Le rond de lumière

Yves Wellens,

Rien n’y faisait : ni les effets de mise en scène, ni les tentatives de modifier ou d’étoffer le jeu de l’acteur, ni les modulations empathiques ou faussement humbles du texte, ni les rebondissements du récit, rien de tout cela ne pouvait interrompre le naufrage. L’acteur principal, longtemps présenté comme « central » voire « unique », tout gonflé de sa propre importance, interprétait mal à propos les mouvements du public, qui s’impatientait autant que lui, mais pour des motifs opposés.

Il fallait se rendre à l’évidence : la geste était fauchée, faute de perspectives ; l’épopée tournait court, par manque de substance. Pour l’acteur seul en scène, la parole devenait de trop.

Il était loin, désormais, le temps de la magie de 2007, à l’époque de la conquête irrésistible du Graal élyséen, où tout semblait possible et même permis à qui « dictait l’agenda ». Les excès de comportement avaient été la règle au début de son mandat présidentiel : la nuit du Fouquet’s, la « retraite pour se pénétrer de la charge », quelques jours après l’élection, sur le yacht d’un homme d’affaires au large de Malte, et même, pendant la campagne, cette invraisemblable image du futur président paradant hilare à cheval en Camargue et, en contrechamp, d’un paquet de journalistes, tous micros et perches dehors, entassés dans un char à bestiaux, comme pour mieux montrer qu’ils étaient littéralement à sa botte. Cela pouvait passer pour des fautes de goût, mais on mesura vite que ces foucades n’étaient nullement des passades. C’est qu’il fallait apparemment conjuguer les immenses pouvoirs de la fonction avec l’immense narcissisme du personnage. Du moins, ces rodomontades ne grandissaient pas le titre suprême, et ne construisaient pas davantage un homme censé l’incarner. Et pourtant, ces écarts de langage persistèrent, jusqu’à prétendre avoir en personne « abattu le Mur de Berlin » lors des cérémonies du vingtième anniversaire, et, plus encore, avoir « sauvé le monde » (mais seulement pour trois jours…) de la débâcle financière lors du récent G20 de Cannes. Le temps où l’acteur suscitait des torrents de commentaires, qui eux-mêmes alimentaient sa chronique et entraînaient celle-ci dans une surenchère permanente, ce temps était passé : on était maintenant dans le registre de l’auto-intoxication.

Bref, tout cela ne pesait plus rien ; et il se produisit alors un changement spectaculaire dans la salle.

Le public venait toujours nombreux, mais presque plus pour la représentation elle-même, qui le laissait de marbre. De plus en plus souvent, des spectateurs ne se gênaient pas pour interrompre le monologue de l’acteur, et exigeaient que son texte soit expurgé de ses habituelles provocations verbales. Des journaux s’interrogeaient gravement sur la tendance profonde que pouvait signifier une telle attitude — le mot « populisme » fut un peu trop vite prononcé… Un commentateur plus instruit écrivit que c’était « comme une pièce dont les dialogues n’apparaissent qu’à la toute fin du texte » : se demandant en conclusion ce qu’on en retiendrait au final… Pour rester lui-même, l’acteur dut dès lors endosser un rôle qui lui était inaccessible, qu’il ne concevait même pas : pour lui, en effet, un rôle de composition ne pouvait être qu’un rôle de sa composition : de là le constant décalage qu’il produisait aux yeux du public, se méfiant de ses ruses après avoir été avide de ses performances.

À ce stade, le récit n’était pas très bon. Et le discours s’en ressentait. Politiquement, l’acteur avait dû reculer sur une grande partie de son programme : mais cela ne s’était pas traduit physiquement sur le plateau, où le rond de lumière restait braqué sur lui seul. Le ton était toujours volontariste et énergique, mais comme détaché de la réalité, précisément à cause de toutes ces promesses reniées. On peut se payer de mots, si ces mots portent jusqu’aux tréfonds de chacun : mais c’est chose impossible quand on n’est pas le président de tous ! Quand on est à ce point imbu de soi, on devient vite imbuvable au regard de l’Autre !

Chaque soir, des spectateurs intervenaient à haute voix depuis leur siège, et se substituaient au metteur en scène, donnant leurs propres indications à l’acteur et interrompant ses envolées. Toutes les ficelles de la dramaturgie, tous les mécanismes actionnés depuis les coulisses se montraient dans une parfaite nudité. Les oripeaux se déchiraient, dans la stridence des fins de règne. En même temps, l’acteur ne se déroba pas. Mais il dut accepter que d’autres personnages soient introduits à la va-vite sur scène. Ceux-là ne se démontèrent pas. Ils avaient trop à dire sur la fragilité ou la précarité de leurs conditions d’existence pour éprouver le moindre trac, la moindre trace d’inhibition. Le seul en scène se perdit alors dans les éclats de voix.

Et le rond de lumière s’agrandit imperceptiblement. L’acteur, à bout de ressources, tenta une manœuvre de retardement. Exactement comme à son meeting d’investiture comme candidat de l’UMP, le 14 janvier 2007, il s’écria :

— J’ai changé !

Mais il ne reprit plus la main. Qui pouvait encore le croire, et se fier à un projet improvisé sur de tels décombres ? Le rond de lumière continua à s’étendre, englobant toute une série de silhouettes déterminées à assurer leurs parties. Et l’acteur principal, délesté de sa position en pointe, paraissait soudain étrangement égaré dans toute cette foule.

Pourtant, il demeura sur la scène, bien décidé à se rappeler au mauvais souvenir de ses concitoyens, si l’occasion se présentait…

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