Marginales 291 – Les calepins de Jean-Pol Baras

Jean-Pol Baras,

Vendredi 5 juin – Régis Debray le précise : on trouve beaucoup de lieux de cultes à Téhéran, des églises chrétiennes, orthodoxes, et même des synagogues. Par contre, il est vrai qu’il n’y a pas de mosquée sunnite…

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Agnès Varda (87 ans depuis le 30 mai), qui a reçu une palme d’honneur à Cannes la semaine dernière : « Les artistes recherchent la beauté pour la faire partager afin de créer un monde meilleur. » La beauté ? « Un alexandrin de Baudelaire par exemple… ». Des propos de portée politique. Elle a eu la pudeur de ne pas évoquer La Princesse de Clèves, pour ne pas emmener l’auditeur au sous-sol. Une bonne matinée de printemps que Jacques Demy, son défunt mari qu’elle aime toujours associer à ses commentaires, aurait célébrée par quelques images musicales envoûtantes. C’était sur France Inter bien sûr, pour clore la matinale de Patrick Cohen.

Samedi 6 juin – Tous ceux qui, comme le Premier ministre Manuel Valls, ont vibré à la victoire du F.C. Barcelone contre La Juventus de Turin en finale de la Ligue des Champions (anciennement Coupe d’Europe des clubs) ont-ils remarqué qu’en lettres d’or, sur le maillot rayé des Catalans, était imprimé Qatar Airways, ce Qatar qui parraine aussi le premier club de France, ce Qatar où les femmes n’ont aucun droit, ce Qatar où les homosexuels reçoivent des dizaines de coups de fouet en guise de sanctions, ce Qatar où 1 200 ouvriers mal payés sont déjà morts sur les chantiers des stades où doit se dérouler la Coupe du Monde en 2022, ce Qatar…

Dimanche 7 juin – Les Turcs ont interrompu à temps la mégalomanie de leur président. Fallait-il que Recep Erdogan soit aveuglé par son pouvoir pour imaginer qu’il allait devenir le Roi Soleil des Dardanelles ! Un regard sage sur l’Histoire aurait dû l’inciter à la prudence. Mais voilà : le ressort de l’ambition démesurée fonctionne toujours de la même manière par-delà les époques et les États. Il espérait que son parti remporte les élections législatives avec assez de sièges pour changer la Constitution ; et voilà qu’il perd même la majorité absolue. Grandeur et décadence d’un autocrate. On voyait pourtant venir le ressac.

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Paroles d’un connaisseur. Tapie au Journal du Dimanche : « Blatter ? C’est un gros malin ; uniquement un gros malin. Platini ? Il est bien, c’est le genre de personne à qui l’on peut confier son portefeuille en toute tranquillité. Qu’il veuille mettre de la morale dans le foot me réjouit. Cela dit il ne sera jamais élu à la FIFA, il est trop honnête ! » Paroles franches masquées par la fausse insouciance et une épaisse couche d’inconscience ; les appas du baroudeur, sûr de lui et détonateur.

Lundi 8 juin – Réunis à Garmish Partenkirschen, les membres du G7 ont suivi François Hollande et accepté un engagement « ambitieux et réaliste » pour la diminution progressive des gaz à effets de serre durant les toutes prochaines décennies. La conférence de Paris en décembre s’annonce sous les meilleurs auspices. Au-delà des belles déclarations et des envolées, le président français obtient des actes, ainsi que le soulignait récemment Nicolas Hulot. C’est très encourageant.

Mardi 9 juin – La claque infligée par le peuple turc à Erdogan (il était temps !…) a occulté un autre événement provoqué par le scrutin : 96 des 550 sièges du parlement sont désormais occupés par des femmes. Dans ce pays où la religion musulmane influence considérablement la vie publique, c’est en effet un événement.

Mercredi 10 juin – Poutine a rendu visite au pape qui lui a demandé « un effort sincère » pour la paix en Ukraine. « Effort sincère », lequel des deux mots est-il le plus prépondérant ?

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Charles Dantzig, auteur de l’admirable Dictionnaire égoïste de la littérature française (éd. Grasset, 2005), avait signé une page amusante dans Libération (17 et 18 novembre 2007) intitulée Ma vie en taxi. Il s’agissait du journal de la semaine vécue comme Libé le proposait souvent à des écrivains à l’époque. Il y précise notamment, que « Fargue était un grand consommateur de taxis. Il ne les payait pas, arguant d’une Légion d’honneur qu’il n’avait pas. Un jour, la société de taxis se plaint chez Gallimard, qui se débrouille pour faire avoir la Légion d’honneur à Fargue. » Rappelons que Léon-Paul Fargue s’est rendu célèbre par un maître-livre intitulé Le Piéton de Paris.

Jeudi 11 juin – Durant l’Occupation, la police de Vichy servait la Gestapo au-delà de ses désirs. Le maire de Béziers, Robert Ménard, adopte une attitude semblable. Élu avec le soutien du Front national, il ne cesse de faire du zèle : il change les noms des artères urbaines pour leur attribuer les patronymes des anciens de l’OAS, il organise des conférences avec des orateurs d’extrême droite, il incite sa police à traquer la jeunesse biterroise… Et dire que ce type fut le président de Reporters sans frontières, association respectable s’il en est !

Vendredi 12 juin – Toute la presse internationale s’était déplacée à Lille. Le New York Times soi-même avait envoyé un correspondant. Le tribunal rendait ce matin son verdict sur les parties fines du Carlton. Tout le monde savait pourtant que Dominique Strauss-Kahn serait relaxé puisque même le procureur l’avait laissé entendre. DSK est un consommateur de première mais ce n’est pas un proxénète. Le voici débarrassé des ennuis judiciaires qui avaient commencé le 14 mai 2011 dans une cellule de prison à New York. Du coup, Jack Lang, toujours aussi prompt sur les opportunités événementielles, déclare que si son ami Dominique le souhaite, il peut revenir en politique. Pas sûr que l’intéressé soit prêt Jack !… Laisse-le se détendre un peu, se distraire, laisser libre cours à son libertinage…

Samedi 13 juin – Deux femmes, élues par le biais du mouvement Les Indignés, sont investies respectivement maire de Barcelone et maire de Madrid. Stéphane Hessel, qui lançait ces paroles, « Indignez-vous ! » quelques mois avant de rendre l’âme, n’aurait jamais osé imaginer les manifestations multiples que son petit opuscule militant déclencherait ; et encore moins combien ces mouvements populaires trouveraient leur concrétisation électorale. L’une et l’autre disposeront d’une majorité hétéroclite donc fragile. Libéraux et socialistes se sont unis en force d’appoint, mais néanmoins nécessaire sinon indispensable, pour envoyer les conservateurs dans l’opposition. L’alliance n’est donc que de circonstance. Toutefois, sans préjuger de l’avenir, il importe déjà de souligner l’aspect inédit de ces investitures, témoin d’une petite révolution dans la gestion de ces deux grandes villes espagnoles.

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Les années 2014 et 2015 auront été celles d’une hécatombe dans le monde du jazz. Il est vrai que tous les défunts, octogénaires avancés, avaient l’âge de mourir. C’est donc davantage à une mutation des périodes que l’on assiste en ces semaines où un trompettiste, un saxophoniste ou un pianiste occupe la Une des journaux en annonçant un éloge biographique en pages nécrologiques.

Dimanche 14 juin – L’écrivain algérien Kamel Daoud sera beaucoup mis à l’honneur sur les scènes d’Avignon en juillet. Ses œuvres sont en effet un chant de liberté qui éclaire la vie des pays arabes. Ne vient-il pas de déclarer ? : « La femme n’est pas la moitié de l’islamisme mais la totalité de ses problèmes. » Comme cette citation tonne juste, dans la foulée de celle d’Aragon, « La femme est l’avenir de l’Homme », et qui confirme que c’est bien d’elle, la Femme, que l’obscurantisme religieux subira sa décadence.

Lundi 15 juin – Âgé de 76 ans, Jean-Pierre Chevènement quitte la scène politique en prenant congé du Mouvement des Citoyens dont il est le fondateur. Le voilà délié de toute obligation politique. Comme il reste très attentif à la marche de son pays, on doit souhaiter que les médias le consultent de temps en temps ; ses avis étant toujours éclairés. Peut-être pourrait-on attendre aussi des mémoires de la part de celui qui inventa les expressions « Rose au poing » et « Changer la vie » (empruntée à Rimbaud), marquant ainsi l’histoire du socialisme moderne.

Mardi 16 juin – Jean-Michel Djian est passé maître dans l’art de présenter les acteurs de la vie politique en Ve République au long d’un film d’une heure réalisé sur la base de conversations subtilement étançonnées. L’homme connaît bien son sujet et ses personnages. Comme son arc possède plusieurs cordes, il propose en support un livre qui se veut le reflet de l’œuvre audiovisuelle. Journaliste et homme de culture, Djian sait bien écrire. Son dernier-né, Solitudes du pouvoir (éd. Grasset), offre un parcours à étapes comme autant de balises serrées qui raniment la mémoire. L’homme n’a pas besoin de provoquer des étincelles pour briller. C’est un honnête ouvrier du fait, de la marche du temps. Il est plus intéressé par l’envers du décor que par le trou de la serrure. La preuve de son talent ? Si on n’a pas vu le film, on a envie de le découvrir quand le livre est refermé. Et si on a vu le film, la lecture du bouquin n’est pas lassante pour autant, bien au contraire.

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Benjamin Biolay interprète Charles Trenet dans son nouvel album. Biolay-Trenet, c’est une belle rime. Vérifier si l’harmonie l’est aussi.

Mercredi 17 juin – Depuis que le Mur de Berlin est tombé, le 9 novembre 1989, plus de 50 murs de séparation furent construits de par le monde. Certains d’entre eux sont devenus célèbres comme celui que George W. Bush, président du pays de la Liberté, fit construire sur 1 050 kilomètres le long de la frontière mexicaine ; celui que les Israéliens bâtirent sur 700 kilomètres pour « protéger » les colonies de Cisjordanie, ou encore celui qui sépare désormais, sur plus de 2 000 kilomètres électrifiés, l’Arabie saoudite du Yémen. Le néofasciste Premier ministre hongrois Viktor Orban aimerait à son tour figurer dans la liste des bâtisseurs en érigeant un mur pour protéger son pays de l’immigration libyenne qui emprunte chaque jour la Méditerranée. Le piquant de l’affaire, c’est que la Hongrie est un des rares pays de l’Union européenne à ne pas posséder de frontières maritimes.

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À Saint-Arnoult-en-Yvelines, les palissades clôturant la Maison d’Elsa Triolet et de Louis Aragon sont ornées d’affiches annonçant des lectures de Stendhal pour les enfants.

Plus on lit Stendhal, plus on est intelligent.

(André Suarès, cité in Stendhal Club, n° 196, juillet 1992)

Jeudi 18 juin – Tandis que la Belgique célèbre en grande pompe et en spectacles barnumesques à Waterloo le deux-centième anniversaire de la bataille qui renversa Napoléon, la France préfère, par la voix de son président de la République et aussi par celle de son ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, évoquer le 18 juin 1940, une date symbolisant le refus de plier un genou devant l’envahisseur. Depuis la mort de l’Empereur, le 5 mai 1821, plus d’un livre par jour en moyenne a été publié sur sa personne. Il y aura toujours ceux qui feront émerger les aspects positifs de son règne (la gestion moderne de l’État, le Code civil, etc.) et ceux qui en souligneront davantage les dégâts (des batailles meurtrières pas toujours « nécessaires »…) De toute façon, Waterloo demeurera, selon l’expression de Victor Hugo, la « morne plaine » et les 200 000 personnes qui assistent à la reconstitution de la bataille comme on se rend au match de football feraient bien de méditer plutôt les acquis de la Révolution française.

Napoléon, le héros qui nous donna l’existence.

(Stendhal. Pages d’Italie, 13 septembre 1918)

Vendredi 19 juin – Les reconstituteurs de la bataille de Waterloo ne sont pas à la fête. Nombreux furent les spectateurs, parmi un public de 200 000 personnes sur le site du Lion, qui n’apprécièrent pas le spectacle. Certains d’entre eux, que l’on interrogeait à l’issue de la représentation, estimaient n’avoir rien vu ou presque. Trop de fumée, trop de poussière. Eh oui ! La reconstitution était quand même fidèle… Fabrice Del Dongo nous avait pourtant prévenus…

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De temps en temps, il y a aussi des anglicismes que l’évolution de la société rejette. Ainsi le mot home semble avoir fait son temps. On ne parle plus de home pour vieillards mais de maison de repos ou bien de seigneurie. De même home d’enfants n’est plus utilisé. Les maisons qui accueillent les enfants en pension de vacances se parent d’appellations plus évocatrices d’heures agréables et plaisantes.

Samedi 20 juin – Renaud est à la une du Parisien avec une annonce qui va exciter ses admirateurs : « J’arrive ! » clame-t-il, révélant qu’un nouvel album va bientôt paraître car 12 des 14 chansons prévues ont déjà été réalisées. Certains commentateurs se demandent déjà s’il aura le souffle de les enregistrer. « Sympa les mecs ! » répondent ses amis. Il est vrai que trop de pastis rend bouffi et pataud. Un concert sur scène n’est pas encore prévu. Mais la bonne nouvelle, c’est que Renaud a retrouvé l’inspiration. Du moins on l’espère. Confiance : il sait être sévère avec lui-même, et authentique.

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Plaisirs de la radio que la télévision offre si rarement. À 8 heures 30 sur Europe 1, Anne Sinclair dialogue avec Fabrice Luchini. On parle des homosexuels, de la nostalgie des deux-roues qui roulaient lentement dans Paris. L’évasion est totale, on est en lévitation. La conversation va déjà bientôt se terminer. Retour à la poésie. L’Europe ne se porte pas très bien ces jours-ci. Sans en donner la raison, Anne demande à Fabrice de dire les deux dernières strophes du Bateau ivre. Le comédien embraye sur-le-champ. C’est un ouiquenne qui commence par un pur moment de bonheur.

Quand les mots étaient plus importants que les décibels, les chansons racontaient la vie. Comme tous les samedis, de midi à une heure, Philippe Meyer les ressuscite avec tendresse et malices dans son émission La prochaine fois je vous l’chanterai sur France Inter. C’est toujours un moment de bonheur. Qui se souvient encore aujourd’hui, même les plus âgés, de Noëlle Arnaud interprétant Ma jeunesse fout l’camp, le délicat poème de Guy Bontempelli ?

(…)

Ma jeunesse fout l’camp

À la morte fontaine

Et les coupeurs d’osier

Moissonnent mes vingt ans

(…)

Françoise Hardy l’avait admirablement interprétée en 1967. Près d’un demi-siècle plus tard, les paroles et la mélodie sont toujours aussi savoureuses à écouter.

Dimanche 21 juin – Guillaume Nicloux s’est approprié l’immensité de la Vallée de la Mort pour construire un huis clos (Valley of love). Constat étrange, mystérieux, impossible… Oui, et l’histoire qui s’y déroule est en effet étrange, mystérieuse et impossible ; mais grâce au talent du couple qui la conduit, Gérard Depardieu quasiment dans sa propre vie et Isabelle Huppert, sublime, une fois encore en phase totale avec son personnage, on se laisse embarquer dans une sorte de parodie du réel qui suscite le trouble lorsque la salle s’éclaire.

J’ai assez bien caché mon mal ; je trouve qu’il n’y a pas de ridicule à mourir dans la rue, quand on ne l’a pas fait exprès.

(Stendhal. Correspondance, 1841, cité par Sophie Basch et Bruno Racine in Stendhal Petit bréviaire, éd. du Rocher, coll. « Alphée », 1992)

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