Aussi typique que les charentaises pour le Français, le béret pour le Basque, le chapeau tyrolien pour l’Autrichien ou le kilt pour l’Écossais, beaucoup moins réputé que le bifteck et les frites, l’Atomium, les floralies gantoises, feu les cigarettes Tigra, la chicorée Pacha ou le chocolat Côte d’Or, le torchon est un objet indéfinissable, fort décrié, d’usage commun, sans valeur affective ou esthétique mais non pas olfactive. Investi à fond dans sa fonction, anti-luxueux par nature, toujours à terre, éloigné du ciel, des astres et de la stratosphère, confiné dans un emploi subalterne (seuil, carrelage, w.-c.), parent de ces ustensiles vulgaires que l’on saisit, maltraite et manie sans ménagement (aspirateur, balai, brosse, cireuse, cuvette, seau), il est pourtant un mythe belge spécifique comme il n’en existe dans aucun autre pays au monde.

Chiffe molle, assorti à la lavette, trempé, baigné de savon gluant, fourré autour d’une raclette, poussé à bout de bras, éraflant balatum et parquet, rincé, torché, tordu, torturé, malmené sans égards ni respect pour son âge, corvéable à merci, il est foulé sans relâche et mis au pied. Changeant de main, glissant d’avant en arrière, plongé dans l’eau bouillante, il s’immisce sous les meubles où nul n’a l’idée d’aller voir, absorbe, racle, rafle, gobe la saleté qu’il ne « tue » pas. Compagnon de la lie, du rebut, de l’impur, de l’immonde, fricotant avec l’ingrat, le regrat, l’insipide et l’insidieux, il avale dans ses rets crasses, miettes, sauce, cendres, graisse, boue, crottes, poussières, poisse, à quoi le voue la trame rêche de son vilain tissu terne d’une indicible teinte, beige, marron, gris sale, à la texture vague, qui en fait un objet de maison sans style, sans sexe, sans allure, sans charme et sans nulle beauté.

Épave ménagère, laquais des plus basses tâches et des impérissables taches, épongeant au pis les sorties de jardin et au mieux les carreaux de faïence, il assume sans renâcler sa vie d’outil domestique, sorte de mollusque informe, poulpe molasse, étroniforme, charriant tout ce qui traîne, livré sans trêve à l’astreignante action qui le met à plat, récurant à grandes ondes le sol qu’il esquinte. Il n’a pas accès au lisse et au crémeux, à l’onctueux ou au mousseux du bain, agrément et métaphore du col écumeux de la bière qui désaltère, et subit l’assaut des chlores et des ammoniacs qui érodent sa trame de drap fruste, râpée par la cire, les acides et les encaustiques qui le laissent sans vie, vanné, tari, flapi, flasque, avachi, sans ressort, résilié dans un coin après avoir accompli sa sale besogne, mis à sécher dans la cave, ou sous l’évier, dans les toilettes ointes d’urine, sur le pas de la porte devant laquelle chacun à coup sûr balaye comme on lave traditionnellement le trottoir le vendredi. Seul, dans le noir, il croupit à l’abri des regards, maudissant son triste sort.

Sorte de héros kafkaïen, distinct du beau linge et des draps blancs rangés sur étagères, le torchon, appelé serpillière en France, aussi dit wassingue en Belgique, s’orne pourtant dans cette étrange contrée d’une parure sans égale puisque sa marge se pare d’un liseré noir, jaune et rouge, qui sont les couleurs du drapeau national. Sans franges et fangeux, tissé d’une grossière étoffe bas de gamme, le torchon, qui en a vu de toutes les couleurs, est un article bilingue et même trilingue dont on use autant en Flandre qu’au fin fond des Ardennes, et à Bruxelles où les servantes, les ménagères, les cuisinières, les braves mères de familles nombreuses pressent, essorent, ou piétinent à plaisir ce petit bout de patrie au format réduit (60 x 70 ou 70 x 80), qui ne coûte guère plus qu’un euro soixante et deux euros, et que détrônent de plus en plus les torchons synthétiques.

Emblème d’un drapeau réduit à sa plus simple et triviale expression, ne flottant plus au haut des mâts, aux fenêtres et aux balcons les jours de liesse populaire, le torchon — synonyme du texte bâclé, proprement écrit avec les pieds – végète au plus bas de la hiérarchie des ustensiles ménagers. Larvaire et indiciblement laid, pressé comme un citron, souvent usé jusqu’à la corde, il est l’objet le plus ravalé qui soit. Mais s’élève au niveau du mythe en Belgique et est symbolique du destin du royaume qu’allègue depuis des lustres son fin liseré, que chaque Belge foule aux pieds de bon cœur, en toute impunité, et dont l’avenir à l’image de celui du pays lui-même rétrécit sans cesse au fil du temps telle une peau de chagrin.

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