Les petites fouines

Corinne Hoex,

C’est comme ça chaque fois. Au moment du repas. Une affaire de langues. Excitées par le sang, l’entrecôte, le faux-filet, le tournedos, le romsteck. Elles s’agitent. Elles trépignent. S’allongent. S’étirent. S’aiguisent. Se taillent en pointe. S’insinuent, onctueuses, serpentines. Se poussent entre les lèvres. Glissent et se caressent, à droite, à gauche, à droite, humides et veloutées, jusqu’aux commissures des bouches.

Ce sont des langues bien vivantes. Elles en font étalage. Bien rouges et bien vivantes. Des langues qui ont le goût de sortir. Le goût de s’échapper. D’ailleurs, elles n’y tiennent plus. Elles saillent. Elles se lancent :

— Douyousiwadaïminedarligne ?

— Aïsidiraïsi !

— Ifyousiwadaïmine…

Ce sont les langues étrangères. Celles pour la conversation des grands. Les questions privées. L’amusette. Le commerce intime.

Les yeux jouent avec elles. Ils aiment beaucoup les langues. Adorent la galanterie. Roulent dans les orbites. Frôlent le bord des cils, fondants et enjôleurs. S’allument. Exultent. Luisent. Paradent.

Et les sourires aussi. Badins. Charmeurs. Espiègles. Des sourires entendus. Des sourires qui entendent les langues étrangères.

Pendant ce temps, devant leur assiette pleine, les enfants mâchent. Ils mastiquent. Ils mâchent. Mastiquent. Mâchent.

Pour eux, pas d’amusettes. Pas d’œillades. Pas de sourires. Rien qui soit entendu.

Les langues étrangères, c’est fait pour pas entendre. Pour pas savoir. Les langues étrangères, c’est exprès pour empêcher les petits gêneurs, décourager les jeunes mêle-tout, éliminer les petites fouines, abuser les oreilles qui traînent.

Les langues étrangères, c’est inventé pour les intrus. Fabriqué pour les importuns. Les candidats crampons. Les apprentis pots de colle.

Les langues étrangères, c’est des ingliches pour les adultes. Ceux qui ont fini de mâcher. Qui aimeraient filer à l’anglaise. Yousiwadaïmine ?

Les langues des enfants sont les langues maternelles. Seulement les maternelles. Rien que les maternelles. Celles des « Tais-toi et mange ! » Sucées au sein. Apprises dans les ventres. Plus bas, beaucoup plus bas que les langues étrangères.

Ils en ont plein la bouche. Ils en ont plein les joues. Ils en ont plein le gosier. Jusqu’au ras de la glotte. Les enfants sont remplis de langues maternelles. Ils tentent de les coincer derrière les gencives. De les bloquer contre le palais. De les fourrer en boule à l’intérieur des joues. Mais toujours elles sont là. Toujours dans le chemin.

Alors, devant leur assiette pleine, les enfants mâchent. « Tais-toi et mange ! » Mordent et meurtrissent. Broient et ruminent. Mastiquent et mâchent. Ils mâchent le bon rosbif saignant. Le rosbif plein de sang. Saturé de sang rouge. Le rosbif hémorragique, vasculaire, sanglant. Le rosbif tortionnaire. Le rosbif dévastateur. Le rosbif solidaire des langues maternelles.

Un jour, quand ils auront longuement mâché, mastiqué, meurtri, broyé, quand ils connaîtront parfaitement le goût du sang, se seront repus de cette vie rouge, se seront imprégnés, gavés, saoulés de ce goût de rosbif des langues maternelles, un jour, plus tard, quand ils seront grands, assis à une table face à de jeunes vauriens, de petits intrus, de petits indésirables, leur encombrante progéniture, alors, leurs langues à leur tour sortiront des tréfonds, se dresseront, s’érigeront, écarlates, purpurines, muscles saillants, doublés de veines violettes, leurs langues, elles aussi, apparaîtront étranges, deviendront étrangères. Elles sortiront des bouches, onctueuses, glissantes, se caresseront aux commissures :

— Douyousiwadaïminedarligne ?

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