Rimbaud cueillait des fleurs

Jacques Crickillon,

Tu es responsable de la mort de cet oiseau.

Philip K. Dick, Le voyage gelé

« Pourquoi Rimbaud s’est-il arrêté d’écrire ? »

L’étudiante avec une boucle d’oreille dans le nez qui gagnait le tonnelet de poudre toutes les cent questions.

« On a prétendu que Rimbaud s’était arrêté d’écrire parce qu’il avait épuisé tous les possibles poétiques. Sans doute n’avait-il tout simplement plus rien à dire. Terminus d’inspiration. Ou alors, écrire pour qui ? pour quoi ? Au fond, est-ce bien important ? Essayez donc d’y réfléchir pour le prochain cours. »

Levine sortit de la faculté à six heures sept. Embouteillages monstres. Pourquoi Levine s’est-il arrêté d’enseigner ? d’écrire des poèmes ? de respirer ? La flicaille fourmillait. « J’aime ceux qui m’ont à l’œil pour mon bien », dit Levine. Pourquoi Rimbaud était-il parti au désert ? Levine parlait-il de Rimbaud ? Tous ces flics ? Sur la bande de droite, un vieux cognait le volant de sa 2 CV en hurlant « Ta majesté fils d’un âne et d’une truie ! » Est-ce qu’il restait une boîte de thon pour Tarzan ? Levine refit le compte de ce qui restait. Qu’est-ce qui restait vraiment ? Pourquoi Rimbaud… ?

Il restait une boîte de thon, mais Tarzan n’en voulait pas. Tarzan avait attrapé un oisillon. Il jouait avec. Levine alluma la télé et zappa en avalant son cassoulet du soir. Même chose sur toutes les chaînes.

Quelque chose de gravissime semblait s’être passé pendant qu’il commentait les Illuminations de Rimbaud. Le monstre s’était évadé. S’était baladé dans la nature. Repris trois heures après dans un bois où il tremblait comme une feuille. Fin de la parenthèse. Mais les présentateurs télé et leurs interlocuteurs disaient que non, ça commençait au contraire. Impardonnable. Des années d’incurie, des pyramides de pourriture. Était venu le temps des responsabilités. D’ailleurs, les têtes allaient tomber, on en voyait déjà sur l’écran qui étaient en train de se décoller. Levine alluma une cigarette et transporta sa chaise et sa bouteille dans son petit jardin-prison. « Je suis un esprit élevé, peut-être un génie, dit Levine. Je suis complètement fêlé. »

Cinq subwoofers se poursuivaient en rappant autour du pâté de maisons. Il est interdit de fumer dans les écoles. Levine entama son deuxième paquet. Notre pédagogie doit privilégier l’épanouissement du jeune. La gamine du voisin disait au voisin : « Ta gueule, fils d’enculé ! » La tête du voisin apparut au sommet du mur : « Salopard d’intellectuel ! pédale ! pédophile ! cochon de prof ! fais gaffe à respecter mes enfants ! » Levine lui sourit. La tête du voisin disparut. Bruits de coups, de poing, de bâton, de barre de fer. Soirée comme les autres. Une hirondelle passa. C’est vrai que c’est l’époque du retour des migrateurs. Levine leva les yeux au ciel. Il ne vit pas le million d’oiseaux d’or.

Ainsi, le minotaure était sorti prendre l’air. Pourquoi ? Est-ce qu’il aimait les fleurs, les oiseaux, les taupes ? Peut-être qu’il voulait ouvrir la trappe sous les feuilles mortes du petit bois, mais des centaines de petits bras là-dessous tiraient, tiraient avec des hurlements de silence, pour l’en empêcher.

La télé de droite continuait de scander « C’est un scandale ! » Celle d’en face psalmodiait « Nous sommes en plein surréalisme ». Est-ce que le fait qu’on l’ait repris n’annulait pas l’accident, malheureux certes, de l’évasion ? Non ! Non et non ! Et au contraire ! Et c’en est trop et prévu d’avance ! La goutte qui faisait déborder le pissodrome. Levine ricana : « Pour moi, mesdames Messieurs, il y a longtemps que la mer morte a pété tous ses furoncles ! »

Est-ce que Rimbaud aimait les fleurs ? Peut-être qu’il était parti au désert pour cueillir les fleurs du désert. « Ça va être l’heure de la taupe », dit Levine à Tarzan qui en avait fini avec son oiseau. Levine regarda l’oiseau mort. Un tout petit. Il serra les bras sur le cancer qui lui rongeait le poumon.

La nuit était tombée et la taupe s’acheminait vers le coin à croûtes de fromage. Levine se mit à quatre pattes et rejoignit la taupe. Après un moment de recueillement, la taupe commença à manger le fromage. Levine tendit le cou, attrapa une croûte et la mastiqua. Levine et la taupe mangeaient côte à côte dans le coin à fromage sous le regard de Tarzan. Et puis, ils restèrent un moment sans bouger. C’était doux, le pelage de la taupe. À regarder. Pas toucher. La taupe n’était pas à Levine. Seulement regarder du coin de l’œil, se baigner dans la douceur du pelage de la taupe.

Peut-être que Rimbaud rêvait de moutons électriques. Ou d’une symphonie de silences d’agneaux. Ou de cet oiseau qu’il avait donné à manger au chat quand il était gosse. Peut-être qu’il cherchait une taupe. Peut-être qu’il cueillait les fleurs du désert.

Levine restait à quatre pattes à côté de la taupe. Et c’est ainsi que cette nuit-là il parvint à trouver le sommeil. C’est vrai, j’étais là. Avec Levine, je suis toujours là.

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