Le sixième sens

Liliane Schraûwen,

Je voudrais vous expliquer, docteur, comment tout cela a commencé.

J’aurais préféré que personne ne sache, et pendant longtemps j’ai réussi à cacher cette étrange anomalie dont je fus l’objet. Mais je n’ai pas pu la dissimuler tout à fait. Les gens me trouvaient bizarre. Je n’arrivais pas à empêcher qu’un mot, un geste, trahissent mon secret.

Puis il y a eu ce tournant, ce déclic, quand je me suis totalement accepté, avec cette particularité. Quand j’ai voulu l’utiliser pour aider les autres.

Certaines maladies se déclenchent lentement. En quelque sorte, on les voit venir.

Cela commence par une fatigue étrange. Ou bien on manque d’appétit. On a des maux de tête. On maigrit. On s’énerve pour un rien. On sent bien que quelque chose ne va pas. On se traîne.

« Tu n’irais pas voir le médecin ? », demande quelqu’un, dans l’entourage. « Le médecin, pour un peu de fatigue ? Tu n’y penses pas. Ça va passer. Il faut que je me repose, voilà tout. Et puis il y a tout ce stress, au boulot… Il est normal que je me sente épuisé. »

On achète une boîte de vitamines. On prend des bonnes résolutions : se coucher plus tôt, faire un peu de sport, arrêter de fumer (pour la quantième fois ?)…

Mais un jour, les symptômes se précisent et s’aggravent. On est malade, pour de bon. On comprend alors que cette fatigue, ces petits malaises n’étaient que les signes avant-coureurs de ce qui désormais porte un nom. Il s’agissait des premières manifestations d’un mal dûment étiqueté, répertorié, diagnostiqué. Le médecin vous met en arrêt-maladie. Quelquefois, il vous fait même hospitaliser. Dans certains cas, il vous parle d’intervention chirurgicale, voire de rayons ou de chimiothérapie. Cela dure quelques jours, quelques semaines, quelques mois, puis vient la convalescence. Dans le pire des cas, les choses s’aggravent… Le risque est grand alors que l’on se retrouve dans la rubrique nécrologique d’un quotidien. Les proches se désolent, bien sûr, mais ils avaient eu le temps de s’y faire. Celui qui meurt avait compris depuis longtemps, lui aussi. Je ne sais pas si cela rend la mort plus douce ou plus facile, mais du moins l’effet de surprise est-il court-circuité.

De toute façon, le corps s’use et se détraque. Des tas de microscopiques ennemis se liguent contre lui et l’attaquent sans cesse. Bactéries, virus, microbes et autres petites choses inconnues n’ont qu’un seul but dans l’existence : vous détruire. Nous le savons tous et, quand cela advient, mon Dieu, on peut dire qu’on s’y attendait. Les épidémies se répandent de plus en plus vite, de plus en plus loin. Là aussi, on sait à quoi s’en tenir. Quant à la vieillesse, qu’est-elle d’autre qu’une longue agonie ?

Certaines défaillances se produisent brusquement, sans s’annoncer. Rien ne laisse présager la catastrophe, et voilà que la mort survient : rupture d’anévrisme, infarctus foudroyant, thrombose cérébrale sévère… On meurt sans le savoir et les proches pleurent davantage.

Ce qui m’est arrivé, à moi, a été brutal et totalement inopiné, mais je n’en suis pas mort. Peut-on même parler de maladie ? Personne à ce jour n’a pu m’éclairer sur ce point. Si l’on considère que le mot « maladie » a sans conteste une connotation négative inhérente à sa racine étymologique, je pense qu’on ne peut utiliser ce terme dans mon cas.

Pourtant, mon organisme, mon être tout entier devrais-je dire, s’est mis à fonctionner de manière… anormale.

Ce matin-là comme tous les matins, j’ai émergé du sommeil quelques instants avant que mon radio-réveil, réglé sur six heures, se déclenchât. Je me suis étiré, j’ai tendu la main vers la place vide, à côté de moi. Cela fait près de quinze ans que je dors seul, mais mon corps ne semble pas encore avoir assimilé l’information : je continue de chercher Éline comme je faisais jadis, quand mon premier geste était une caresse. J’ai soupiré. J’ai refermé les yeux dans l’attente des infos de six heures. De toute façon, ai-je pensé, rien de bien neuf sous le soleil. Un tremblement de terre à Sakata, au Japon. Le naufrage d’un ferry au large du Danemark. La chute du gouvernement suisse… J’ai bâillé. Sakata! Où ai-je pu aller chercher un nom pareil ? Quant au gouvernement suisse… Voilà bien un sujet qui ne fait jamais la une de l’actualité ! Sans doute ai-je rêvé que j’écoutais les infos juste avant de les écouter pour de bon. Bizarre, les rêves…

Six heures précises. Petite musique, bulletin météo, puis les premières nouvelles de la journée. « Il est six heures, bonjour. Il nous faut malheureusement commencer ce journal en parlant du Japon, où un terrible séisme a eu lieu cette nuit, à 20 h 32, heure locale, c’est-à-dire à 3 h 32, heure de Bruxelles. La ville de Sakata a été pratiquement rayée de la carte par un séisme de magnitude 9,2 sur l’échelle de Richter, séisme dont l’épicentre se situe à deux kilomètres à peine au nord de Sakata. La ville semble avoir été entièrement détruite. Les routes sont coupées, et les premiers secours peinent à se rendre sur place… »

Je me suis figé. Tout le monde a déjà vécu ces instants de « déjà vu », mais a-t-on jamais parlé de « déjà entendu » ? Le journaliste continuait : nombre d’habitants à Sakata, propositions d’aide des États-Unis, de la France, d’autres pays… Moi, la brosse à dents à la main, j’écoutais, rempli de terreur. Comment une telle chose était-elle possible ? Comment eussé-je pu rêver d’une ville dont l’existence même — et le nom, a fortiori — m’étaient inconnus ?

« La journée commence décidément bien mal », poursuivait le présentateur. « On apprend en effet le naufrage d’un ferry qui effectuait la liaison entre la Norvège et le Danemark. Environ trois mille passagers se trouvaient à bord. On ignore encore le nombre de disparus. »

Là, j’ai failli m’évanouir. Quelle était la probabilité pour que j’aie rêvé ces deux événements par hasard, et que par hasard ils se soient réalisés ? Impossible. Probabilité nulle. Il ne faut pas être statisticien pour le savoir.

Je me suis regardé dans le miroir, au-dessus du lavabo. J’étais très pâle, ce qui peut se comprendre. Mais il y avait autre chose, d’indéfinissable, de bizarre, d’étrange. Et même d’étranger, ai-je pensé. Comme si derrière mes yeux, un autre regard me fixait.

Je me suis senti devenir fou. J’entendais la radio citer des noms, des chiffres. J’ai regardé le gars qui continuait de me dévisager, dans le miroir. « Ne me raconte pas que le gouvernement suisse est tombé », lui ai-je dit tout haut. Ma voix a résonné dans la salle de bain, distinctement. Je ne rêve pas, ai-je pensé, ce n’est pas possible. On ne rêve pas qu’on rêve. On ne rêve pas qu’on s’éveille après avoir rêvé… J’ai écarté les rideaux, j’ai regardé la rue, en bas. Il faisait gris et pluvieux, c’était encore la nuit. Les premières voitures se mettaient en route. On entendait le tram qui passait, un peu plus loin. C’était un matin comme les autres, un matin banal. Et j’étais bien éveillé. Pieds nus sur le carrelage, j’avais un peu froid. Quelque part au fond de mon cerveau, j’ai pensé que si je ne me dépêchais pas, je serais en retard au boulot.

J’ai décidé de faire comme si de rien n’était, de me raser, de m’habiller. Un bon café sur tout ça, ai-je songé, et les choses reprendront leur place.

La radio continuait d’annoncer les événements de la veille et ceux de la nuit. Il était question des élections imminentes, de la crise en Espagne et en Grèce, des menaces qui pesaient sur l’euro. J’ai respiré. Rien que de banal, de quotidien. La vie de tous les jours, avec son lot d’emmerdements dont on se fiche un peu tant qu’ils ne nous concernent pas. Les morts du Japon et ceux du Danemark sont loin, tout comme les chômeurs de Grèce et d’Espagne. Moi, j’avais un job qui ne me déplaisait pas, je gagnais correctement ma vie, j’allais bien. Du moins tant que j’arrivais à ne pas penser à Éline. Le hic, c’est que j’y pensais sans cesse. Mais bon, depuis quinze ans que ça durait, je m’étais plus ou moins habitué, sinon à son absence, du moins à la douleur de cette absence.

C’est à ce stade de mes réflexions que j’ai entendu le journaliste reprendre sa respiration avant de proférer cette incroyable énormité : « Dernière nouvelle. On apprend qu’une grave crise a éclaté en Suisse. Le gouvernement serait tombé, il y aurait des manifestations et l’on parle même d’émeutes. Nous vous tiendrons bien entendu au courant des développements de la situation au cours de la journée. »

Je me suis laissé tomber sur le siège du WC. Je tremblais. Mon front était couvert de sueur et une nausée me soulevait l’estomac. Mon cœur battait vite et fort. J’ai eu le temps de penser « ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, c’est un cauchemar », et puis « je crois que je suis en train de faire un infarctus, je vais mourir, c’est ça l’explication, je suis en train de mourir. Peut-être même suis-je déjà mort ». Après quoi je me suis senti tomber dans un trou sans fond.

J’ai repris conscience assez vite, à en juger par ce que diffusait le radio-réveil. J’étais à demi nu, plus ou moins couché entre le mur et la cuvette des WC. Je n’étais donc pas mort. Mon cœur battait normalement. Je me suis levé, prudemment. Tout allait bien. Pas de malaise, pas de bobo.

J’ai quand même décidé de ne pas aller travailler. On n’est jamais trop prudent. Après tout, je venais de m’évanouir, pour la première fois de ma vie.

J’ai téléphoné à mon médecin, qui m’a proposé un rendez-vous à dix-sept heures.

La journée s’est bien passée. Bizarrement, je me sentais détendu. J’avais l’impression d’être en vacances. J’ai fait un peu de rangement, j’ai lu quelques textes dans un vieux Marginales qui traînait dans ma bibliothèque. J’ai fini par me dire que toute cette histoire n’était pas grave. Peut-être même que rien ne s’était passé. Je m’étais évanoui, voilà tout, et le reste n’avait été qu’une sorte d’hallucination. J’avais pu imaginer tout ça. Je ne parlerais au docteur Duval que de cet étourdissement qui m’avait pris, tremblements, nausée, cœur qui s’emballe. Je lui demanderais de me prescrire un check-up complet, et de me mettre au repos pour quelques jours. Il me connaissait depuis toujours, il savait que je n’étais pas du genre à me plaindre pour rien.

Tout s’est très bien passé tant que je suis resté à l’intérieur. Mais dès que je suis sorti, le malaise est revenu. À nouveau je me suis senti… comment dire… dans un état étrange que j’aurais eu bien du mal à définir. Cela ressemblait à cette angoisse que l’on ressent juste avant un moment que l’on sait important et que l’on redoute : examen oral, entretien d’embauche, rendez-vous amoureux, discussion avec un supérieur… L’estomac se contracte, on sent au fond du ventre une sorte de crispation, on prend conscience des battements de son cœur, on a froid, on tremble un peu…

Je suis monté dans ma voiture, inquiet. Et si je perdais connaissance ? Il me semblait entendre tout autour de moi des murmures, des voix plus fortes par moments. Je percevais des paroles, comme si des gens tentaient de me parler sans que j’arrive à distinguer clairement leurs propos.

À un moment, je me suis trouvé arrêté à côté d’une autre voiture, à un feu rouge. J’ai regardé l’homme, au volant. Il a tourné la tête vers moi, nos regards se sont croisés. Et je l’ai entendu penser, aussi distinctement que s’il m’avait parlé au téléphone. J’entendais ce qu’il pensait, et en même temps je voyais ces pensées, je les sentais. Sa journée avait été fatigante et il avait hâte de se retrouver chez lui. Sa femme s’appelait Marie-Thérèse, elle était petite, un peu ronde, avec des yeux clairs, des cheveux courts et bouclés et une voix un peu trop aiguë. Elle lui avait demandé de passer chez le boulanger en rentrant, d’y acheter des éclairs au chocolat pour le dessert et un pain pour le lendemain. Il portait des chaussures neuves qui le serraient un peu, et ressentait une très légère douleur, une gêne plutôt, au gros orteil droit.

Le feu est devenu vert, nous avons démarré tous les deux, et je n’ai plus rien entendu.

J’étais dans un sale état en arrivant chez le médecin. J’ai hésité à lui expliquer ce qui m’amenait. J’ai commencé par parler de fatigue, de surmenage, d’insomnies… Il m’a ausculté, a pris ma tension. « Tout semble normal », m’a-t-il dit. Je lui ai raconté mon évanouissement. Il m’a prescrit des analyses de sang, m’a donné les coordonnées d’un cardiologue. Je le regardais, je l’écoutais, en redoutant de me mettre à lire en lui, brusquement, comme cela avait été le cas avec le type de la voiture. Mais rien ne s’est passé, et je me suis détendu. Nous avons parlé de choses et d’autres. C’est un médecin atypique, il doit être le seul de son espèce. Je l’ai toujours connu comme ça. Il prend son temps, il bavarde avec ses patients, plaisante. Il me soigne depuis que je suis gamin. « Tu es certain qu’il n’y a pas autre chose ? », m’a-t-il demandé.

J’ai craqué, et je lui ai tout raconté.

Il a tenté de me rassurer. Tout cela n’était pas bien grave. Il y avait eu deux épisodes hallucinatoires sur la journée, guère plus.

Hallucinatoires ?

Il m’a expliqué que les hallucinations ne sont pas exclusivement visuelles. On parle moins des hallucinations auditives, mais elles sont fréquentes. « Voyons, a-t-il ajouté, tu n’es pas atteint de schizophrénie, tu ne te drogues pas, tu n’es pas alcoolique… » Il m’a dit que, par précaution, il me conseillait d’aller voir un neurologue et, si le phénomène se reproduisait, de prendre rendez-vous pour un scanner cérébral. « Mais à mon avis, cela n’arrivera plus. Tu as peut-être tout simplement rêvé, ou bien c’est la fatigue qui a joué, la tension nerveuse… »

Il m’a mis au repos pour deux semaines, m’a suggéré de me détendre, de faire du sport.

Quand je l’ai quitté, je me sentais beaucoup mieux. Il devait avoir raison. Je ferais les examens qu’il m’avait recommandés, mais ce serait inutile. Sans doute avais-je entendu les infos, dans le demi-sommeil qui précède l’éveil, et puis je me suis rendormi pour quelques secondes à peine, et j’ai cru… Quant au type, dans sa voiture, j’avais simplement imaginé tout ça. J’ai toujours eu tendance à me raconter des histoires. « Tu es un rêveur, disait Éline. Tu devrais écrire des romans… »

Je suis passé au Carrefour du Basilix, j’ai acheté de quoi manger, de quoi lire, quelques DVD, et je suis rentré chez moi.

Je me suis préparé un plateau-télé, et je me suis installé devant mon écran plat. Il était 19 h 30, l’heure du JT à la RTBF. Le visage de François de Brigode est apparu à l’écran. « Dommage », ai-je pensé, car je préférais Hadja Lahbib.

« Bonsoir à tous, bienvenue dans ce journal. Voici les titres de l’actualité. » La même formule, chaque soir. Il s’est mis à parler, et moi je me suis remis à savoir les choses avant qu’il les dise. Pendant qu’il donnait les derniers chiffres des victimes de Sakata et détaillait les opérations de secours engagées, je savais qu’il évoquerait ensuite le naufrage du ferry. J’ai pris une feuille de papier et j’ai écrit, très vite, ce que j’entendais au fond de moi sans qu’il l’ait encore annoncé : « Naufrage danois :
1 233 rescapés secourus par un autre ferry et par un navire de pêche, 1 764 disparus. Les recherches se poursuivent. Erreur humaine probable. Le capitaine est au nombre des disparus. Suisse : pour la première fois de son histoire, la Confédération helvétique est en proie à de violents troubles sociaux… »

Ensuite, j’ai vérifié. Le présentateur du JT prononçait les paroles que j’avais écrites, annonçait les chiffres que j’avais notés. C’était comme si je m’étais trouvé dans le studio avec lui, comme si je lisais ce qui s’affichait sur le prompteur avant qu’il le lise lui-même. Comme si j’entendais ce qu’il pensait.

J’ai zappé, de chaîne en chaîne, de journal télévisé en journal télévisé. Le phénomène s’est poursuivi, mais sans régularité. Par moments, tout était très clair, j’entendais distinctement ; à d’autres moments, je ne percevais que des bribes de phrases, comme un murmure confus ou des mots émergeant d’une sorte de brouhaha.

C’est comme ça que les choses ont commencé.

Pendant les premiers jours, je me suis senti très mal. J’avais l’impression de devenir fou. Je ne comprenais pas ce qui se passait, et ce que l’on ne comprend pas a toujours quelque chose d’effrayant. Puis je me suis habitué. J’ai testé mon nouveau pouvoir, et je me suis aperçu que j’étais capable, aussi, de savoir ce que pensaient les gens autour de moi, et même de sentir leurs émotions, de connaître une foule de choses sur leur vie, leur passé, leurs rêves… Mais pendant de longues périodes, tout était comme avant. Je côtoyais mes collègues, mes amis, je parlais aux commerçants, et rien ne se passait. Ils restaient opaques. J’allumais la radio, la télé… toujours rien. Et puis, brusquement, sans que rien ne l’annonçât, le phénomène réapparaissait. Au fil du temps, cependant, les périodes d’extra-sensibilité se sont à la fois multipliées et prolongées, jusqu’à devenir permanentes.

Je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas de prédire l’avenir, de voir le futur. Non, j’étais seulement capable de connaître ce qui existait déjà. Le naufrage danois, le séisme japonais, avaient déjà eu lieu au moment où j’en apprenais l’existence. Ce que pensaient les individus que je croisais, ce qu’ils vivaient, ce qu’ils sentaient, tout cela existait préalablement à ma perception, dans leur vie, dans leur chair ou dans leur tête.

J’ai constaté aussi que c’étaient surtout les désastres ou les incidents désagréables que je captais : catastrophes naturelles, guerres, émeutes et massacres, soucis domestiques, pensées négatives, projets destructeurs, chagrins… Les numéros gagnants du loto, par contre, me restaient indéchiffrables, parce qu’ils n’avaient pas encore été tirés.

Bizarrement, je me suis habitué à cette sorte de sixième sens. J’arrivais à vivre normalement. Jusqu’au jour où j’ai rencontré cette femme. Ma voiture étant à l’entretien, j’attendais le métro. Il y avait plusieurs autres personnes sur le quai et, comme souvent, leurs pensées tourbillonnaient dans l’espace autour de moi. C’était comme un brouhaha de conversations confuses avec, par moments, un mot, une phrase qui surnageait. J’avais pris l’habitude de ce bruit de fond presque continu, j’arrivais à m’en abstraire. Je savais qu’il m’aurait suffi de me concentrer sur un visage, de me faire attentif, pour que tout devînt clair de ce qui préoccupait l’individu choisi.

Mon regard a croisé celui d’une femme et j’ai reçu un choc violent. Je l’entendais penser, j’entrais dans sa vie, dans son univers mais, surtout, je ressentais sa souffrance, aiguë, intense. J’ai su de manière évidente qu’elle avait décidé d’en finir. Elle était tout près du bord du quai, et je savais qu’elle allait en approcher encore puis, quand le métro arriverait, se jeter sur la voie. Je voyais la scène se dérouler comme sur un écran, telle qu’elle-même la visualisait. Les battements rapides de son cœur affolé, le désespoir qui la noyait, je les ressentais. Elle avait programmé sa mort; d’une certaine manière, cette mort était déjà là, en elle. Ma respiration s’est accélérée, j’ai senti monter l’adrénaline, et je me suis précipité. Je l’ai prise par le bras, je l’ai tirée violemment vers l’arrière, je l’ai poussée contre le mur, loin, le plus loin possible des rails. Elle a résisté, elle a même crié je crois, il y a eu une brève lutte mais j’étais plus fort qu’elle, et je l’ai maintenue fermement jusqu’à l’arrivée de métro. Comme souvent lorsqu’une agression se produit, les autres usagers ont détourné le regard. Ils ont cru que je voulais m’emparer de son sac, la violenter peut-être, certains ont imaginé que je la connaissais, qu’il s’agissait d’une dispute d’amoureux. « Ne faites pas ça, lui ai-je dit. Je sais que vous êtes malheureuse, je sais que vous êtes seule, je sais que votre enfant vous a été enlevé, que vous avez peur, peur de moi aussi… Je sais tout ça, mais il ne faut pas vous suicider. » Je l’avais lâchée, le danger imminent étant passé, et elle s’est enfuie. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. Je veux croire qu’elle a renoncé à son projet, que mon intervention a été bénéfique.

C’est ainsi, en tout cas, c’est ce jour-là, que j’ai compris l’utilité de ce qui, jusqu’alors, m’était apparu comme une sorte de don sans intérêt. Peut-être le sort, le destin, Dieu, appelez-le comme vous voulez, m’avait-il gratifié de ce talent dans un but précis. Ce que j’avais fait pour cette femme, je pourrais le faire à nouveau. Je ne captais que des éléments négatifs, il y avait sans doute une raison à cela. Si j’avais pu empêcher un suicide, de même devrais-je pouvoir intervenir dans d’autres situations de détresse, ne fût-ce que par un sourire, un début de conversation…

De ce jour, je me suis montré plus attentif à ce que je percevais des pensées de ceux que je croisais. Je me suis mis à fréquenter davantage les transports en commun, car on y rencontre plus de gens que n’importe où ailleurs. Je veux croire que j’ai pu, quelquefois, empêcher d’autres drames. Cela n’a pas toujours été facile de feindre ne rien savoir tout en sachant, de parler comme au hasard en pesant le moindre de mes mots… Je me souviens de ce gamin qui avait fait le projet de tenter sa chance — c’est l’expression que, dans son subconscient, il utilisait — en s’acoquinant avec une bande de petits voyous. Je me rappelle ma conversation avec cette fille un peu paumée, enceinte, et hésitant sur la décision à prendre. Je me souviens de cet homme qui ne se savait pas malade, mais moi, je voyais le cancer s’installer, et je l’ai baratiné sur l’indispensable check-up de la cinquantaine jusqu’à ce qu’il décide d’aller consulter son médecin. Peut-être lui ai-je sauvé la vie, à lui aussi. Et il y en a eu tant d’autres…

Et puis il y a eu ce… cette chose, cet acte, qui m’a conduit ici.

Le quai du métro, encore une fois. Devant moi, de dos, il y avait un individu dont la nervosité a attiré mon attention. Je me suis mis à l’écoute. C’était… c’était horrible. Je n’avais jamais rien perçu de tel. De la colère, de la rage, un flot de haine. C’était à la fois confus et terriblement clair. L’impression d’avoir été méprisé toute sa vie, rejeté. On ne l’avait jamais compris. On ne lui avait laissé aucune chance. Les gens comme lui se trouvaient discriminés dès le commencement. Des idées religieuses aussi. Du mépris. La société occidentale honnie, détestée. Tous des mécréants, des pervers. Les filles comme autant de tentatrices mandatées par le Mal. Aucune pudeur, aucun respect de soi ou des autres, aucun respect des commandements divins. Les frères, là-bas, en Palestine, en Afghanistan. L’OTAN, l’ONU, les Américains, les Français, les Belges. Tous des assassins. Leur rendre la monnaie de leur pièce, les massacrer comme ils massacrent nos enfants. L’enfer pour eux, tout de suite, car ils ne méritent aucune indulgence. Pas de pitié pour les suppôts du grand Satan. Et pour lui, le pur, le fidèle, pour lui le Paradis du martyr. Je sentais ses doigts trembler légèrement comme s’ils étaient miens. Je savais qu’il avait choisi son but, ce collège huppé fréquenté par des enfants de ministres, d’ambassadeurs, de banquiers, par des fils et des filles d’assassins. Il avait choisi sa cible, ses cibles. Il allait en tuer un maximum. Il savait où s’installer, il avait effectué plusieurs reconnaissances. Les armes étaient prêtes, déjà sur place, bien planquées, l’angle de tir était parfait. À l’heure de la sortie des classes, ce serait le bon moment. Rien ni personne ne pourrait l’arrêter. Après… après, à lui le Paradis. On verrait sa photo dans les journaux, ses frères seraient fiers de lui, d’autres prendraient la relève… La lutte ne cesserait jamais. Des voix lui parlaient quelque part dans sa tête. « Il est fou », ai-je pensé. Je me suis souvenu de mon vieux médecin, de ce qu’il m’avait dit de la schizophrénie, de ce que j’ai lu sur ce sujet. Ce type était cinglé, pas de doutes là-dessus.

Oui, je sais, moi aussi, d’une certaine façon, j’entends des voix. Mais cela n’a rien de comparable.

Tout cela criait en lui et en moi, dans le désordre et le tumulte. Mais je savais où il allait, et ce qu’il y ferait. Tout était au point dans sa tête, organisé, planifié. Rien ne pourrait l’arrêter, il avait raison. Rien ni personne.

Personne ?

J’ai pensé à cette femme qui avait décidé de mourir et que j’ai rattrapée in extremis. Je me suis souvenu de cette autre qui voulait avorter et qui, peut-être, ne l’a pas fait. Grâce à moi. Et de tous ces autres encore qui avaient établi des plans, des projets : rupture, violence, délinquance… Combien en ai-je sauvés ? On peut modifier l’avenir quand on en connaît les chemins. J’ai reçu ce don, moi, moi seul sans doute. Ce ne peut être par hasard.

J’ai fait quelques pas vers le fou. J’ai hésité un instant, un tout petit instant, puis je l’ai poussé, violemment. J’ai refait à l’envers le geste qui a marqué mon premier sauvetage et qui m’a fait prendre conscience de mon pouvoir, du rôle que j’avais à jouer.

Il est tombé sur la voie. Le métro arrivait, qui n’a pas pu s’arrêter, évidemment. L’homme a hurlé, les gens sur le quai ont crié, eux aussi. Le métro… quand il a stoppé, il n’y avait plus rien à sauver. Plus grand-chose d’humain dans ces restes broyés.

On m’a empoigné. La police est arrivée. Je me suis laissé faire. Je me sentais vidé, épuisé. Étrangement, je n’entendais plus rien, rien d’autre que ce que chacun peut entendre. Il y avait tous ces gens autour de moi, ces femmes qui pleuraient, ces hommes qui me maintenaient. Je les voyais, j’entendais leurs voix de chair, leurs mots, leurs cris et leurs insultes, mais rien de plus.

Le reste, vous le connaissez.

J’ai appris que ma victime, comme ils disent, avait à peine seize ans. J’ai vu sa photo, on me l’a montrée pendant l’instruction. Un visage d’enfant. C’est triste. Mais où sont-elles, les photos de ces dizaines d’enfants qui, grâce à moi, continuent de vivre ?

Je vous ai tout dit, docteur. Je sais que vous êtes là pour décider de mon sort. Sans doute va-t-on me déclarer fou, m’enfermer dans quelque asile, m’assommer de toutes sortes de drogues. Ou bien je serai jugé responsable, et ce sera la prison.

À vrai dire, tout cela m’est égal.

Ce qui me perturbe et me chagrine, par contre, c’est ce silence autour de moi. Le contact est rompu.

J’ai beau scruter votre visage, je n’arrive pas à capter la moindre de vos pensées, ni celle de personne d’autre.

Pourquoi ce sixième sens m’a-t-il été ôté aussi brusquement qu’il m’avait été donné ? A-t-on décidé de me punir ? Mais de quoi ? Ou bien, c’est peut-être que j’ai rempli ma mission, tout simplement…

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