Quand l’argent peut tout acheter

Liliane Schraûwen,

Dimitri restait connecté en permanence.

Connecté à quoi, à qui ? Au monde, avait-il coutume de penser. À ses amis. Les vrais, de plus en plus rares, et tous les autres, ceux des réseaux sociaux qu’il fréquentait. Il sentait dans sa poche le poids et la douce chaleur de son smartphone dernière génération, contre sa cuisse, et ça le rassurait. À tout moment, quelqu’un pouvait l’appeler, lui laisser un message écrit ou vocal, lui communiquer des images, des photos, des vidéos, des documents. Même seul, il n’était jamais seul.

Quand il rentrait chez lui, après le travail, son premier geste était d’allumer l’ordinateur de bureau. Il allait faire un tour sur le Net, vérifiait ses mails que pourtant il avait déjà consultés sur son smartphone tant aimé, il se promenait sur quelques-uns de ses sites favoris. Il parcourait la presse, étudiait son agenda. L’écran brillait doucement, c’était comme une présence discrète et fidèle, comme une vie qui ne s’arrêtait jamais.

Au boulot, c’était pareil. Le « téléphone intelligent » dans la poche, l’ordi sur le bureau. Comme tout le monde, il lui arrivait de distraire quelques-unes des minutes qu’il devait à son patron et à son entreprise pour se promener sur le Web à des fins personnelles. C’est qu’il s’intéressait à tant de choses : la politique nationale et internationale, la vie des people, le sport, la météo… La Bourse, surtout. Comment donc faisait-on, jadis, quand tous ces médias n’existaient pas ? Comment s’informait-on ? Sans doute vivait-on chacun pour soi, dans un individualisme et un égoïsme qu’il ne pouvait imaginer. Dans la bêtise aussi, dans une effrayante ignorance. Le Japon tremblait alors comme il tremble aujourd’hui, des guerres et des révolutions naissaient et mouraient un peu partout sur la planète, des records du monde de saut à la perche étaient battus, ou de natation, des matches de foot faisaient vibrer les foules, mais il fallait attendre le journal télévisé de vingt heures pour le savoir. Et avant… avant il fallait se contenter de la radio. Ou du quotidien du soir. Impensable, vraiment.

Il n’arrivait pas à comprendre les gens, de plus en plus rares il est vrai, qui critiquaient tous ces engins de communication modernes. Lui, il ne pouvait envisager une vie « comme avant », une existence comme celle de ses parents ou plutôt comme celle de ses grands-parents, sans ordinateur, sans connexion Internet, sans même un téléphone portable. Comment faisaient-ils, ces individus quasiment préhistoriques, pour vivre ainsi dans les ténèbres de l’obscurantisme et dans le silence écrasant d’un monde sans interaction ? Cela lui paraissait proprement inimaginable. L’enfer ne pourrait pas être pire, pensait-il souvent.

Lui, il se tenait au courant. De tout ce qui se passait dans l’univers, en temps réel. Rien d’extraordinaire à cela, chacun autour de lui en faisait autant. Le nombre de morts dans le dernier pays frappé par la guerre civile ou la révolution, les scores de son équipe de foot favorite et ceux de toutes les autres, les rendez-vous secrets de telle ou telle vedette du petit ou du grand écran, le coming out du chanteur à la mode, mais oui, vous savez bien, celui qui a été révélé par la Nouvelle Star ou The Voice, tout cela n’avait aucun secret pour lui, pas plus que pour les dizaines de millions de « connectés » qui comme lui surfaient, tweetaient et facebookaient sans discontinuer.

Chacun de ces millions et même de ces milliards d’internautes se constituait son propre média d’information, son magazine tout à fait perso et unique, selon ses goûts et ses centres d’intérêt. Lui, il avait placé, en une de son magazine-info individuel, les chiffres de la Bourse. Il aimait connaître le taux de l’euro par rapport à celui du dollar ou du yen. Il s’intéressait aux fluctuations des actions de telle ou telle entreprise, à la déconfiture de Dexia, aux faillites annoncées, à l’inflation, à la déflation, à la crise grecque, au marasme de l’Espagne, et même à la chute du titre Facebook. Les aléas de Wall Street et de la Bourse de Tokyo le passionnaient.

Il adorait lire des mots comme « trader », « profit », « légère hausse », « indice Nikkei », « cac 40 », « cotation boursière », « action », « gestion », « obligation »… Au début, il n’y comprenait pas grand-chose, et c’était cela, justement, qui lui plaisait. Il avait l’impression de se trouver immergé dans une contrée lointaine et exotique peuplée d’initiés pratiquant une langue inconnue. Il se voyait dans le rôle du voyageur étranger, du touriste qui se promène, écoute, regarde autour de lui en tentant de capter le génie du lieu, de comprendre quelques phrases par-ci par-là, de déchiffrer les mots sur les affiches publicitaires et les panneaux de signalisation, d’avancer sans être obligé de demander son chemin, un dictionnaire dans une main et un guide Michelin dans l’autre.

À force d’ainsi se perdre en terre inconnue, il avait fini par apprendre à se repérer. Très superficiellement, d’abord, en se trompant, en revenant sur ses pas, en hésitant. Mais peu à peu, la géographie des lieux s’était inscrite en lui, avec les codes, les accents et puis les signes, les mots, les phrases. Quand il lui avait semblé pouvoir maîtriser la grammaire et les règles de cet univers compliqué, il s’était lancé, un peu par curiosité, un peu par jeu. Et puis, on ne sait jamais, se disait-il. De très petites sommes d’abord, comme un amateur de poker débutant qui observe et découvre avant de jouer vraiment. Il avait misé des montants modestes. Pour voir. Prudemment. En bon père de famille, comme on dit.

Assez vite, il s’était rendu compte que non seulement il aimait cela, mais qu’en outre il avait d’indéniables dispositions. Lui qui n’avait guère fait d’études et qui, à l’école, n’avait manifesté aucune aptitude particulière pour les mathématiques, faisait preuve d’une étonnante maîtrise dans le domaine pourtant relativement complexe du boursicotage de haut vol.

Ses petites économies ont fructifié. Il ne lui a pas fallu trois ans pour se trouver en possession d’un impressionnant portefeuille de titres divers et, en même temps, à la tête d’une vraie fortune. Il avait un véritable flair pour détecter les entreprises et autres start-up qui ne pouvaient que devenir rapidement rentables. Il achetait, vendait, vite et sans se tromper. Il investit une bonne part de ses gains dans l’immobilier, s’assurant ainsi une (très grosse) poire pour la soif en cas de déconfiture boursière. Il abandonna son travail pour consacrer tout son temps à ce qui était devenu une passion. Comme toutes les passions, celle-ci le dévorait. Il passait ses journées et une partie de ses nuits à suivre l’évolution des cours boursiers, à se documenter, à donner des ordres de vente ou d’achat.

Quand arriva le jour de son quarantième anniversaire, qu’il fêta tout seul face à son écran d’ordinateur, Dimitri réalisa qu’il était riche, immensément riche, plus riche qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir l’être. Bien sûr, il était loin encore de Bill Gates, Lakshmi Mittal et autres Liliane Bettencourt ou François Pinault, mais il pouvait quand même s’offrir à peu près n’importe quoi. Un jet privé ou un yacht, pourquoi pas ? Des voitures de collection, une île dans le Pacifique, un ou deux hôtels particuliers…

J’ai quarante ans, se dit-il. Je suis plus ou moins arrivé au milieu de ma vie. Je peux me faire plaisir, sans restriction. De quoi ai-je donc envie ? Qu’est-ce qui pourrait me rendre heureux, me combler, m’apporter plus de satisfaction que j’en ai eu jusqu’ici ?

C’est ainsi qu’il se rendit compte que ce n’étaient ni l’argent ni le luxe ou les divertissements qu’il permettait d’acquérir qui l’intéressaient. C’était le jeu de la Bourse, et rien d’autre. Risquer, sentir le vent, miser, gagner… et même perdre : voilà ce qui l’excitait. Voilà ce qu’il aimait.

L’amour ?, se dit-il. Quelquefois, il se payait les services d’escort-girls de haut vol. C’était facile, rapide et coûteux, et cela lui convenait parfaitement. Pas besoin de jouer le jeu de la séduction, pas de promesses à faire, pas d’engagements, pas de larmes, pas de sentiments. Avait-il rêvé mariage, famille, enfants, jadis ? Il tenta de se souvenir. Il se rappela son adolescence qui lui semblait si loin. Déjà solitaire en ce temps-là. Peu de copains, pas d’amis véritables. Il était timide, « asocial » selon ce qu’un de ses profs avait un jour dit à ses parents. Les filles ? Oui, il s’y était intéressé, comme tout le monde. Il y avait eu Sandrine, une jolie brune aux yeux bleus. Ils étaient dans la même classe. Il leur arrivait d’échanger quelques mots, de discuter de l’un ou l’autre prof, de se passer des notes de cours. Ils se faisaient la bise le matin, en arrivant à l’école, comme tout le monde, et la trace de ce baiser léger le brûlait tout au long de la journée.

S’il avait voulu, s’il avait osé… se disait-il parfois. D’autres garçons se sont montrés plus entreprenants, évidemment, et Sandrine a choisi Luc. Elle est devenue sa petite amie. Pas longtemps, seulement jusqu’à la fin de l’année scolaire, parce qu’après, elle a déménagé, elle a changé de lycée. Lui, il a continué à rêver d’elle, tout seul dans sa chambre, puis les choses se sont calmées d’elles-mêmes. En tout cas, il n’a jamais eu, de « copine ». Ni d’amoureuse, a fortiori. Les films pornos qu’il visionnait sur le Net suffisaient à sa libido. Quant aux sentiments, à cet amour qui remplissait les chansons, les films et les feuilletons télé et, surtout, les livres qu’on lui faisait lire en classe, il n’y a jamais rien compris. Ces tourments, ces palpitations, ces angoisses, ces extases et tout le reste lui semblaient totalement irréels. Il ne se sentait pas concerné, ni même intéressé. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »… Cela avait été vrai, un peu, pour lui, quand il avait perdu Sandrine. Mais peut-on perdre ce qu’on n’a jamais vraiment possédé ? Sandrine n’avait été, en somme, qu’une sorte de fantasme adolescent, un gracieux fantôme, une image en relief et en mouvement, mais guère plus réelle ni plus accessible, pour un garçon comme lui, que ces photos dans les magazines ou ces personnages féminins dans les feuilletons télé.

L’amitié ? Là aussi, ç’avait été le désert. Il avait bien eu quelques copains, et encore… En réalité, il ne se sentait bien que tout seul, chez lui, à chatter avec une nuée d’« amis » virtuels et inconnus et, surtout, à se promener sur des sites et des forums qui correspondaient à ses intérêts du moment.

Plus tard, au boulot, il s’était lié avec Marcel, qui lui ressemblait un peu, et avec Pierre. Marcel était une sorte d’ours qui, tout comme lui, passait beaucoup de temps sur Internet. C’est ainsi d’ailleurs que leur relation s’était nouée, à travers des échanges par écrans interposés. Ils « discutaient » plus par écrit qu’ils ne parlaient « en vrai » pendant les huit heures quotidiennes durant lesquelles ils partageaient le même bureau. Pierre, c’était autre chose. C’est lui qui était venu vers Dimitri, pour des raisons qui n’avaient rien d’amical, du moins au début.

« Dis-moi, est-ce que tu pourrais m’aider ? Y a mon ordi qui déconne, je n’arrive pas à résoudre le problème moi-même, je sais que toi, tu t’y connais… »

C’est comme ça que leur relation avait commencé. Dimitri l’avait dépanné, lui avait expliqué deux ou trois choses, et l’autre, pour le remercier, l’avait invité chez lui. Bizarrement, une vraie sympathie était née. Pierre était marié et Noémi, sa femme, était drôle et accueillante. Dimitri se sentait bien chez eux.

Si le mot « amitié » a eu un sens pour moi, se disait-il, c’est à travers Marcel, Pierre et Noémi. Ils ont été mes amis. Les seuls amis que j’aie jamais eus.

Mais il s’était éloigné d’eux, insensiblement, quand il avait abandonné son travail. Cela s’était fait peu à peu, sans vraie rupture. Il n’avait plus le temps de chatter sur le Net et ne fréquentait plus les forums sur lesquels sévissait Marcel, tout occupé qu’il était par ses activités boursières. Pierre l’avait encore invité quelquefois et, en échange, Dimitri le conviait dans des restaurants coûteux où l’autre se sentait mal à l’aise. Les rencontres s’étaient espacées. Ils n’avaient plus rien en commun.

Et voilà, se dit-il. Quarante ans, plus d’argent que je ne pourrai jamais en dépenser, et puis quoi ? Rien à espérer, rien à attendre, rien à construire. Pas d’amis, pas d’amours. Pas d’autres passions que celle qui occupe tout mon temps. Plus rien à prouver. En somme, j’ai atteint le sommet. Bien sûr, je puis continuer à jouer en Bourse, à m’enrichir. J’aime ça. À chaque fois, je sens monter l’adrénaline, comme une légère angoisse, puis il y a la fierté, le plaisir, la joie, quand les choses se passent bien. J’ai développé dans ce domaine un instinct très sûr. J’achète et je vends toujours au bon moment, je repère les bonnes affaires et les coups foireux, j’ai l’art de détecter les investissements risqués mais prometteurs, et ça marche. Je suis un peu comme un cochon qui déterre les truffes, sans erreur, qui perçoit leur présence à quinze centimètres de profondeur, là où personne n’aurait l’idée de chercher. Je pourrais m’arrêter comme jadis je me suis arrêté de travailler. Mais que ferais-je alors de mon temps ? Rien d’autre ne m’intéresse, rien ne m’excite autant.

Au début, il y avait eu le plaisir de la découverte, la curiosité. Puis la fierté de comprendre comment tout cela fonctionnait. Le désir d’arrondir ses fins de mois, celui de se constituer un bas de laine. L’orgueil de se découvrir un vrai talent, lui qui n’avait jamais été qu’un individu banal que personne ne remarquait. La jouissance de voir augmenter sa fortune, de pouvoir s’offrir tout ce dont il n’aurait jamais osé rêver auparavant. Mais il lui semblait être arrivé au bout de cette ascension. Au point où il en était, engranger quelques millions de plus n’aurait pas changé grand-chose. L’excitation et l’orgueil que lui apportaient ses prises de risque et ses succès s’étaient émoussés. Le vide lui paraissait gagner du terrain et grignoter de plus en plus de ce temps qu’il n’avait plus vraiment envie de consacrer à ses prouesses boursières.

Il avait d’ailleurs acquis la quasi-certitude que l’argent était appelé à disparaître. L’humanité en avait fait le tour. La crise, tel un ouragan qui se déplace sur l’océan avant de dévaster l’un ou l’autre État américain ou insulaire, voyageait sans cesse, s’endormant ici pour mieux s’éveiller là, et la planète entière se trouvait contaminée comme par une mortelle et terrifiante épidémie. Les Bourses étaient appelées à s’effondrer les unes à la suite des autres. L’immobilier perdrait sa valeur. Le blé, le pétrole, le café, l’or lui-même se dévalueraient sans recours. Une nouvelle ère allait s’ouvrir, au terme de terribles révolutions, de famines effroyables, de bouleversements que personne ne pouvait imaginer. Comment vivraient les hommes, ensuite ? Un nouveau Moyen-Âge s’amorcerait-il, un temps de ténèbres et de peur ? Le troc reprendrait-il ses droits ?

Dimitri n’avait pas envie de connaître tout cela, qu’il devinait cependant inéluctable.

Par moments, il se demandait s’il ne s’engageait pas dans une sorte de dépression ou, pire, de folie, et si l’avenir sinistre qu’il voyait se dessiner, pour lui et pour la race humaine en général, n’était pas qu’une espèce de cauchemar généré par son esprit désabusé, fatigué.

Car quarante ans, c’est le début de la fin, en quelque sorte. C’est le moment où l’on amorce le deuxième versant de la vie. Qu’avait-il donc construit, que resterait-il de lui s’il devait mourir là, tout de suite ? De l’argent, rien d’autre. Qui irait à de vagues cousins qu’il connaissait à peine. Un enfant, se dit-il encore, si j’avais un enfant, je saurais au moins pour quoi ou pour qui je m’enrichis. Mais il n’avait pas plus la fibre paternelle qu’il n’avait la fibre conjugale. Un enfant, d’ailleurs, cela se fait en principe à deux. Lui qui n’avait jamais eu de succès auprès du beau sexe pouvait désormais conquérir les plus belles, les plus jeunes. La richesse est toujours séduisante… Mais même sans croire à l’Amour avec le A majuscule que la culture occidentale lui attribue si volontiers, il ne voulait pas, quand même, acheter — en toute connaissance de cause — son simulacre.

D’autres auraient voyagé. Il y avait des milliers de choses à voir sur Terre. Il ne connaissait ni la Grèce, ni l’Amazonie, ni les fjords de Norvège. Mais il manquait de curiosité, tout comme il manquait du goût artistique qui en aurait conduit certains, à sa place, à visiter les musées, à collectionner toiles ou sculptures.

Il envisagea un instant de créer une fondation qui viendrait en aide à telle ou telle catégorie de laissés pour compte. Un orphelinat ? Un hôpital ? Une bibliothèque ? Un centre d’assistance aux toxicomanes, aux séropositifs, aux prostituées ? Une sorte de prix Nobel destiné à récompenser ceux qui œuvreraient pour le bien commun, pour l’écologie, pour la paix ? Les idées ne manquaient pas. Mais il n’avait pas non plus la fibre altruiste. Pour tout dire, le sort du monde et celui de ses semblables ne le préoccupaient guère. Et de toute façon, quoi qu’il fît de son argent, cela n’aurait pas comblé le vide de ses journées.

Sans compter que, si ses prévisions se réalisaient, fondations et donations n’auraient bientôt plus aucun poids.

En somme, se dit-il, arrivé au point où je suis rendu, il ne reste que la mort. Non pas qu’il fût particulièrement malheureux. Simplement, il se sentait las. Fatigué de tant d’énergie consacrée à tirer du néant tous ces profits aussitôt réinvestis et destinés à s’évanouir comme mirages dans le désert. Épuisé d’avoir vécu pour rien, d’une certaine manière.

Il aurait pu acheter tous les plaisirs, il aurait pu vivre dans le luxe, il aurait pu… Mais rien de ce qui s’achète ne l’intéressait. Quant au plaisir… c’était un mot qui lui paraissait de plus en plus vide de sens.

À quoi bon continuer de la sorte ? se demanda-t-il, si l’excitation n’est plus là qui me stimulait et me poussait à prendre des risques toujours couronnés de succès.

Il n’y a plus rien, pensa-t-il encore. Plus rien que le vide. Tout est inutile, finalement. Cela valait-il la peine de déployer tant d’énergie ? Qu’ai-je donc de plus que le gamin solitaire de jadis ? De l’argent, beaucoup d’argent, des immeubles, des titres… Du vent, rien que du vent.

Il restait le suicide, bien sûr. Mais il n’était pas très courageux. Jamais il ne serait capable de se précipiter dans le vide du haut d’un pont ou de la tour Eiffel, jamais il ne trouverait la force de se pendre, de se tirer une balle dans la bouche, de se jeter sous les roues d’un train, de prendre l’autoroute à contresens. Même l’idée d’avaler une dose mortelle de somnifères lui semblait insurmontable. Non pas qu’il eût peur d’un « après » auquel il ne croyait guère, ni que l’éventualité de ne plus exister le rebutât. Simplement, il ne se voyait pas poser un geste irréversible et, par là même, violent. Même si plus rien dans la vie ne lui semblait valoir la peine de persister.

Tant d’argent, se dit-il, et toute la puissance qu’il apporte, et je ne puis même pas « me donner la mort ». C’était bien le seul cadeau qu’il avait envie de s’offrir, pourtant, l’ultime cadeau.

À force de retourner dans sa tête tous ces mots qui constituaient son quotidien, des mots comme « argent », « fortune », « pouvoir », « cadeau », « acheter », « acquérir », « payer »…, il finit par avoir une idée.

C’était pourtant simple, se dit-il. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Tout s’achète et tout se vend. Il suffit d’y mettre le prix… Et le prix justement, n’était pas un problème.

Une fois sa décision prise, il n’eut aucun mal à trouver ce qu’il cherchait, ou plutôt à trouver qui il cherchait. Il avait largement les moyens de se payer les services du meilleur des tueurs à gages. Il aurait pu financer l’assassinat de n’importe quel personnage politique, commanditer le meurtre de n’importe quelle femme infidèle… Il engagea donc deux hommes de main qui, chacun, se croyaient seuls sur le coup. Ainsi se donna-t-il toutes les garanties quant à la réalisation de son projet. Il leur expliqua ce qu’il attendait d’eux. Une mort brutale et nette, mais pas tout de suite, pas trop vite.

Dernier sursaut de peur, relent d’instinct vital ? Peut-être. Ou plus probablement, ultime montée d’adrénaline qu’il désirait savourer tout son saoul.

« Je veux que rien ne se passe avant le début de l’été, leur dit-il à chacun. Cela me laisse quatre mois. Et tout doit être fini avant l’hiver. Vous avez donc, en gros, six mois pour agir. Au cœur de l’été, à la fin de l’automne… quand vous voudrez, et comme vous voudrez. L’essentiel est que ce soit propre, net, et totalement imprévisible. »

Il se rendit chez son notaire, rédigea son testament, laissant à chacun de ses tueurs une partie de sa fortune. À chacun, il versa également un acompte important, histoire de les motiver et de leur montrer qu’ils pouvaient avoir confiance en sa parole, et il fit en sorte que toutes les dépenses qu’ils pourraient engager dans le cadre de leur mission soient couvertes.

Après quoi il s’apprêta à vivre pleinement le peu de temps qui lui restait, dépensant sans compter, étonné de retrouver un goût du plaisir qu’il pensait perdu à jamais.

Il regardait les filles, dans la rue, et les trouvait belles. Il reprit contact avec Pierre, qui était devenu papa, et il fut surpris de se sentir ému devant son petit garçon, et même de se prendre à l’aimer. Il se mit à ressentir des émotions, des sentiments qu’il n’avait jamais connus, ou alors dans l’enfance peut-être. Il eut envie de rivages inconnus, lui qui depuis très longtemps n’avait plus le désir de rien. Il se prit à rêver de plages ensoleillées, d’îles désertes, de paradis enneigés, de Mongolie lointaine, d’expéditions dans quelque Amazonie restée vierge, de croisières exotiques… Quelque part, tout au fond de lui, germait l’idée que, peut-être, s’il s’en allait assez loin, s’il se cachait bien, s’il se perdait parmi le milliard de Chinois qui grouillent là-bas, chez eux, ou s’il changeait de nom, s’il modifiait son apparence, si…

Non pas qu’il désirât continuer de vivre, ou que la perspective du néant l’effrayât. Mais c’était comme un jeu nouveau, comme un challenge, un pari qu’il avait envie de gagner.

Quatre mois, c’est très court et très long à la fois. Il voyagea, lui qui n’avait jamais aimé cela. Il fréquenta quelques-uns de ces lieux où les gens très riches sont censés s’amuser, et d’autres, plus démocratiques. Il se promena dans les rues de villes inconnues, touriste anonyme que rien ne distinguait de la masse des autres vacanciers.

C’est ainsi qu’il la rencontra, à New York ou à Kinshasa, ou ailleurs. Une jeune femme qui ne savait rien de lui. Jolie mais pas trop. Sans rêves fous, sans autre ambition que celle de se marier un jour, d’avoir des enfants, d’être heureuse, tout bêtement heureuse. Pour la première fois, il tomba amoureux. Il eut envie de devenir, pour elle, cet homme qu’elle attendait.

Le temps passait, vite, trop vite. Il voulait vivre, à présent, se fondre dans la masse humaine à laquelle si longtemps il avait été étranger. Il savait qu’il ne pouvait reprendre contact avec les deux sbires qui, sans doute, le surveillaient de loin avant que de le traquer comme le chasseur traque le fauve qu’il veut abattre. Il avait pris toutes les précautions nécessaires pour, justement, ne pas avoir la possibilité de revenir sur sa décision.

Il était riche, heureusement, très riche. Il imagina pour celle qu’il appelait désormais sa « fiancée » une fable à la James Bond, s’inventant un passé d’agent secret qui l’obligeait à se cacher, à changer de visage et de nom. Il s’offrit les services d’une armada de chirurgiens et revint près d’elle après un long mois de souffrances dans la chambre de luxe d’une clinique privée. Nouveau visage, nouveau nom. Il s’appelait désormais Geoffroy.

Les retrouvailles furent difficiles. Elle avait l’impression, disait-elle, de tromper Dimitri, l’homme qu’elle aimait, avec un parfait inconnu. Il mit quelque temps à la reconquérir, mais elle finit par se faire à ce nouvel amant tout à fait différent cependant de celui qu’elle avait promis d’épouser, et si semblable en même temps.

Elle lui dit « oui » à nouveau. La date du mariage fut fixée. Ce serait le 8 novembre, le jour de la Saint-Geoffroy.

Lorsqu’il la vit, ce jour-là, si jolie dans sa robe blanche, qui s’avançait vers lui et vers le prêtre qui les unirait, il se sentit enfin pleinement heureux. Tout cet argent qu’il avait amassé avait trouvé son utilité. Sa vie avait un sens, cette vie qu’il avait réussi à préserver, cette vie qu’il espérait longue et calme. Elle marchait vers lui, lentement, rougissant un peu sous le voile léger. Quelques pas encore… Elle ralentit, chercha quelque chose dans le petit sac de satin blanc qu’elle serrait contre elle. Il sourit. Un mouchoir, bien sûr. Lui aussi avait la gorge nouée. Il la regarda, le cœur et les yeux débordant d’un amour plus grand que celui dont étaient remplis les livres et les chansons qui l’agaçaient tant, jadis. Je l’aime, se dit-il, je l’aime tant, et pour toujours. Il baissa les paupières un instant, ébloui par tant de bonheur et de beauté.

Quand il les releva, elle était toujours là, en face de lui, avec son doux sourire. Dans sa main droite, elle tenait un petit revolver à crosse de nacre, joli comme un bijou, qu’elle pointait vers lui.

Il voulut lui crier qu’il l’aimait, qu’il ne fallait pas, qu’il avait changé d’avis, mais c’était trop tard. Il s’écroula au pied de l’autel, les yeux grands ouverts sur un avenir qui n’existerait pas.

Partager