Ni l’Amérique, ni l’Inde

Jeanine Ma,

Ils l’ont arrêté en pleine rue, un lundi après-midi.

Ce jour-là, Maxime marchait tranquillement sous un soleil éblouissant de fin d’été, rentrant chez lui à pied après une journée passée au bureau à étudier un dossier complexe.

Il s’attendait à quelque chose de ce genre. Quelques semaines plus tôt, il avait refusé de composer avec les tenants du pouvoir qui inventaient des prétextes pour condamner ceux qui ne rentraient pas dans leur canevas politique ou ne servaient pas leurs intérêts. À ce moment, il avait reçu une menace non déguisée qui se concrétiserait en cas de récidive. Depuis lors, un harcèlement permanent taraudait la vie de toute sa famille. Son épouse avait perdu son emploi sans motif, ses enfants subissaient des vexations répétées à l’école, sa voiture avait flambé sans raison devant son logement…

Il fut mis à l’épreuve peu après : il s’agissait de faire la démonstration de la malhonnêteté d’un chef d’entreprise à travers un montage de preuves fictives.

Sa haute fonction dans la magistrature debout et un sens aigu de l’éthique lui interdisaient de poser un acte aussi abject. Jamais il ne mangerait de ce pain-là.

Maxime se trouva donc encadré, à gauche et à droite, par deux sbires à la mine patibulaire.

— Suis-nous, avait murmuré l’un d’eux en arrivant à sa hauteur.

Il ne connaissait que trop la procédure. Dans le même temps, il s’inquiétait déjà pour sa famille. Son épouse ne serait pas informée de son arrestation. Elle allait sûrement le chercher frénétiquement… et n’aurait pas de réponse à ses questions. Tout simplement, il aurait disparu.

Le motif de son arrestation lui apparaissait clairement. Son seul tort était d’avoir respecté le droit, en dépit des ordres reçus.

Il fut conduit au 2e sous-sol du service. Il savait ce que cela impliquait : interrogatoire musclé, isolement total, exécution sommaire peut-être. Allait-il seulement comparaître devant un juge ? Dans l’affirmative, pour quelle mascarade ?

Sous l’éclairage électrique permanent de sa cellule, il ne pouvait plus distinguer le jour et la nuit. Le temps prenait des allures d’éternité. De loin en loin un gardien lui apportait un récipient avec une nourriture aussi infecte que réduite, et un peu d’eau saumâtre.

Dans cette geôle sinistre, il passait tour à tour de l’inquiétude profonde au rêve d’un ailleurs où liberté se conjuguerait avec démocratie

Lui disparu, quel serait le devenir de sa femme et de ses enfants ? Quelles tracasseries subiraient-ils avant d’être laissés pour compte, sans avenir ni considération ?

Livré à un désœuvrement inhabituel, Maxime se morfondait dans son trou et perdait peu à peu tout espoir de lendemains.

Un jour, il perçut des bruits de pas inaccoutumés dans le couloir. Le gardien n’était pas seul. Qui marchait à ses côtés ? Et surtout, à quelle fin arrivaient les visiteurs ? Pour l’interroger sans témoin ? le transférer ailleurs ? l’envoyer dans un bagne perdu ? ou tout simplement l’exécuter ?

Une clé ferrailla dans la serrure. Il tressaillit, se leva et fit face à la porte qui s’ouvrit brutalement.

— Vous êtes attendu chez le juge, lui lança sèchement un policier en lui passant les menottes.

Sortir un instant fut pour lui un soulagement. Bref sans doute mais tellement bienfaisant. Revoir la lumière du jour lui parut comme une renaissance.

Juste comme il arrivait, menotté, à la porte des bureaux, il croisa un de ses amis et collaborateurs. Pas question de parler bien sûr. Le frôlant au plus près, il se risqua néanmoins à murmurer :

— Fais quelque chose !

Mais que pouvait faire son collègue ? Il est resté de marbre. D’abord, avait-il entendu ? Et de toute façon, agir, prendre parti pour son ami Maxime le condamnerait lui-même irrémédiablement.

La comparution chez le juge fut brève : pas d’avocat, pas de droit à la parole. Juste une parodie de justice qui entérina l’arrestation arbitraire. La sanction était remise à plus tard. Sans autre précision.

Et Maxime fut ramené sans ménagement dans sa geôle

Pendant un temps qui lui parut un siècle, Maxime attendit la sentence. Dans le secret de sa cellule, il s’envolait dans l’espoir le plus fou pour sombrer ensuite dans un désespoir sans nom.

Combien de temps resta-t-il prostré dans ce néant ? Il n’en avait pas la moindre idée, ayant perdu tous ses repères temporels.

Un jour, le gardien qui lui glissait toujours son repas dans l’entrebâillement de la porte, entra dans la cellule, et contrairement à l’habitude, il attendit, la mine maussade comme toujours, et le plateau en main. Surpris, Maxime le regarda puis jeta un coup d’œil sur le plateau. Une enveloppe était glissée sous la gamelle. Fébrilement, il la saisit et la décacheta. Juste quelques mots de son ami : « Fais-moi confiance, dis au gardien que tu paieras et attends ». Son cœur s’emballa, son front se couvrit de sueur malgré le froid humide qui régnait dans le sous-sol. Galvanisé par ce message, il regarda à nouveau le gardien et en dépit de ses propres règles de vie, il lui déclara tout bas :

— Je paierai.

Sans la moindre expression, le gardien sortit sans plus attendre.

Ce que Maxime avait gagné en espoir, il le perdit en sommeil. Qu’allait-il arriver ? Ce message était-il bien le fait de son ami ou un piège ? Que devenait sa famille dans ce scénario inconnu ? Il se posait mille questions, retournait le message dans tous les sens, y lisait une issue favorable, et l’instant d’après, concluait à un piège grossier qui, de surcroît, compromettait un de ses meilleurs amis.

Le temps fila, balancé sans cesse de l’angoisse à l’espoir.

Un jour, le gardien arriva sans le repas. Lui imposant le silence absolu, il lui fit signe de le suivre. Maxime ne se posa aucune question. Après tout, il n’avait plus rien à perdre. L’homme le fit remonter au rez-de-chaussée. Il faisait nuit, les bureaux étaient fermés.

Maxime franchit la porte sur les talons de son guide et se retrouva dans la rue. Une voiture roula vers eux, tous feux éteints. Le gardien ouvrit une portière et invita Maxime à monter. Ce dernier hésita un bref instant mais sur un geste insistant du gardien, il obtempéra.

Le chauffeur, impavide, ne prononça pas un seul mot mais tendit une nouvelle enveloppe que Maxime ouvrit avec précipitation pour survoler le texte : « Suis scrupuleusement les injonctions du chauffeur ; ne pose aucune question, parle le moins possible. Moins tu en sauras, moins tu en diras, mieux cela vaudra. »

Son ami avait donc entendu et agi. La voiture se mit en route et roula directement jusqu’au domicile de Maxime. Son épouse Anna et les enfants attendaient avec pour tout bagage deux valises et deux petits sacs à dos. Malgré la joie de se retrouver, ni l’un ni l’autre ne prononcèrent un mot. La famille avait donc reçu les mêmes consignes strictes.

Maxime avait le cœur serré à les voir là tous les trois, si fragiles, sans qu’il puisse les prendre dans ses bras et les rassurer. Ils embarquèrent en silence et la voiture fila dans la nuit.

Les enfants étaient tétanisés, les parents remâchaient mentalement leur peur. Où les menait-on ? De toute évidence, ils voyageaient avec un passeur. Maxime était bien placé pour savoir les drames qui survenaient lors de ces fuites clandestines.

La voiture roulait exclusivement la nuit, sur des routes secondaires et des pistes désertes. Vu l’absence totale de signalisation, il était impossible de connaître la direction prise. Des repas frugaux étaient prévus par le chauffeur. Plusieurs fois, ils dormirent chez des particuliers, dans des conditions très sommaires et un silence obligé. Pas un mot ne s’échangeait lors de ces escales. Les enfants, d’habitude assez exubérants, ne comprenaient rien, mais écrasés par la situation pour le moins anormale, ils se taisaient, éteints et amorphes.

Maxime sentait combien Anna était bouleversée. Mais pas plus qu’elle, il ne s’autorisait aucun signe, aucun geste, aucun mot. Ces moments étaient tellement précaires et dangereux qu’il ne fallait prendre aucun risque de faire basculer la situation dans l’irrémédiable.

Dans le balancement du véhicule, Maxime se prenait à rêver d’une vie sereine dans un État de droit, où le fonctionnement démocratique lui assurerait le plus précieux de biens : la liberté.

Pour lui qui subissait dictature, corruption et exclusion, l’Amérique, apparaissait comme un mythe, un eldorado où liberté et citoyenneté avaient un sens. L’American way of life le fascinait, avec sa voie toute tracée. Il se voyait vivant tranquillement en famille dans une jolie maison plantée dans un grand jardin, avec une voiture et ses enfants qui poursuivraient leurs études à l’université, en vue d’obtenir une situation confortable.

Isolé du monde dans sa sphère de vie, Maxime ignorait qu’aux États-Unis, l’individualisme prévaut sur le corps social. Il ne mesurait pas les soubresauts économiques et les désastres sociaux qui entachent la société américaine. Il n’avait pas conscience de ce que l’État qui se revendique terre de liberté et porte-drapeau de la démocratie est le premier à enregistrer le moindre frémissement dans le monde entier, épiant et mémorisant la vie privée des citoyens jusque dans les plus fins détails par le truchement de réseaux, tel le réseau Échelon. Il n’imaginait pas combien, sous le couvert d’un délire sécuritaire, cette liberté tant espérée était sous surveillance permanente par le biais des équipements électroniques de la vie quotidienne comme les fichiers informatiques, les téléphones portables, internet, les GPS, les cartes de crédits… Est-ce là le prix de la liberté ?

À l’autre bout du monde, l’Inde l’attirait peut-être davantage encore. Pays d’histoire, de culture et de civilisation lointaines, l’Inde joue la carte de la démocratie avec son système électoral, le pluralisme politique, la justice et la presse érigées en contre-pouvoirs, le respect des minorités. Il restait ébloui devant l’élan économique et l’essor technologique fulgurant du pays. Il appréciait tout particulièrement la diversité culturelle et religieuse, l’autonomie régionale et par-dessus tout, la primauté de la société sur l’État et les nouvelles solidarités entre les castes inférieures qui ouvrent la porte à leur participation à la gestion publique. Cette démocratie-là, dont il ne savait que les lignes générales et non la quotidienneté, il en rêvait aussi ; il l’espérait non seulement pour sa famille mais pour une vaste communauté internationale.

Quand Maxime émergeait de ses pensées utopiques, il replongeait dans un abîme de questionnements. Où étaient-ils ? Où allaient-ils ? Ce passeur était-il fiable ? N’allait-il pas les abandonner dans une zone désertique après les avoir dépouillés de leurs faibles ressources ? Roulait-il vers un lieu défini ou créait-il un leurre en tournant en rond pour les ramener ensuite au commissariat ?

Après plusieurs nuits de voyage à l’aveugle avec un guide muet et autant d’escales au milieu de nulle part, Maxime demeurait incapable de percevoir la direction prise. Roulaient-ils vers l’Amérique via l’Europe ou vers l’Inde émergente ? Vers quel avenir ? Au cours de ces rêveries, il lui arrivait d’anticiper, d’imaginer tout recommencer avec son épouse et ses deux enfants. À d’autres moments, il s’en voulait d’avoir embarqué sa famille dans cette galère périlleuse et incertaine.

Une fois de plus ils roulaient depuis des heures dans la nuit, quand peu à peu, le ciel s’éclaircit. Une aube grise et brumeuse se levait lentement. La voiture s’arrêta et comme à chaque étape, le chauffeur fit descendre son petit monde. Mais il ne les précéda pas pour trouver son contact. Il dit simplement à Maxime :

Allez frapper à cette porte-là… Et reprenant le volant aussitôt, il disparut à jamais.

Subitement soulagé, nerveusement épuisé, Maxime regarda Anna et ses enfants, et il soupira longuement.

Ils étaient arrivés.

Au Petit Château,

à Bruxelles.

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