens pas pour cette responsabilité ministérielle. C’est cette responsabilité ministérielle qui ne répond pas aux attentes du peuple français.

Dans quelques mois, nous aurons une élection interne pour désigner le président de notre parti. En quittant un maroquin ministériel où je ne peux pas agir, je me rends libre, non pas pour occuper la fonction présidentielle, mais pour pouvoir, comme président, agir pour notre pays ! Militantes et militants, je vous annonce, aujourd’hui, les yeux dans les yeux, que je suis candidat : votre candidat, celui de la France véritable !!!… »

Tous se lèvent, et l’approuvent par des applaudissements qui montent comme une vague déferlant vers la tribune. Son regard passe sur eux, il les reconnaît toutes et tous, Paulet, Patrick, Sylvie… Mais il ne voit qu’une femme, restée assise, et qui n’applaudit pas. Il la fixe des yeux. À peine trente secondes. Personne ne le remarque. Mais cela lui suffit pour croire que jamais, il n’oubliera cette image du reproche, ce souvenir du malaise.

Regagnant sa place dans le public, il serre les mains qui se tendent vers lui. Il sent son GSM vibrer dans la poche de son veston… Des messages de soutien, des félicitations, Sylvie qui l’embrasse, Patrick qui lui envoie, en majuscules, un « c’est gagné », auquel Claude Maury répond : « La fin justifie les moyens ! »

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