Par un petit trou de ver

Liliane Schraûwen,

Le temps se raréfie et se raccourcit, et cependant il passe de plus en plus vite.

Vitalis sait qu’il ne lui en reste guère. Le terme sera là bientôt, inexorable et fatal. Il le sent proche, toujours plus proche.

Tant d’années, derrière lui, tant d’images au fond de sa mémoire, tant de souvenirs qui se bousculent et se mélangent, comme si le petit garçon de jadis et l’homme fait, le jeune père, l’aïeul, l’amant émerveillé, le quadragénaire fatigué, le jeune retraité comme on disait en cette époque ancienne, l’adolescent rêveur et rempli d’illusions, le voyageur épris d’aventure, le travailleur ambitieux et tous les autres qui ont été lui, à un moment de sa vie, coexistaient quelque part – mais où ? – dans un passé confus mais tellement plus vivant et plus réel que l’aujourd’hui sinistre et solitaire du vieillard qu’il est devenu.

Un jour, ce sera la fin. Il se demande quelquefois comment les choses se passeront. Une chute, peut-être dont il ne pourra se relever, sur le carrelage de la salle de bains, et il restera là à agoniser pendant des jours, tout seul. Ou bien il s’endormira comme souvent dans le fauteuil, devant la télé ou au milieu d’une rêverie vague, et il ne se réveillera plus. C’est cela qu’il espère : une mort douce et paisible au plus chaud du sommeil, sans douleur, sans angoisse. Mais, comme disait l’autre, nul ne connaît le jour ni l’heure.

Il faudra des jours et des jours avant que quelqu’un s’aperçoive qu’il ne fait plus partie des vivants. L’odeur peut-être alertera les voisins. Ou alors, par un hasard inattendu, Charles ou Nina tenteront de le joindre au téléphone, et s’étonneront de ne pas l’atteindre. Mais c’est peu probable, car les enfants, pas plus que les petits-enfants, ne se manifestent souvent. Les coups de fil sont rares, et plus encore les visites. C’est normal. Il a beau se dire que l’âge n’est qu’une question de dates, et qu’il n’est pas vraiment différent du gamin qui si souvent renaît en lui, il sait bien qu’aux yeux des autres, il n’est qu’un très vieux monsieur. Son miroir d’ailleurs le lui rappelle chaque matin, tout comme ces douleurs qu’il a, dans les jambes, dans un genou, et aussi ce léger tremblement qui par moments le saisit, et cette faiblesse, cet essoufflement, cette lenteur dans le geste, et tous ces autres symptômes dont il est bien conscient qu’ils sont ceux de l’usure, c’est-à-dire de la fin qui arrive.

Il se souvient que lui-même, jadis, n’aimait guère les vieillards. Il n’a d’ailleurs pas été plus présent auprès de ses parents que ses enfants ne le sont aujourd’hui auprès de lui. C’est comme ça. Les vieux sont laids, ils font peur, ils sont l’image de ce qui nous attend tous. En outre, ils ont tendance à se montrer raisonneurs et pontifiants, ressassant à l’infini les souvenirs de leurs guerres passées ou ceux du bon vieux temps. Pour tout dire, ils sont chiants.

Il sourit tout seul à s’entendre penser en ces termes. Qui pourrait imaginer qu’un respectable vieux monsieur utilise un tel vocabulaire ? Il est vrai qu’il se sent très peu respectable, pas plus en tout cas qu’il ne l’a jamais été. Suffirait-il de prendre de l’âge pour mériter le respect ?

Il fait beau. L’hiver a été long, le printemps glacial et le début de l’été pluvieux. Mais aujourd’hui, le ciel est lumineux comme en ces jours d’enfance où l’on s’en allait passer un mois « à la mer », et il faisait toujours beau en ce temps-là, pendant les vacances. Vitalis se dit qu’il irait volontiers se promener. Cela fait trop longtemps qu’il est resté confiné chez lui à observer par la fenêtre les passants qui se hâtent sous la pluie. Il a envie d’un peu de mouvement, de chaleur. Il va marcher – pas trop vite, évidemment – jusqu’au parc tout proche. Il s’assiéra sur un banc, il regardera les gamins jouer au foot sur la pelouse. Des mamans promèneront leurs tout-petits, des amoureux s’embrasseront sous les arbres, des gens laisseront leurs chiens courir sans entrave.

Et le voici sur ce banc, avec sur sa peau la caresse d’une brise légère et tiède. Il ferme un instant les yeux, comme pour mieux entendre ce mélange de sons qui est le bruit du passé : cris et rires d’enfants, bruissement du vent dans le feuillage, voix lointaines et confuses de gens qui se promènent en bavardant, aboiements, chants des oiseaux dans les arbres… Il ne manque que la musique incessante des vagues comme jadis, sur les plages de l’enfance.

Il se revoit, gamin, à courir au bord de l’eau, à faire rouler des billes multicolores sur les chemins des Tours de France que son père traçait pour lui sur le sable humide, à creuser d’énormes trous pour sa petite sœur qui les transformait invariablement en magasins de fleurs en papier crépon, ou bien à lire interminablement les ouvrages de science-fiction des années 50 et des années 60, et puis à rêver de ce monde futur et si lointain qu’il n’arriverait peut-être jamais, le monde de l’an 2000. Un monde qui serait peuplé de robots à figure humaine et de touristes extraterrestres, un monde où les voitures voleraient dans le ciel tandis que des fusées s’en iraient chaque jour pour les colonies de la planète Mars et même pour Vénus ou pour quelque planète plus lointaine encore, du côté d‘Alpha du Centaure. Un monde sans guerres, dans lequel toutes les créatures vivraient en harmonie, hommes et Martiens, Vénusiens, Centauriens et tous les autres, et même les animaux. Un monde dont la maladie, la vieillesse et la mort auraient été éradiquées. Plus personne ne serait obligé de travailler, la vie serait belle et infinie, le Sahara serait couvert de fleurs, aucun être vivant ne connaîtrait la faim ou le froid, tout le monde s’aimerait et consacrerait son temps et son énergie à embellir l’univers, à faire de la musique, à écrire des poèmes. Les plus intelligents (ou les plus motivés) ne cesseraient d’inventer des objets nouveaux dont la seule finalité serait de simplifier la vie des milliards d’habitants de l’univers, comme des téléphones assez petits pour être glissés dans une poche, des appareils permettant de communiquer par l’image, des engins à voyager dans le temps, des machines à traduire les langues et même les pensées les plus exotiques, et du coup tout le monde se comprendrait d’un simple regard, et ce serait la fin de tous ces malentendus qui se trouvent à la source de tant de conflits.

Vitalis soupire. C’était mieux avant, se dit-il. Avant, quand il était petit et naïf, et qu’il imaginait, comme tout le monde, que l’avenir ne pouvait qu’être plus beau que le présent, un présent aujourd’hui passé qu’il regrette de tout son cœur, à cause notamment des rêves et des illusions qui le constituaient.

Un choc le tire de la somnolence qui insensiblement s’était emparée de lui. Quelque chose a heurté son épaule. Une balle sans doute, lancée par un gamin maladroit. Il ouvre les yeux, et ce qu’il voit autour de lui, ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent, le plonge dans la perplexité. Devant lui s’étend la pelouse sur laquelle des enfants jouent au foot, il y a des arbres, des mamans passent qui tiennent par la main des petits enfants, des chiens se poursuivent. La brise et le soleil lui caressent la peau, comme tout à l’heure. Tout a changé, pourtant. Il ressent une bizarre impression d’étrangeté, comme lorsqu’on vient de débarquer dans un pays inconnu. Il a la sensation de se trouver… comment dire… ailleurs. Ici, dans ce parc qu’il connaît bien, et en même temps autre part. Dans un univers tout semblable et cependant totalement différent.

Un bruit étrange dans le ciel lui fait lever la tête. Un avion, pense-t-il, comme il en passe chaque jour au-dessus de la ville. Mais ce qu’il voit ne ressemble pas à un avion. Cela d’ailleurs vole très bas, frôlant presque la cime des arbres. C’est un engin aux formes aérodynamiques qui lui rappelle les illustrations de ses livres d’enfance, avec des fenêtres comme celles d’un bus, et l’on voit clairement derrière elles des visages humains.

Je deviens fou, se dit-il. Un bus volant, cela n’a jamais existé que dans les romans de science-fiction qu’il dévorait jadis. Il s’oblige à rester le nez levé vers le ciel, histoire de retrouver ses esprits, de reprendre contact avec la réalité. Mais ce qu’il découvre le surprend davantage. Car l’étrange bus n’est pas seul à glisser dans les airs au-dessus du parc. Il y a d’autres engins, d’autres machines volantes, de toutes couleurs, de toutes tailles et de toutes formes, qui se croisent en un étonnant ballet, sans jamais se heurter. Certains sont très haut, d’autres si proches qu’on pourrait les toucher.

Vitalis secoue la tête. Je n’ai pourtant rien bu, pense-t-il encore, et cela fait longtemps qu’il a renoncé à fumer quoi que ce soit, même le plus banal des tabacs.

La pelouse étincelle au soleil, verte et brillante. Il plisse les yeux pour mieux voir. On dirait… on dirait une matière synthétique, comme s’il s’agissait d’une sorte de tapis de verre ou d’émeraude. Pourtant, les gamins qui tombent sur le sol se relèvent sans mal. Il tourne un peu la tête. Sous un chêne, à quelques mètres de lui, un couple s’embrasse. Non loin, deux étudiantes, assises à l’ombre, le dos contre l’écorce, rient et bavardent. Très haut, dans les branches, on entend le chant des oiseaux. Quelque chose pourtant n’est pas normal. Le tronc rugueux est trop propre, trop brun, trop parfait. Les feuilles qui remuent doucement sous le souffle tiède de l’été sont trop lisses, trop rutilantes, comme vernies de frais. La poussière de l’allée qui serpente entre les surfaces gazonnées paraît constituée d’une myriade de minuscules grains d’or et de diamant mêlés qui reflètent à l’infini la lumière du soleil.

Sur d’autres bancs, des femmes sont assises qui surveillent les jeux des petits, dans le bac à sable tout proche. L’homme les regarde avec perplexité. Là aussi, il y a quelque chose de bizarre. Comme l’herbe de la pelouse, comme le tronc et le feuillage de l’arbre, comme les chants mêmes des oiseaux, comme la poussière sur le sol, elles sont trop parfaites. Toutes jeunes, toutes jolies, toutes l’air sage et sérieux. Toutes bâties sur le même modèle, se dit-il brusquement. Comme s’il s’agissait de robots semblables à ceux des romans de son enfance. On avait inventé pour eux le mot « androïde », et il se souvient des textes de Philip K. Dick et surtout de ceux d’Isaac Asimov.

Je vais me réveiller, pense-t-il. Mais il sait bien qu’il ne dort pas. Il ne rêve pas. Tout cela est vrai.

Il a eu peur, au début, il s’est demandé s’il n’était pas en train de sombrer dans la folie. Il s’est même demandé s’il n’était pas mort, et arrivé au paradis. Il faut que je réfléchisse, s’est-il dit, il faut que je me concentre, il faut que je reprenne pied dans la réalité. Il a fait un gros effort, comme quand il était enfant et s’obstinait à résoudre un problème d’arithmétique compliqué, ou comme quand il jouait aux échecs avec son père et tentait de comprendre sa stratégie, de prévoir les mouvements de ses pièces. C’est alors qu’il les a entendues virevolter tout autour de lui, floues et confuses tout d’abord, puis de plus en plus nettes, de plus en plus claires. Leurs paroles. Ou plutôt leurs pensées. Celles des gamins qui tapaient sur un ballon, celles des amoureux, le garçon qui caressait la poitrine de la fille, sous l’étoffe, et ne pouvait empêcher son esprit de se projeter dans un avenir très proche fait de baisers ardents puis d’étreintes passionnées. Celles de la fille, partagée entre plaisir et crainte, car ce serait la première fois. Il percevait les pensées des deux gamines assises à l’ombre plus clairement qu’il n’entendait les propos qu’elles échangeaient. Il saisissait les idées vagues et indéterminées des tout-petits, des idées qui étaient surtout des images et des sensations. Il distinguait le cliquetis léger des pensées préprogrammées des nounous androïdes, où il était question de goûters à ne pas oublier, d’itinéraires à suivre, d’horaires à respecter, de précautions à prendre, de liens vers des centrales de secours ou des personnes-ressources.

Il se trouvait au cœur de cet univers futuriste imaginé par les auteurs de science-fiction du passé, en ce temps d’avant où tout était mieux, surtout l’avenir tel qu’on le rêvait alors.

Au bout d’un moment, il ne chercha plus à comprendre. Rêve ou invraisemblable réalité, paradis ou fantasme, peu importait. Il décida de savourer l’instant présent et de goûter les forces neuves et étrangement jeunes qu’il sentait bouillonner en lui, cependant que son intelligence, lui semblait-il, s’aiguisait d’instant en instant, retrouvant la vivacité de sa jeunesse perdue et même, peut-être, se développant, s’accroissant, plus rapide, plus riche, plus efficace qu’elle ne l’avait jamais été. Il se souvenait de milliards de choses lues ou entendues qui remontaient à la surface de sa mémoire, se connectaient entre elles, s’allumaient, donnaient naissance à des concepts inconnus, s’organisant en arborescences de connaissances inouïes.

C’est ainsi qu’il se remémora, tout à coup, et même qu’il comprit, la théorie des cordes telle que Stephen Hawking l’avait inventée. Tout s’éclaira aussitôt. Il avait traversé, mystérieusement, miraculeusement, un des trous de ver évoqués par le génial physicien, et il avait basculé dans l’un de ces innombrables univers parallèles où tout est pareil et cependant différent, où vivent des doubles à notre image mais qui ont réalisé d’autres virtualités d’eux-mêmes, ou de nous-mêmes. L’univers dans lequel il avait abouti ressemblait furieusement à celui imaginé par ces visionnaires et ces prophètes que sont les écrivains.

Il décida de rentrer chez lui, histoire de vérifier si son logis d’ici ressemblait à celui de là-bas. Il se leva avec précaution, sachant trop bien la douleur qui ne manquerait pas de s’éveiller dans son genou droit dès qu’il se mettrait en mouvement. Mais non. Rien. Il n’avait mal nulle part, il n’était pas essoufflé, il se sentait fort, agile, rempli d’une vie neuve et drue. Il eut un geste machinal pour se caresser le crâne, un vieux crâne chauve depuis bien longtemps. Sans réelle surprise, il sentit sous ses doigts ondoyer l’épaisse chevelure de sa jeunesse.

Il comprit alors que, là où il était maintenant, tout comme dans les livres de son enfance, la mort et la vieillesse avaient été vaincues. Il ne lui restait plus qu’à se mettre en quête de jolies Vénusiennes aux longs cheveux verts ou de gentilles Martiennes au regard transparent. Peu importait leur provenance, pour l’usage qu’il en ferait. Car quelque part au creux de son ventre s’était éveillée une sensation oubliée depuis tant d’années. Comme un manque, un besoin, un désir primitif et barbare. Il lui fallait une femelle, tout de suite, humaine ou exotique. L’instinct du chasseur lui était revenu.

Il s’en alla à grandes enjambées souples vers les lieux de la ville où toutes les rencontres sont possibles, là où fleurissent bars plus ou moins louches et boîtes de toute sorte. Il y trouverait le gibier qu’il cherchait. Il choisirait sa proie, l’attirerait dans un coin sombre, se délecterait de sa peur et même de son dégoût, prenant plaisir à la voir pleurer, à l’entendre gémir, supplier et crier. Elle se débattrait, tenterait de lui échapper, et lui, il la dominerait sans peine avec toute la vigueur de son corps de vingt ans.

Il la forcerait comme on fait d’une bête que l’on a traquée et poursuivie. Il réaliserait enfin tous les fantasmes que, là-bas, dans son autre vie, dans ce triste et sinistre univers d’où il venait, il avait refoulés. Il entrerait en elle avec sa puissance de prédateur sauvage et pur. Quelque chose en lui tremblait à tenter d’imaginer ce que peut être un corps de femelle soumise, d’où qu’elle vienne et quelle que soit son apparence. Il humerait, lécherait, goûterait, mordrait, grifferait, déchirerait, écartèlerait et fouaillerait cette chair étrangère. Il jouirait enfin, avec violence, dans le ventre inconnu.

Puis il tuerait l’animal devenu inutile, avant de s’en retourner chercher un autre. Et il recommencerait.

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