À toi qui partages ma vie depuis si longtemps

François Jongen,

À toi qui partages ma vie depuis si longtemps… J’aurais dû, depuis longtemps, me décider à t’écrire cette lettre, mais je ne savais même pas comment la commencer. Mon amour ? Mon chéri ? Cela fait belle lurette que nous n’avons plus employé entre nous ces mots. Même dits mécaniquement, par réflexe, par habitude, ils gardent un je-ne-sais-quoi de tendresse qui eût été incongru. Les avons-nous d’ailleurs jamais utilisés ? Je n’en ai même pas le souvenir.

À toi, mon mari ? Le mot t’irrite, je le sais. Tu me l’as suffisamment répété : ce mariage t’a été imposé, tu ne l’as jamais voulu. Tu l’as accepté parce que tu étais trop jeune pour faire autrement. Mais, maintenant que tu as atteint ta maturité, tu n’en as plus besoin. Ta maturité et, surtout, ton autonomie.

Ton autonomie ! Tu l’as revendiquée, sur tous les tons, sous toutes les formes. Séducteur ou agressif, suppliant ou arrogant, tu as lutté pied à pied pour te séparer peu à peu de moi, pour que le moins de choses nous unissent encore. À chaque fois, tu as tant insisté que j’ai fini par céder. Croyant sauver l’essentiel en sacrifiant l’accessoire.

Bien sûr, j’ai ma part de responsabilité. J’ai été maladroite. Au début, je travaillais alors que tu en étais encore à faire ton apprentissage. Je gagnais ma vie, mes parents m’avaient confortablement dotée : je faisais bouillir la marmite, et j’ai sans doute manqué de délicatesse en te le faisant sentir. J’ai géré seule le ménage : je pensais qu’il ne t’intéressait pas. Et, sans doute, je ne t’en croyais pas capable. Je m’en suis excusée. Si tu veux, je m’en excuse encore. Mais ces regrets, me dis-tu, arrivent trop tard.

Tu me reproches, aussi, de t’avoir longtemps imposé l’usage de ma langue. Et de l’avoir, surtout, imposée à notre fille, qui la parle effectivement bien mieux que la tienne. Tu me parles encore de ces soirées où ma famille et mes amis discutaient devant toi sans même chercher à savoir si tu les comprenais. Tu l’as vécu comme un profond mépris de ton être et de ta culture. Crois-moi : j’en suis sincèrement désolée. Je croyais que ma langue était celle de l’avenir, et la tienne celle du passé. Je croyais que tu t’habituerais, que tu comprendrais que cette assimilation t’ouvrirait de nouveaux horizons. Je t’ai blessé, je le sais, mais faut-il que tu m’en fasses encore payer le prix si longtemps après ?

Tu as voulu que nous fassions chambre à part et je l’ai accepté. Au point où nous en étions, cela ne changeait plus grand-chose. Tu as voulu que nous ayons des comptes bancaires distincts, et je n’ai pas eu le choix. Tu en avais marre, me répétais-tu, que je passe mes journées à faire les magasins, à me promener avec des copines et, surtout disais-tu, à dépenser l’argent que tu t’échinais à gagner à la sueur de ton front pendant que je me la coulais douce. Tu voulais ton gros salaire, tes primes et tes stock-options sur ton compte, les revenus de mes petits boulots sur le mien. Sur notre compte commun, il ne restait plus que les revenus des quelques titres de mes parents que tu ne m’avais pas obligée à vendre. Tu voulais être libre de t’acheter ce que Tu voulais avec Ton argent.

Nous étions séparés de fait, tout en continuant à vivre sous le même toit. Sans doute aurions-nous pu déjà divorcer à ce moment. Mais j’étais attachée à notre réputation, à notre passé, à ce que je croyais que nous représentions encore. Oui, à notre image. J’ai tout accepté pour que nous restions ensemble : tes exigences successives depuis trente ans, le mépris avec lequel tu me traites, les aventures que tu ne te caches même plus d’avoir.

Que n’as-tu rêvé de ton cousin de Prague, qui avait réussi à larguer en si peu de temps son épouse, alors que toi tu devais encore me supporter à tes côtés ? Évidemment, eux n’avaient pas d’enfants. C’était plus facile. Reconnais-le : si tu n’as pas été jusqu’au bout de ta logique, c’était à cause de notre fille. Pas pour la protéger : juste parce que tu n’aurais pas supporté qu’elle n’apparaisse plus, auprès de nos amis, comme l’indissociable chair de ta chair, la prunelle de tes yeux, le centre de ton existence. Tu craignais qu’elle parte avec moi, qu’elle choisisse mon camp. Parce que, disais-tu, je l’avais forcée à penser, à lire et à écrire dans ma langue. Parce que, tu le sais au fond de toi, elle m’a toujours ressemblé, parce qu’elle est bien plus proche de moi que de toi.

Alors, tu as cherché à m’asphyxier financièrement. À ne plus me laisser aucune marge de manœuvre. À me pousser à la faute. Nous habitions ensemble, mais tu te souciais peu de savoir comment je vivais. Tu cherchais à rompre le moindre lien de solidarité qui puisse encore subsister. Et tu continuais à choyer notre fille, non pour qu’elle soit heureuse et épanouie, mais pour qu’elle aussi puisse être autonome. Pour qu’à tout le moins, le jour où l’inéluctable séparation se ferait, elle prenne son envol. Seule. Tu avais compris qu’elle ne te suivrait jamais : mais, au moins, elle ne me suivrait pas non plus.

Aujourd’hui, tu me reproches ma faiblesse : tu me dis avec morgue que je ne suis même plus capable de te résister. Que si tu me demandes de nettoyer le sol en léchant à quatre pattes chaque carrelage de la maison commune, je le ferai pour éviter que tu me quittes. C’est sans doute vrai. Ou, en tout cas, cela a été vrai.

Je pourrais simplement te dire que je ne supporte plus ton manque d’humour, cette façon que tu as de tout prendre au sérieux, toi pour commencer. La cigale en a soupé des leçons de la fourmi. Marre de ton repli sur toi-même. Tu as beau aller te saper dans les magasins à la mode derrière la Bourse, aller une fois par an au vernissage d’une exposition branchée, ce que tu préfères encore, ce sont les soirées passées à regarder la télé avec une bière en main et tes pantoufles aux pieds.

Si je me laissais aller, peut-être irais-je même jusqu’à te dire que ta langue me donne des boutons. Ou en tout cas la façon si peu musicale que tu as de la parler. C’est peut-être trop profondément inscrit dans mon esprit, mais je ne parviens à y trouver aucun charme. Aucun exotisme. Juste l’image de ce qui te rattache constamment à la terre.

Si ce n’était que cela, ce ne serait pas grave. Pas de quoi se séparer. Alors, quoi d’autre ? Je ne supporte plus ton mépris pour moi quand nous sommes à l’extérieur, cette façon que tu as de m’ignorer, de faire comme si je n’existais pas. De parler toujours de toi au singulier comme si tu étais célibataire, d’enlever ton alliance dès que tu pars en voyage. Puis, soudain, de temps en temps, de te rappeler que j’existe et que je suis ta femme, de retrouver l’usage du « nous » quand j’ai réussi quelque chose dont tu crois pouvoir t’enorgueillir.

Je ne supporte plus non plus tes amis. Leur vulgarité, leur racisme, leur intolérance. Tu as beau me répéter qu’ils ne t’influencent pas, que tu restes maître de ton comportement. Que simplement, eux au moins te comprennent. Et qu’ils posent les bonnes questions que moi je refuse de me poser. Penses-tu vraiment qu’on te croie quand tu prétends aujourd’hui que, si tu les fréquentes de plus en plus, c’est justement parce que je ne te laisse pas prendre encore plus d’autonomie et de liberté ?

Alors, vraiment, si tu en es là, si tu ne supportes plus ce qui reste de vie commune entre nous, si l’idée que je puisse dépenser un centime sans que je l’aie gagné moi-même t’est devenue intolérable, si ton comportement et ton attitude reflètent fidèlement ce que tu penses et ce que tu es au plus profond de toi-même, essayons une fois au moins d’être dignes. Plutôt que de laisser crever le poisson faute d’avoir eu le courage de mettre le doigt sur la fuite qui vide l’aquarium, choisissons le moment de notre mort. Puisque nous sommes de toute façon voués à divorcer dans cinq, dix ou vingt ans, faisons-le tout de suite.

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