Va-t-on bientôt bombarder les anges ?…

Préparons-nous à entendre l’espace crier.

Henri Michaux

« C’est écrit dans le ciel », lâche en mâchant sa gosette un Wallon au nez à piquer des gaufrettes, qui lorgne les deux petits avions de tourisme qui, selon un plan précis de vol, ont quatre fois pris l’air à tour de rôle depuis midi et tournoient comme des papillons autour de la lampe à un peu plus de six cents mètres d’altitude à partir d’un cercle de neuf kilomètres de rayon qui désigne la zone de circulation autorisée.

Tirant la banderole publicitaire de parcs d’attractions rivaux, les deux pilotes tournent en rond dans le ciel sans nuages, mais font semblant de s’ignorer au point de se frôler parfois. Il s’en est fallu d’un cheveu qu’ils ne s’accrochent et valsent dans la Meuse sous l’œil des estivants en goguette qui taillent des bavettes et lisent leur gazette au bord des guinguettes.

Les conditions atmosphériques idéales favorisent leur ronde uniforme, d’assez brève durée, l’un ayant couvert une première fois la distance en trois minutes, temps normal pour effectuer le trajet à partir du petit aérodrome ou aéroplace local, avec un terminal et cent vingt-quatre portes, une tour de contrôle de cinquante-trois mètres de haut (sans ascenseur !), qui a coûté 3,5 milliards de FB, régie à mi-temps par l’ex-adjoint d’un agent en retraite, aérodromophobe (peur des avions), mais wallonniphile, qui gère en patagon wallonnisant l’unique piste divisée de plein vol par une ligne verticale en trois zones linguistiques de longueur et de largeur inégales.

L’autre, pour la même durée de vol, a parcouru en un délai imposé la même distance exactement, accrue toutefois de deux kilomètres à cause d’un moteur (à explosion) plus puissant.

L’ordre des départs ayant été tiré à la courte paille – jeu de fortune – plutôt qu’à pile ou face – jeu de hasard pur –, les deux tacots qui ronronnent ont cette fois décollé de concert et volent à si basse altitude qu’on peut s’interroger sur le mode publicitaire utilisé puisqu’un mot de sept lettres écrit dans le ciel par un avion à une hauteur de deux mille cinq cents mètres peut s’étendre sur une distance de neuf kilomètres et est lisible jusqu’à quatre-vingts kilomètres à la ronde.

Les deux pilotes qui s’évitent et feignent d’être en froid se connaissent pourtant fort bien et ont entre eux des nuées de points communs. Par une ironique coïncidence, ils sont nés tous les deux un 21 juillet, jour de la fête nationale belge, à quelques heures et quelques mètres à peine d’intervalle, l’un au 36 rue de l’Ange, l’autre au 63 rue de la Plume, à Namur, qui, au pluriel, se dit Namen ou « noms » en flamand.

De même, ils portent chacun le nom commun de Michaux, Micheau ou Michot, qui n’est pas un nom propre puisque l’un s’écrit Michaud (avec d), l’autre Michaut (avec t). Et ils ont aussi un prénom identique aux lettres distinctes pour chacun. L’un qu’irrite le Y – voyelle égale à I – se nomme Henri, abrégé en Riquet à cause de sa houppe, qui se dit hoppe (touffe d’herbe) en flamand, d’où son rêve quand il était freluquet de créer un parc de loisir huppé appelé houppe land.

Alors que l’autre qu’horripile le I – symbole de l’iode – et qui s’appelle Henry, raccourci en Ricot, sobriquet de Rocky – Y relayant I –, a une mèche dans l’œil ainsi qu’un cheveu sur la langue. Et, ayant autant de toupet, aspirait à monter un parc d’attractions dans le vent hardiment baptisé upper land.

Âgés tous deux de 31 ans, Henri Michaud et Henry Michaut ont chacun le même poids (plume), mais dans des catégories différentes. L’un, super-plume, pèse entre 37,134 et 58,967 kg, alors que l’autre, super-léger, pèse entre 61, 236 et 63,503 kg.

Tous deux wallonnaisistes et unidialectistes de l’idiolecte d’oïl, sabir de la contrée de Namur, baigné de wallonisme pour l’un, teinté de wallicisme pour l’autre, ils parlent chacun le français de Belgique, pays de transition, sans unité géographique, divisé en trois régions ennemies, dont la distance maximale est de trois cent vingt-neuf kilomètres.

Et ils s’ingénient concurremment à promouvoir l’un la côte d’Yvoir, l’autre l’île d’Yvoir, aménagées en centres touristiques voués à l’exploitation exclusive de leur passion respective.

Marié à Aveline, cordon-bleu en papillote, championne d’aérobic, qui pratique l’aviron dans la vallée de la Meuse bordée de lames étroites et d’aiguilles effilées propices à l’escalade et à la spéléologie, Henry Michaut, papillonneur et lépidoptérophile de haut vol, a pour violon d’Ingres les papillons dont quatre cents espèces au nom évocateur (Aurore, Chiffre, Échiquier, Damier) résident en Europe sur les cent soixante-cinq mille lépidoptères connus dans le monde, qui muent de la nymphe à la chrysalide, vivotent des mois, sinon des années, à l’état de chenille, ont une vie adulte éphémère, volent aussi haut que les hirondelles, ont neuf battements d’ailes contre mille par seconde pour un moucheron, traversent la Méditerranée ou l’Atlantique par un tracé aussi rectiligne que celui des abeilles, butinent sous d’autres cieux ou dans leur milieu naturel, et s’ébattent dans les serres tropicales du parc de loisirs du BUTTERFLY center qu’il leur a dédié en entier.

Mais sa première passion est l’aviation. Aérophiliste et aéromodéliste avisé, il collectionne avec une patience d’ange tout ce qui touche les aéroplanes, depuis les zincs catapultés, modèles réduits ou appareils téléguidés, avions de papier, de bois ou en Meccano, qu’il appelle les « jouets de la vie », aviettes, avionettes et hydravions, deltaplanes ou ULM – une idée en l’air ! – et autres engins à hélices et roues amovibles, bombardiers d’eau, avions-citernes, avions de ligne, de combat ou à réaction qui crèvent le mur du son avec un boum semblable à une explosion, avions à envol vertical et courte pose (moins de trois mètres), avions-cibles, avions-suicides ou kamikazes, avions-fusées, avions solaires (sans pilote), drones miniatures, robots ailés, télécommandés, ultra-légers (315 kg), extra-larges (36 m), aptes aux vols dans la haute atmosphère, utiles aux arcenciologues et aux astronophilistes.

Calamophiliste (collectionneur de porte-plume) et lunatique angélophile, qui se pique d’angélologie et d’angélophanie, Henri Michaud vit de son côté un bonheur sans nuages avec son épouse Angèle, fleur bleue au sourire aussi angélique que ses deux filles, Angéline et Angélie, dont il est complètement bleu.

Comme il l’est des anges, êtres parfaits, créatures invisibles, purs génies, âmes des astres, à la présence insaisissable, par qui s’opère l’union du corps et de l’esprit, qui gîtent dans l’Au-delà, n’ont pas tous des ailes, ne rient pas (aux anges !) et ne font que sourire, à la louange desquels il se voue sans jambages. Mais dont il aspire à percer la vraie nature. Et qu’on peut voir car il n’y a point d’endroit où ils ne soient, les anges étant partout, y compris dans la lune, qui d’antan était leur résidence, ainsi qu’au fond des océans, où se terrent ceux de la mer, monstrueux requins, squales avides et terrifiants, qui happent leur proie en évasant par surprise une bouche énorme, dans son centre de loisirs baptisé le plume park.

Brevetés dans le même aéro-club où ils ont chacun pris leur envol, Henry Michaut et Henri Michaud assurent comme personne la promotion de leur parc respectif et tournaillent à l’unisson dans le ciel mosan, en un chassé-croisé quasi continu.

L’un, tête en l’air, en bleu d’azur, blouson marine en cuir et képi d’aviateur à visière qui retient sa mèche et l’empêche de lui barrer la vue, aux commandes de son monoplan biplace qui crachouille un graillon de moteur de tondeuse à gazon.

L’autre, au septième ciel, en salopette bleu clair et bonnet de laine qui barde sa motte de cheveux sur le tympan de la tête, au volant de son biplan monoplace qui glaviotte un crachement de Mobylette enrouée ou de tracteur à remorque en rodage.

Cette distinction sonore suffit à les déparier et coupe court à toute analogie complémentaire car si l’aviation astreint à identifier les sigles du sol, à maîtriser l’itinéraire, à maintenir l’assiette et le cap, ainsi qu’à voler à une altitude minimale de 500 m dans le cas du survol d’une agglomération, et de 1 000 m pour les monomoteurs au-dessus d’une ville de 10 000 à 100 000 habitants, les deux pilotes ont une vision et une perception de l’envol pour le moins différente.

Henry Michaut, qui compte 2 millions d’heures de vol en un mois et demi – un record ! -, est un as de la voltige aérienne. Spécialiste du vol sauts de puce, il a réussi l’aller-retour, dans les deux sens, en moins de deux minutes, des 0,05 km menant du Coq (De Haan, en flamand) à l’Haan (Le Coq, en français) — le trajet ne dure que sept secondes par vent favorable — du 13 juin à 16 h 13 (GMT) au 13 juin à 16h14’ 59″.

Mais il a aussi parcouru à tire-d’aile, seul à bord, sans escale et sans ravitaillement – incroyable défi ! -, à 1 225 km/h, une distance égale à six fois le tour de la terre (record non homologué) car il n’avait pas prévenu de son départ. Et il projette pour changer d’air d’accomplir sans délai un tour du monde sur le dos, la tête en bas, assis à l’extérieur, à une température de -1648° C, en relatant sa traversée avec un stylo-bille inventé en 1942 par Osborne Reynolds à la requête des aviateurs dont le stylo coulait en haute altitude.

Et après cinq cent nonante-quatre heures, soit plus de vingt-cinq jours consécutifs, en vol inversé, à 297 km/h – ce qui fait se dresser les cheveux sur la tête ! -, il a effectué en piqué après une volte, qui comprend un retournement dans une envolée semi-circulaire, un atterrissage sans accroc sur le toit-terrasse d’un immeuble en pente de 18 p 100.

Henry Michaut aime la voltige par souci de la forme et pour sa force d’abstraction. Rêvant qu’il est un papillon – mais les papillons rêvent-ils d’être des hommes ? -, il se meut dans un mouchoir, rase les murs, vole en rase-mottes, exécute tous gaz coupés (on entendrait voler une mouche !) des tracés géométriques et des figures combinées qui sont parentes de celles du patinage artistique. Soucieux d’attirer dans son parc récréatif les badauds aussi minuscules que des fourmis, il descend en feuille morte, vire, cabre, léger comme une plume, enchaîne boucles et lacets, effectue mille cabrioles et trente-six chandelles, fait des tours complets, perd sa casquette et, mèche au vent, comme un machaon ou un porte-queue qui éclôt en été et périt à l’automne, s’arrête au milieu du ciel, part en semi-piqué (30°) ou en piqué vertical et redresse ric-rac son coucou aux ailes jaunes, lisérées de noir et bordées d’un rond rouge dont il module en tout dernier ressort la trajectoire.

« Je suis aux anges », dit Henri Michaud, plus léger que l’air, qui vit sur un nuage et n’y voit que du bleu, fend l’azur – sphère stable, éther silencieux – et plane sans crainte des engelures ou des maux angiologiques, ni souci de son rival – mauvais ange ! – qui ne manque pas d’air, court après les papillons (rira bien qui rira le dernier…) et se brûle à la chandelle comme eux.

Soucieux d’écrire avec une belle plume des dessins sur les nuages comme le fait un avion publicitaire qui trace des lignes de fumée, il volette dans l’illimité, monte en flèche, descend, perd son bonnet (hop là !) et, houppe à l’air, déplumé, tout bleui, vole comme un ange en allongeant les bras. Et il entend même leur voix car la musique est leur langage comme le dit Mozart qui oyait leur point de vue au cœur de la création.

Agissant en l’air, il coupe son moteur, puis la radio de bord.

Et songe :

« Je vole maintenant sans ailes. »

Devenu pilote pour être dans les nuages, Henri Michaud, qui agit selon ses pensées et pense selon ses actes, adopte alors le vol à vue ou PSV (pilotage sans visibilité), qui repose sur la vision du terrain à l’œil nu et s’opère à une hauteur minimale de cent soixante-cinq mètres si l’avion survole la campagne.

Minute, papillon !

Il adopte ainsi un point de vue inverse de celui d’Henry Michaut qui pratique le vol aux instruments (IFR), non lié aux conditions météorologiques, mais qui contraint le pilote à être au minimum à mille cinq cents pieds (cinq cents mètres). Voltigeant sans fin, il se donne des ailes, les incline d’un coup vers le haut (positif), puis vers le bas (négatif), plafonne, décroche, s’abat, vole en tranche et s’approche par degrés comme le papillon mâle alerté par l’odorat de la présence à un kilomètre d’une femelle qui l’attire par les phéromones.

Confiant dans ce manège répété cent mille fois, il vire au ras des pâquerettes (moins d’un centimètre), et comme l’escargot qui perçoit aussi lentement qu’il se meut et la mouche aussi vite qu’elle s’envole, couve aériennement d’un même œil l’avers et l’envers de la terre, admire le ciel sans sol, et, sachant qu’il suffit pour relever son « moustique » d’une preste rotation du poignet, amorce en douce un coude à la verticale, suivi d’une culbute arrière et de tonneaux, d’une glissade sur l’aile et d’une vrille horizontale, après un laps de survol sur le dos.

Par un enchaînement naturel des causes et des effets, Henri Michaud et Henry Michaut se retrouvent soudain face à face, l’un tête en l’air, l’autre tête à l’envers, et se regardent dans les yeux comme deux cicatrices parallèles. À vol d’oiseau, il n’y a pas plus de cent mètres de l’un à l’autre, mais privés des liaisons des appareils de bord, ils sont d’autant plus surpris de leur présence respective que l’agent de contrôle censé prévenir les collisions ou les obstacles imprévus fait la sieste à l’heure du repas. À 13 h 04, en temps universel, ils se heurtent de face à trois cents mètres du sol. Effectuant le saut de l’ange, Henri Michaud perd une aile comme certains insectes après la copulation. La houppe dressée sur la tête – quel toupet ! -, bras écartés, dans le bleu, suspendu, attaché à rien, l’air dégagé, il se déguise en courant d’air et réalise enfin son rêve de quitter la terre pour être inhumé dans un nuage et se muer en petit ange.

Aussi bleuâtre qu’un apoplectique, la mèche dans les yeux, le cheveu collé sur la langue, la banderole de huit mètres de long sur deux mètres cinquante de large lui bouchant la vue, Henry Michaut, jambes pliées, manche bloqué — autant cracher en l’air ! -, s’agrippe à son siège et part en vrille.

Piquant du nez, il exécute une pirouette, deux boucles et trois tonneaux, et, après un looping final, achève sa course en piqué, sous le nez des mordus d’escalade arrimés au rocher du Roi Albert, aussi réputé que le site de Grognon, siège du Parlement wallon.

Il faut avoir le sens de la chute pour décrire la course du monoplace biplan qui a du plomb dans l’aile – il ne l’a pas volé ! – et fonce vers la Meuse où il fait la cabriole et se fracasse dans une formidable gerbe d’eau qui éclabousse les pique-niqueurs et piqués du « péket » avant de couler à pic en un clin d’œil.

(Extrait de L’oculiste noyé, récits à paraître début 2001 aux Éditions du Seuil, dans la collection Fiction & Cie dirigée par Denis Roche)

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