Ne crains point, Marie

Bernard Dan,

« Non ! » – dis-je immédiatement, tout de suite, sans hésiter, pour ainsi dire instinctivement, car il est désormais naturel que nos instincts agissent contre nos instincts, que pour ainsi dire nos contre-instincts agissent à la place de nos instincts, et même les supplantent – je fais de l’esprit, si toutefois on peut considérer cela comme un trait d’esprit, en d’autres termes, si on peut considérer que la vérité pitoyable et nue est un trait d’esprit –, dis-je donc au philosophe qui venait vers moi, après que nous nous fûmes, lui et moi, arrêtés net dans cette forêt mourante rongée par la maladie, peut-être la tuberculose, et qu’on croirait entendre haleter, cette hêtraie, ou comment la nommer : j’avoue mon ignorance totale en matière d’arbres, je reconnais tout juste les sapins, à cause de leurs aiguilles, et puis les platanes, parce que je les aime et malgré mes contre-instincts, je sais encore reconnaître ce que j’aime, bien que ce soit sans cette violence qui me frappe en pleine poitrine, me noue l’estomac, me fait bondir et me galvanise, avec laquelle je reconnais ce que je hais.
Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Imre Kertész

Quand Sara conçut l’idée qu’elle allait enfanter, elle rit (1). Elle rit car elle sut que son histoire nous parviendrait. L’enfant, elle l’appellerait Isaac – l’hébreu « rira » : rira bien qui rira. Lui-même, en son temps, engendrerait Jacob, puis lui douze fils et Dina, et ainsi de suite pour les tribus perdues et les persistantes.

Dans le récit paléotestamentaire, l’idée qu’elle aurait un enfant est inspirée à Sara par un étranger, qui est une manifestation de l’Éternel (2). Mon expérience est similaire : un tel étranger campe en mon propre sein, et j’ai ri de plus belle quand la tigette du test de grossesse a révélé l’hormone chorio-gonadotrophique contenue dans une goutte de mon urine. Je suis enceinte (3). J’ai une drôle d’intuition.

J’ai ri de joie, ri d’amour, de grâce, d’effroi, ri de ce mystère. Mais ma réponse complexe comprenait surtout du bonheur. Pourtant, l’intuition s’est mise à murmurer puis à crier parmi mes pensées informes. Mon enfant, c’est le monde qui l’attend. Le monde, incomparablement grand. Le monde, qui naguère m’a moi-même enfantée, lui qui seul me sustente et dont ma vie dépend. Le monde, mère de tout ce que je connais, attend mon enfant. Comprenez bien mon intuition : ce n’est pas une attente passive mais morale, métaphysique et vitale – active et enthousiaste, impatiente, tournée vers le futur, l’espoir et la libération (4) ! Le temps venu, il amènera une ère nouvelle.

Mon Dieu, voici que je dis « mon enfant » (5) ! À peine enceinte, me voilà déjà parturiente et mère dévouée (6). Dévouée à qui, à quoi, je vous le demande ? Dans mon intuition, c’est au monde, rien de moins. Du monde, je suis la mère porteuse.

Bien sûr, vous vous dites la même chose que moi, sourire en coin : cas typique de délire religieux – la même physiologie qui appellerait à désirer des fraises au mépris de l’heure et de la saison peut bien chanter alléluia. Si pas la physiologie, la psychologie – la rime est très riche. Tout est dans la tête. Ou plus trivialement, je ne l’exclus pas, une justification transcendante que j’utiliserais pour occulter une anecdote de ma vie.

Quelle est la nature d’une intuition ?

On entend partout la même litanie. Le monde va mal, très mal. Son effondrement est en marche : la fin du monde, ou suivant un cliché plus précis, la fin d’un monde. Le monde va mal à cause de l’humanité, à cause de nous, et il est déjà trop tard pour intervenir. Pourtant, par dignité, par repentance, pour convaincre je ne sais qui de changer le pronostic, il faut que nous réformions fondamentalement nos comportements, que nous consentions à un carême universel des Cendres : stop à la viande, aux moteurs et au polyéthylène ; stop au désir, au confort et à la surpopulation.

Le monde va mal et je vais avoir un enfant. Quelle impudence ! A-t-on idée d’enfanter à la fin du monde ? Ma grand-mère était enceinte quand les Allemands sont entrés dans Bruxelles. C’était trop tard. Était-ce trop tard ? Mes grands-parents ont-ils envisagé de mettre un terme à cette grossesse, comme ma maman l’a parfois suggéré ? Comment le saurait-elle ? Cette révélation a-t-elle éclaté lors de l’une ou l’autre querelle dont elle aurait été le témoin inopportun ? En fait, ils l’ont traînée dans leur exil, emmitouflée dans le ventre de Grand-Maman, et elle a vu le jour sept mois après le début de l’Occupation.

Je pose la dextre sur mon ventre comme le ferait un rebouteux mais je ne sens rien, aucune saillie, aucun battement, aucun mouvement, juste la courbure obtuse de n’importe quel hypogastre, la vague chaleur des animaux homéothermes et une nausée lancinante. Pour l’heure, je ne suis enceinte que dans ma conscience et dans la goutte d’urine qui s’est prêtée au test tandis que l’intuition me souffle tel un ouragan que le monde attend. J’ai envie de poser la main à terre pour percevoir la courbure épatée du globe et son ardeur tellurique, mais partout où j’ai accès, la surface de la planète est recouverte d’asphalte et autres artefacts jusqu’au quatrième étage de mon immeuble et au-delà.

Partout où j’ai accès, j’entends que le monde agonise par la faute des miens. Quand il meurt, nous mourons. Alors voici venue cette intuition qui me confisque ma grossesse et me dépouille de ma maternité à venir. L’enfant n’est pas le mien, c’est une commande spéciale pour le monde (7).

Je me demande ceci : qu’a pu penser la Marie de la Bible quand on lui a fait le coup ? Ou qu’elle s’en est elle-même convaincue, peut-être pour recouvrir d’une insondable transcendance une anecdote de sa vie. Je ne vous demande même pas de me pardonner le blasphème alors que le monde va vraiment si mal qu’on tue pour moins que ça. Je fouille le vieux volume – par quel respect pour les cultures humaines est-ce que je le garde dans ma bibliothèque (8) ? « Marie dit : Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! Et l’ange la quitta. » C’est donc ainsi conté : à peine se met-elle à croire cette intuition, que son interlocuteur divin l’abandonne. Mais la fille-mère s’agrippe de toutes ses forces au grandiose oracle (9). Comme moi, mais j’ai des sentiments mêlés à exprimer.

Tout d’abord, prédestiner un enfant est tout à fait contraire à l’éthique (10). Sans entrer dans les considérations du Législateur sur l’avortement, le droit à porter un nom ou à hériter des biens, qui ne nous concernent pas ici, accordez-moi, je vous en prie, mon autonomie personnelle à faire des projections quant au devenir de mon enfant. Je pourrais les baser sur l’intuition, mais je me méfie d’un projet messianique et préfère me concentrer sur moins d’ambition. Mon enfant s’engagera peut-être elle-même, de son plein gré, sur une voie millénariste – chaque siècle connaît ses illuminés. Le monde, les gens, les éléments, s’efforceront peut-être de la sacrifier malgré elle. Mais je ne la lierai pas à l’autel comme le mari de Sara fit d’Isaac (heureusement qu’il y a un Bon Dieu !).

Deuxièmement, je veux savoir pour quelles raisons morales, métaphysiques ou vitales le monde veut un enfant – fût-il le mien ou celui d’une autre. Le coup classique, c’est l’innocence, la candeur. Le mutisme : le mot enfant ne vient-il pas du latin infans – celui qui ne parle pas ? Ou peut-être, celui qui tient des propos infantiles, des non-propos, ce qui revient au même. Comme tout le monde, j’ai entendu la voix de Greta à la tribune de l’ONU (11) .J’ai aussi entendu le poncif – la vérité sort de la bouche des enfants (12). Je ne pense pas que cette vérité-là dessillera les yeux de qui que ce soit, malheureusement. Quand les adultes ne sont pas franchement méprisants et agressifs comme ceux qui ont tiré sur Malala et insulté Greta, ils demeurent sidérés sans l’excuse d’être des enfants. Et quand les enfants chanteurs de vérité grandiront, qui les écoutera encore ? Ils auront perdu leur attrait d’enfants impuissants. Non, ma fille ne leur sera pas jetée en pâture, n’en déplaise à l’archange de mon intuition.

— Des profondeurs du sein de ton sein, je te salue Maman (pleine de grâce). Entends-tu ma voix qui s’élève vers toi ? Me sens-tu, Maman, dans une flamme de feu ? Je suis ton intuition et ton inspiration, ta réalisation : je suis celle qui suis toi, chair de ta chair, pain de la terre, sang de ton sang, fruit de la vigne, lait noir du petit jour (13). Je mange ce que tu manges et bois ce que tu bois, à ma manière : ma bouche est close et mon nombril béant. Mais ne t’étonne pas de ce que je parle : je ne suis pas encore une enfant. Les potentialités des cultures humaines me sont encore accessibles. Si tu m’entends, Maman, nous pouvons converser (14).

— Oui, je te sens, ma chérie. Je t’entends très bien. Quel bonheur ! Je me sentais si seule, mais plus maintenant : restons seules à deux, mon petit kaddish adoré. Tu es si bien celle que je suis que tu parles comme j’écris. Mais entre nous, ce n’est pas la peine : on peut causer à l’aise.

Bien à leur aise, Maya et Gabilou ont causé – causé et ri – pendant toute la gestation et au-delà, que c’était beau comme une Vierge à l’Enfant. Bien au monde mais loin des chantres de l’apocalypse, loin du Bon Dieu, des adeptes du progrès et des convaincus de la régression, elles ont recréé comme chaque fois un nouveau monde imparfait à leur image.

*

(1) Pourquoi ? Parce qu’elle comprenait qu’elle allait mourir, et en même temps qu’elle pourrait survivre. Les commentateurs des Écritures se plaisent à souligner son vieil âge au moment de cette prise de conscience. Ils associent également à cet événement la perte de la particule divine de son nom – le yod : désormais, on ne l’appellerait plus Saray mais Sara. Comment survivre, alors ? Pour les rationalistes comme l’auteur du Gène égoïste, beaucoup de nos comportements visent à assurer la transmission, donc en quelque sorte l’immortalité, de notre patrimoine génétique.

(2) Précisément, elle entend l’étranger par l’ouverture de la tente où elle vit, dans laquelle il est installé, déclarer que lorsqu’il reviendrait au printemps, elle aurait un enfant.

(3) Ai-je ri parce que je sais que je vais mourir ou pour mon ADN ? Je ne crois pas. Ni l’un ni l’autre. Ai-je ri, comme dit Bergson dans son essai éponyme, à cause du « placage de la mécanique sur du vivant » ? Peut-être. Je ne pense pas. Quel placage ? La machinerie embryonnaire articulée au ventre de mon corps ? Ou dans l’autre sens, l’hormone sur la tigette ?

(4) Elle catapulte mon enfant sur l’avenir du monde comme un messie oint à l’avance par une sorte de prophète de Dieu – l’étranger de Sara et celui de mon sein.

(5) Déchirée entre le gène égoïste de Dawkins et « la propriété, c’est le vol » de Proudhon, ai-je déjà accepté, comme le veut la prophétie de l’étranger, qu’elle est dès maintenant à la fois moi, de moi et arrachée à moi, séparée, autre que moi ? J’ai mal. Je souffre de ces contractions.

(6) Prête à m’entailler l’abdomen en un acte, déjà ultime, de fidélité et de dévouement, à la manière du samouraï.

(7) Comme dans le film Little Buddha. L’avez-vous vu ? Des étrangers viennent annoncer à des parents incrédules que leur enfant est la réincarnation du Bouddha. N’est-ce pas là une effraction manifeste, une tentative de rapt d’enfant, de la poudre aux yeux ? Le tout joliment souligné par le jeu des couleurs : le bleu gris (dans les hautes fréquences du spectre du visible) pour l’Amérique, l’orange-ocre (de plus faible énergie photonique) pour l’Orient. Je vous le conseille, surtout la fin.

(8) Lisons Luc dans la traduction de Louis Segond : « Au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, auprès d’une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph. Le nom de la vierge était Marie. » Chaque lieu, chaque personne sont ainsi nommés comme les didascalies initiales au théâtre : la farce peut commencer. « L’ange entra chez elle, et dit : Je te salue, toi à qui une grâce a été faite ; le Seigneur est avec toi. » La tigette [« toi à qui une grâce etc. »], point-virgule, l’amorce de l’intuition [« le Seigneur est avec toi »].

« Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation. » C’est exactement ce qui m’est arrivé alors : j’ai commencé malgré moi à me poser ces questions – voilà comment naît ce que nous prenons pour une intuition. Marie se dédouble pour converser avec l’archange en elle, et moi avec vous. Je vous suis reconnaissante de me prêter la réplique comme dans les peintures de l’Annonciation. Verset 30 (je vous les répète tous fidèlement à partir de Luc 1, 26 ; si vous en doutez, allez donc vérifier dans votre propre édition). « L’ange lui dit : Ne crains point, Marie ; car tu as trouvé grâce devant Dieu. » Il sait qu’elle a peur ; moi-même, j’ai ri d’effroi quand j’ai vu le point du test positif.

Le problème que n’avait pas prévu le respect pour les cultures humaines qui m’a fait conserver (posséder ?) un exemplaire du Nouveau Testament à côté d’autres recueils de poésie, d’anthologies de contes, de livres d’histoire et d’essais philosophiques, c’est celui de l’appropriation culturelle. Le droit moral du monde qui va si mal condamne désormais quiconque voudrait projeter sur soi-même des fragments de mythes, rites ou sensibilité qui ne lui ont pas été destinés. Puis-je impunément saluer Marie pleine de grâce ? Suffit-il que je sois humaine ? Femme ? Faut-il que je sois baptisée ? Croyante ? Sémite ? Devrais-je être Galiléenne, contemporaine de Ponce Pilate ? Me dénoncerez-vous au Sanhédrin ? Aux autorités impériales ? À la foule chrétienne, aux médias sociaux ou aux Nations Unies ? Tant pis pour moi. Je ne suis plus à une transgression près.

Vous suivez bien le drame ? Gabriel, pour la rassurer, lui déclare qu’elle a trouvé grâce devant Dieu dans l’espoir que le tour soit joué. En somme, il lui propose le pari de Pascal, mais il ne prend pas le risque d’attendre qu’elle mise. Dès le verset suivant, il lui annonce les gains : « Et voici, tu deviendras enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. » C’est drôle, mon intuition me prédit plutôt une fille et je n’ai pas (encore ?) reçu d’instruction par rapport au prénom. Puis, Gabriel gonfle les gains autant qu’il peut – elle n’a toujours rien dit ; je me demande où elle en est. Lui, il rallonge allègrement l’ancien Testament. « Il sera grand et sera appelé Fils du Très Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. » Doute-t-elle, comme je le suspecte ? Il surenchérit : « Il régnera sur la maison de Jacob éternellement, et son règne n’aura point de fin. »

Clairement, Marie ne le suit pas si haut. Elle le ramène au niveau prosaïque de la biologie. Elle ne veut pas le choquer ; elle laisse même entrouverte la porte de la parthénogenèse (certes, ni les Hébreux, ni les Grecs, ni les Romains n’avaient décrit la reproduction arrhénotoque des abeilles, dont les œufs non fécondés peuvent donner des mâles, mais rien n’interdit de formuler de nouvelles hypothèses ; c’est même largement l’objet des Évangiles). Bref, « Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? » Et Gabriel fait cette réponse que je me refuse à commenter hors contexte dans une compréhension #MeToo de la femme vue essentiellement comme un objet sexuel asservi à la puissance supérieure que la société confère aux fils de l’homme. Entre toutes les femmes, je t’aime, Marie. « L’ange lui répondit : Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Ben voyons ! Pour mieux la convaincre de ne pas résister, il vante même un précédent exploit, pour sordide qu’il paraisse – je vous assure que je reproduis sans modifier un iota le texte canonique dans une de ses meilleures traductions. « Voici, Élisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi, un fils en sa vieillesse, et celle qui était appelée stérile est dans son sixième mois. » Il achève son argumentaire par une menace ou une promesse : « Car rien n’est impossible à Dieu. » OK, je suis l’Antéchrist démasqué. Mais ne tirez pas tout de suite : vous savez qui je porte dans mes entrailles. Marie, en tout cas, se soumet (ou elle fait mine de se résigner, puisque Sara nous enseigne qui rira la dernière) et devinez ce qui se passe immédiatement ensuite : l’envoyé du Très Haut la quitte. Je me demande sincèrement ce qui a changé en deux mille ans. Comme ils disent dans le nouveau monde : Tabernacle, Hostie et Vierge !

(9) Le texte dit encore : « Car voici, aussitôt que la voix de ta salutation a frappé mon oreille, l’enfant a tressailli d’allégresse dans mon sein. Heureuse celle qui a cru, parce que les choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur auront leur accomplissement. Et Marie dit : Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur, parce qu’Il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante. Car voici, désormais toutes les générations me diront bienheureuse, parce que le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses. Son nom est saint, et Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui Le craignent. Il a déployé la force de Son bras ; Il a dispersé ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses. Il a renversé les puissants de leurs trônes, et Il a élevé les humbles. Il a rassasié de biens les affamés, et Il a renvoyé les riches à vide. » À en croire le premier chapitre de l’Évangile selon Luc, le monde est sauvé. C’est Imagine de John Lennon réalisé. Malheureusement, on sait comment celui-là a fini, et le premier chapitre ne fait pas le livre.

(10) Cela violerait le principe du respect de l’autonomie du sujet à faire ses propres choix. L’application de ce principe implique un consentement éclairé – dans le sens communément admis de la raison, plutôt que celui du Saint-Esprit agité par Gabriel. Évidemment, mon enfant ne peut faire aucun choix, a fortiori pas de manière éclairée. Elle n’est même pas une enfant, pas même encore un fœtus : à ce stade un embryon, étant donné la date de mes dernières règles. Qu’à cela ne tienne, la pratique bioéthique prévoit qu’un substitut assure ce droit par procuration pour un individu qui n’aurait pas la compétence de prendre des décisions qui le concernent, et il est généralement admis que la mère puisse prendre ce rôle pour son enfant. Vous pouvez rétorquer que j’ai dit moi-même qu’elle n’est pas une enfant, ce qui annulerait la question, ou au contraire affirmer (à l’encontre du Législateur de notre pays) qu’un embryon est un individu.

(11) Et avant elle Malala. Et Zuriel. Leur prénom leur suffit, puisqu’elles sont des enfants : pas besoin de nom de famille, puisqu’elles sont les enfants du monde entier. « Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses », qu’elle disait.

(12) Je ne sais pas ce que serait la vérité mais je ne pense pas qu’elle ait tendance à sortir. Peut-être la vérité est-elle ce qui s’intériorise. Ma vérité, c’est mon enfant, là en moi, profondément, l’amour jusqu’à la nausée. Car ce qu’il leur faut, à ceux qui versent la larme en entendant l’émotion sincère de l’enfant mais n’en font rien d’autre qu’essayer de s’émouvoir eux aussi dans le vain espoir de retrouver de leur propre enfance périmée, ce n’est qu’une colique de cette vérité-là : celle qui se loge dans leurs viscères. Mais ils l’ont déjà digérée et son résidu, ils l’ont excrété il y a si longtemps que c’est dans les profondeurs de la terre qu’ils devraient la chercher. Ce qu’ils désirent n’est pas la vérité qu’ils prétendent entendre, celle d’un enfant dont l’ombre évoque pour eux le vieillard, responsable, sage, et incapable.

(13) Je suis ta force et ta bravoure. Je suis incarnée en toi, sous ta tente.

(14) Hâtons-nous, cependant, car dès que je verrai la lumière, mon nombril se scellera et ma bouche s’ouvrira mais l’ange du Talmud de Babylone imprimera tout de suite son doigt sur mes lèvres et j’oublierai (presque) tout ce que nous aurons vécu jusque-là.

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