Partie de campagne

Jean-Marc Rigaux,

Les cloches sonnèrent huit heures. C’était le moment du journal télévisé. Les rues étaient désertes. Seules les feuilles jaunies s’y promenaient encore. Novembre. La fraîcheur piquante du soir retenait les villageois prisonniers chez eux. Les volets jamais repeints s’étaient refermés sur les façades en crépi sale. L’église romane du xiiie siècle pouvait s’assoupir à nouveau, ramassée sur elle-même. La pierre, gravée en lettres dorées, des morts de 14-18 avait retrouvé son silence sépulcral qui lui convenait si bien. Un avis à la population tapotait nerveusement le bois où il était mal punaisé. Peut-être cherchait-il à attirer l’attention ? Il tentait de faire écho au drapeau tricolore qui frottait sa hampe au fronton de la mairie. Leur dialogue discret ne parvenait pas à perturber le calme de Retigny-le-Château. Dans la nuit, la masse du vieux donjon et de ses remparts ne se détachait plus sur la crête toisant le hameau.

Quelques semaines auparavant, tard dans la soirée, une fenêtre jetait un carré de lumière dans les jardins de l’Élysée. Le président de la République méditait. Seul. Pour la première fois, il avait été élu six mois plus tôt. Pendant sa campagne, il avait tenté de synthétiser les qualités de ses prédécesseurs. Cela ne lui avait pas mal réussi. S’il ne pouvait emprunter à de Gaulle sa taille, l’humour et le sens de la formule ne lui avaient pas fait défaut (les Français adoraient). Il ne jurait pas avec la rondeur et le consensualisme de Pompidou. Reproduire le côté vieille France saupoudré de modernisme avait été plus compliqué. Éviter de se calcifier dans la statue de cire du commandeur mitterrandien tout en utilisant les coups de griffes littéraires contre les adversaires politiques. Goûter à tous les produits du terroir, serrer les mains, avait été épuisant mais efficace. Quelques séances de massage des zygomatiques et l’expression chiraquienne avait vite disparu des plis de son visage. Le seul à ne pas imiter était le président sortant, non qu’il n’ait pas de qualités, mais il était sortant.

Le président était quelqu’un qui avait un flair politique certain. Il savait que l’état de grâce qui accompagne le vainqueur n’avait qu’un temps. Il sentait qu’il allait falloir bientôt rebondir s’il ne voulait pas sombrer dans les sondages à l’approche des élections cantonales, premier test électoral de son mandat. Il lui fallait une idée. Et vite !

Sur le guéridon à napperon blanc, la pendule revenait obstinément à gauche, puis à droite. La baguette craquait. Répandait ses miettes croustillantes sur le vichy. Les Patureau aspiraient leur soupe sans décoller le regard de l’écran. Ils attendaient, non sans impatience, la suite de la téléréalité qui tenait en haleine la France entière depuis cinq semaines. Diffusée sur une chaîne publique ! Cinq familles évoluant chez elles. Espionnées ! Sans le savoir ! Il fallait que les RG servent encore à quelque chose. Des visages masqués électroniquement ! Des décors savamment floutés ! Des voix recomposées ! Des dialogues trafiqués mais qui respecteraient l’intégralité des messages ! Ah le montage… quel progrès ! Les Patureau avaient tout de suite adopté le couple no 3. Une sympathie naturelle. Des gens sensés. Carrés. Sans chichis. Comme eux.

Un des attraits de l’émission résidait dans l’inconnue de la récompense. Ce n’était pas seulement « qui va gagner ? » mais aussi « que vont-ils gagner ? » Josette Patureau — qui n’avait pas eu l’occasion de retirer son pull jaune et bleu des PTT — se dépêcha de sortir le chien, pendant la pub, entre le journal et l’émission. Elle anticipait les besoins de Médor. Ce dernier ne rechigna pas à s’engouffrer dans la noirceur pour s’orienter comme une torpille radarisée vers l’unique réverbère de la placette, en panne depuis des années.

Josette attendait dans le froid que ça se fasse. Elle se disait que la municipalité ferait bien de réparer l’éclairage. Yvon pourrait le faire. Avec le boulot qu’il abat au château pour le bobo parisien qui s’était mis en tête de rénover cette ruine. Enfin ! Cet hurluberlu apportait du travail. C’était toujours ça ! Médor revenait au petit trot. Josette le fit rentrer. Avant de fermer la porte, elle aperçut au loin les phares de plusieurs voitures. C’était inhabituel dans ce trou à cette heure.

Le conseiller en communication s’agitait devant un tableau lardé de flèches tracées à la craie, reliant des intervenants désignés chacun par une lettre. Y – J – P.

« Monsieur le président… (Il pressa ses sourcils entre le pouce et l’index. Inspira profondément.) Comprenez bien. Il ne s’agit pas de singer Giscard ; vous n’êtes pas invité. Vous vous invitez chez les Français. Tous les Français. En direct. Live. Pas de faux-semblants. Une discussion franche. Parmi eux. Pas en studio. Pas à l’Élysée. Chez eux. Du vrai. Rien à voir avec ce président aristo pédant. Avec lui, ça sonnait faux. Avec vous, ça va passer la rampe. Identification. Ça marche à tous les coups. Pourvu que ça fasse vrai. Mais attention ! Il y a des risques. C’est du boulot presque sans filet ! Sinon ! Réchauffé ! Prépréparé ! Prémâché ! C’est foutu ! »

Il avait débité son laïus en moins de vingt secondes. Sa cartouchière de mots était épuisée. Avait-elle touché sa cible ? Dans le silence restauré, le président tapotait nerveusement son bureau Empire.

— Si je comprends bien, ça peut déraper ! On ne sait pas à qui on a affaire.

— Pas tout à fait. N’oubliez pas qu’ils sont scannés depuis des semaines. Vous pouvez visionner des extraits sélectionnés et potasser tout ça.

— Affronter un adversaire politique ? OK. Ici, l’exercice diffère. Être comme eux peut me desservir. M’en distancier aussi. Jeu dangereux !

— Écoutez ! Je serai derrière les manettes. Je peux encore gérer ça d’ici.

Le générique du sixième épisode de Nous nous invitons chez vous était lancé.

— Josette ! Dépêche-toi ! Ça commence !

— Chers téléspectateurs, bonsoir ! Le moment tant attendu est enfin arrivé ! Dans quelques instants, le dénouement de notre voyage à travers la France vous sera dévoilé.

L’écran devint sombre. Une caméra suivait un convoi dans la nuit. Dans l’angle droit, un château éclairé apparut furtivement. Les véhicules stoppèrent sur une petite place. Un réverbère éteint zébra la lumière des phares. Plusieurs hommes descendirent. Gros plan sur un visage poupin. Yvon et Josette reconnurent sans hésiter le président. Ils le virent s’approcher d’une porte. Ils se regardèrent. La sonnette retentit de concert, dehors et dans le poste de télévision. Josette se leva comme une somnambule. Elle n’ouvrit qu’à concurrence de la longueur de la chaînette de sécurité.

« Et le couple vainqueur est… est… le numéro 3. »

Yvon n’avait pas bougé. Il contemplait à la TV l’œil écarquillé de sa femme dans l’entrebâillement. Il se retourna vers elle. Elle se retourna vers lui. Haussa les épaules en écartant les avant-bras, paumes vers le haut. Elle fit entrer le président. Il la salua. Lui serra longuement les mains, mimant à la perfection chaleur et empathie. Josette, machinalement, lui retira son pardessus. Il se dirigea, tout sourire, vers Yvon qui s’était levé du divan, se hasarda à lui donner l’accolade. Comme à un vieux pote. Yvon, droit comme un poteau, lui tapota dans le dos. Dans une coordination parfaite, sa main à la télévision suivait comme un ombre le mouvement qu’il imprimait. Incrédulité !

Le président proposa d’éteindre l’appareil. L’écho pouvait devenir gênant. Yvon s’exécuta. Dès cet instant, comme si un claquement de doigt s’était produit en elle, Josette reprit ses esprits. Elle était à la maison. Dans sa maison. Dans son « chez soi ».

— Vous prendrez bien un siège. Celui-là est le plus confortable. Mon mari ne l’utilise pas. Il les défonce tous. Bien sûr ! Il est musclé ! Y travaille sur le chantier au château. Désolé ! Mais on a déjà mangé. Il ne reste plus grand-chose. Mon mari est un goinfre. Notez qu’il en a besoin vu qu’il travaille sur le chantier au Château.

— Ne vous tracassez pas, Madame. Cela ne nuira pas à mon régime. Dites-moi ! Le château ! Je l’ai vu en arrivant. Magnifique ! Grâce à vous, la France entretient son Patrimoine. Son Histoire. Vivants. Passé et Avenir.

Yvon qui les avait rejoints à table, intervint.

« Bof. Vous savez. On n’a pas compris pourquoi l’Parigot qui l’a racheté s’en est entiché. C’était un vieux truc pourri. Dangereux en plus. Je sais de quoi je parle. En plus, y croit qu’y va devenir le marquis du coin. Môssieur le maarquis. Mais il est pas d’ici. Tout de même ! Y aura encore du boulot pour quelque temps. »

À Paris, l’équipe de communication s’affairait derrière les manettes. Le conseiller avait le doigt sur le bouton. Il hésita. Se retint.

Il restait un peu de saint-nectaire et de roquefort. Le président les lorgnait sans oser y toucher, quand il était avisé par l’oreillette qu’il n’était pas cadré. Le meilleur moyen de les exorciser était d’en parler.

— Alors ? Dites-nous ? Tous ces bons fromages de la région. Bien de chez nous. (Il fit un clin d’œil complice.) Vous vous approvisionnez chez des producteurs locaux ? Nous restons le no 1 au monde pour la gastronomie.

Le conseiller lui souffla à l’oreille : « C’est simple. Direct. Parfait. Continuez comme ça. » Josette répliqua :

— Ben ! Non ! Je vais au Casino. C’est pratique. Y a tout. Bien sûr, je dois m’taper dix bornes. Mais bon. Y a aussi le fass-foot au centre commercial. C’est sympa. Y a de la couleur. Et puis, une fois par semaine, ça change de boulotter ces ham-bourre-gers. Vous prendrez bien un peu de fromage ?

Le conseiller caressait le poussoir d’acier. Dix annonceurs avaient payé un pont d’or pour l’espace publicitaire disponible à l’occasion de la « dernière ». Ce fut une des premières mesures du nouveau président : autoriser de nouveau la pub sur les chaînes publiques, en manque de financement. Le conseiller avait décidé d’en user habilement en cette occasion. Au moindre dérapage des Patureau : « Woolite, plus doux que les sentiments, pour des pulls câlins. Caprice des dieux, moelleux en bouche, envie de mielleux ? Crédit mutuel, tout ce que vous voulez ! Nous sommes là ! Faites-nous confiance. » Une petite pression, et le message politique était épargné par les banques, les adoucissants et les fromages.

— Vous avez vu, Monsieur le président ? Quand vous êtes arrivé ! Le réverbère !

— De quoi s’agit-il ?

— Il est en panne ! Depuis longtemps ! Alors le soir, quand Médor doit sortir, c’est embêtant. Médor y connaît le chemin. Mais moi ! J’suis pas à l’aise. Avec touss’ qu’on raconte à la télé. Les tueurs en série, les étrangers et tout ça. Vous ne pourriez pas faire quelque chose ?

— Soyez apaisés. Je m’occupe de ça. Le maire aura une subvention. La lumière, c’est capital !

— Vous êtes bien aimable. V’là qu’on regrette de ne pas avoir voté pour vous.

— Ce n’est pas grave. Je suis le président de TOUS les Français.

— D’accord avec vous. Sauf les étrangers. Surtout ceux qui nous volent notre boulot et qui…

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— Nous sommes et avons toujours été pour un ordre juste.

— Ah ben ! On est d’accord. Avant, on votait comuniss tous les deux. Y disaient qu’avec eux on garderait la PTT dans le village, qu’il y aurait personne de viré mais Yvon, il a perdu son gagne-pain quand la fabrique a fermé. Heureusement qu’il fait l’artisan pour le dingo du château. En tout cas, je suis restée affiliée à la CGT. On ne sait jamais. Mais on vote FN !

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— Monsieur le président, croyez-vous qu’on a une chance que le bureau des PTT ne ferme pas ? Parce que c’est un bon job. Y a presque plus personne qui vient. Sauf les quelques vieux qui restent. Y z’aiment faire la causette. C’est important pour eux. Et puis, en été, on a de temps en temps les touristes qui logent dans les chambres d’hôtes. Y sont un peu drôles de venir se fourrer ici mais y z’ont l’air d’apprécier.

— Madame Patureau, je vous promets que je ferai tout pour sauver votre bureau mais aussi beaucoup d’autres.

— Les autres, je m’en fiche un peu, mais c’est comme vous voulez. En tout cas, on votera pour vous.

Le président se tourna vers la caméra dissimulée dans la pendule qui continuait d’osciller de gauche à droite, la fixa et dit :

— Je vous ai BIEN compris. La solidarité est une valeur fondatrice de notre pacte républicain. Je suis ici parmi vous. Tout le monde mérite respect et attention. L’État que je représente parce que vous m’avez choisi, est là pour résoudre vos problèmes quotidiens. Je m’y engage. Vive la France. Vive la République.

La Marseillaise dégoulina dans dix millions de foyers. Pas celui des Patureau dont l’écran était toujours muet. Josette sanglotait de bonheur. Yvon se resservit un coup de rouge pour déglutir toutes ces émotions.

Le président qui crevait littéralement de faim, se rua sur les restes du saint-nectaire et de roquefort. Un petit excès n’est jamais nuisible. Ses mâchoires, en remuant, faisaient bouger l’oreillette dans laquelle le conseiller en communication lui soufflait le frémissement positif des premiers sondages.

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