Dialogue des oiseaux de Rijeka

Jean-Louis Lippert,

La sagesse crie dans les rues, elle élève sa voix sur les places, elle prêche dans les carrefours bruyants, à l’entrée des portes de la ville…

Le bec de la mouette laissa retomber la page du livre qu’elle venait d’ouvrir au hasard. Lin rire s’envola. Depuis deux jours, le ciel n’avait pas tonné sur cette décharge à la périphérie d’une ville de Lotharingie. Les armées des trois camps – flottes, aviations, blindés lourds – avaient été requises dans la capitale de l’Empire sur ordre du Quartier Général.

L’Ogre s’était enfui du trou ! L’alerte envahissait tous les circuits nerveux d’Anatolie en Atlantique, les sirènes hurlaient de la mer Noire à la Baltique. Des polders de Hollande jusqu’aux Balkans, les populations apeurées, derrière leurs volets, suivaient minute par minute les opérations militaires menées dans la forêt de Soignes et diffusées sur les chaînes de la banque Noé.

Une autre mouette s’abattit sur le livre au milieu des ordures et l’ouvrit à son tour : Yahweh vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur se portaient vers le mal. Son cri s’éleva dans les airs d’où une colombe, après un vol plané, se posa près du livre :

J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé… Le dernier corbeau de l’Empire fondit alors : … jusqu’aux animaux domestiques, aux reptiles et aux oiseaux du ciel…

Un nuage d’ailes tournoya sur ce champ de décombres, chaque bec emportant une bribe du livre où il était question de terre corrompue, remplie de violence, et d’une arche de bois sur un déluge, et d’oiseaux d’espèces diverses, pures et impures, quarante jours quarante nuits, puis les eaux se retirent, l’arche s’arrête sur les montagnes d’Ararat, l’impur corbeau s’envole et la pure colombe ramène au soir un rameau d’olivier.

Sur ce coin de terre qui ressemblait à l’ombre du cadavre du néant, le peuple des oiseaux se divertit jusqu’au soir de l’alliance entre Dieu et Noé, de la malédiction de Cham qui avait vu la nudité de son père, de la bénédiction de Sem et de Japhet, et puis de la malédiction suivante sur les hommes coupables de fabriquer des briques au moyen du feu pour bâtir une ville, suite à quoi Yahweh descendit des nuages et résolut de confondre leurs langues afin qu’ils ne s’entendissent plus les uns les autres.

Le personnage aérien de Yahweh ne cessait de charmer les oiseaux. Ne disposait-il pas de ses créatures comme de brindilles ? Terre, ciel, jardin d’Éden, arche du déluge, montagnes d’Ararat et tour de Babel ne figuraient-ils pas les plumes d’un rêve dont Dieu faisait son nid tel un des leurs ?

Le chœur ailé partit d’un grand éclat de rire dans le soir tombant. Mais ce qui se voulait joie retentissait lugubrement sur ce champ d’immondices à la périphérie d’une ville de Lotharingie. Les hommes aveugles et sourds, ayant abandonné le livre au milieu des détritus, dégageaient de telles pestilences que l’air en était invivable à l’heure du conciliabule, quand les oiseaux se remémorent la création du monde par l’un d’eux.

Les hommes n’avaient rien voulu comprendre. Ils s’étaient obstinés à ôter du premier livre son passage essentiel, où le corbeau de l’arche prétend rapporter à Noé sa branche d’olivier. Ce n’était pourtant pas un message qui excédât leur intelligence native, eux dont les oiseaux de fer pondaient jour après nuit leurs œufs de feu pour purifier les nids des autres camps, vu que les trois belligérants se réclamaient chacun d’une religion du livre.

L’épisode était clair, celui du corbeau se voulant aussi pur qu’une colombe. Après le déluge, il prétendit ne plus appartenir à la race mangeuse de cadavres. Aussi mena-t-il sédition près des autres charognards. Intolérable de continuer à se nourrir d’une chair qui ne fût mise à mort de son propre bec. Les urubus, les vautours et les busards furent d’accord pour exiger leur part de viande fraîche. Ils en avaient assez des carcasses avariées. Mais comment disputer sa bectance à l’aigle et au lion ? On alla chercher conseil au marigot, où venait de s’installer le caïman. Celui-ci leur vendit sa recette, à condition d’avoir sa ration – tant pour cent l’an.

Il s’agissait d’attiser les querelles entre fauves et rapaces, d’exciter tigres contre faucons. Prenez donc aussi la tête, suggéra le caïman, des gazelles et des colibris, des biches et des oiseaux de paradis, pour les inciter à la révolte contre leurs prédateurs cruels. Ces derniers connurent des revers dans leur chasse à la chair fraîche, tant que presque tous en moururent. Ils tombèrent sous becs et griffes de leurs congénères, ou se laissèrent dépérir, par simple mélancolie. Ainsi le paysage animal se trouva-t-il modifié sur toute la terre que Yahweh venait d’offrir à Noé. Mais corbeaux, urubus, vautours et busards n’avaient pas pour autant gagné leur guerre.

Car perdrix et jeunes zébus, non plus qu’autruches ou okapis, ne tombaient aisément sous leur bec. Si par providence ils venaient à porter dans les airs un coup mortel, c’était chasse bénie pour chacals et hyènes qui, au sol, sur le conseil du caïman, avaient pris le pouvoir. Ils édictèrent de nouvelles lois, forçant tout croc valide ou bec rapace à se satisfaire de chairs putrides. Tandis qu’eux-mêmes, chacals et hyènes, ainsi que le caïman, pouvaient se gaver à loisir des parties tendres et juteuses de la girafe qui vient de naître et de la tourterelle tombée du ciel. De sorte qu’urubus, vautours et busards furent contraints de fuir vers d’autres cieux, et qu’à l’exception du dernier corbeau de l’Empire il ne se trouvait plus de bec habile à dépecer les cadavres pour évacuer la puanteur flottant sur un charnier à la périphérie d’une quelconque ville de Lotharingie. Ainsi disait l’épisode relatif au corbeau qui s’était voulu pur comme la colombe.

C’est bien vrai cette histoire ?, questionne un oiseau dans la nuit qui tombe.

À peine deux jours plus tôt, nous aurions pu le reconnaître malgré la pénombre, grâce aux fusées traçantes qui ne cessaient d’éparpiller leurs lueurs explosives en plein ciel. Mais les trois armées en guerre, nous l’avons dit, venaient de faire trêve dans l’intérêt suprême de l’Empire.

Acceptons de ne pas discerner l’oiseau qui continue de poser sa question.

… C’est bien vrai qu’il était béni le temps où l’homme était encore un loup pour l’homme ? Un autre oiseau lui répond d’une voix où l’amertume n’a pas effacé toute alacrité. Le livre de la création du monde, inspiré aux hommes dans un langage accessible, ils ont fait semblant de le lire, omettant le passage essentiel qui les prévient de quand l’homme devient une hyène et un chacal pour l’homme, sous l’universelle dictature du caïman.

Pourtant, des livres, nous ne leur en avons pas inspiré qu’un seul, intervient un troisième oiseau, même si c’est toujours le même livre. Cela du moins certains des hommes l’ont compris, l’interrompt un quatrième, surtout ceux auxquels nous avons dicté nos phrases.

Ils étaient bien placés pour deviner que tous ces mots ne pouvaient venir d’eux, dit encore un cinquième. Par exemple, ajoute un sixième, par exemple cette phrase : « Qu’est-ce qu’un hold-up comparé au fait de posséder une banque ? ». Ou encore : « Sur le marché aux hommes j’ai vu quel commerce on fait des hommes. Voilà ce que je montre ! »

À propos, des nouvelles de l’Ogre ?, demande un septième.

Je ne vois pas le rapport, réplique une voix reconnaissable entre toutes, celle du dernier corbeau de l’Empire. Et puis, quelle importance ? Oui, qu’est-ce qu’un Ogre de banlieue qui vous dévore ses trois ou quatre enfants, si la terreur dans chaque nid conforte le pouvoir des chacals et des hyènes, permettant de faire oublier les millions de cadavres ailleurs la proie des busards, des vautours et des urubus…

Un soupçon d’envie perçait-il dans la voix rauque du corbeau ? Voici qu’un grand battement d’ailes lui répond. Je reviens de là-bas. C’est la fête. L’Ogre n’est sorti du trou que pour y rentrer aussi sec. Escorté par les armées blindées, les flottes et les aviations militaires de la Lotharingie. Les journaux disent que, grâce à son évasion, un ange est passé sur la politique impériale. Tous communient dans l’hostie de la monnaie dont le cours est en hausse. Les actions de la banque Noé crèvent les plafonds du marché. La population n’y voit que du feu. Toutes les rumeurs à propos des protections dont aurait joui l’Ogre de la part du caïman ont été balayées.

Rien de tel pour vous ravaler une façade, remarque un autre oiseau, mais nous avons cessé de comptabiliser leurs voix, tant est grande la confusion dans le tumulte qui s’ensuit… Plus blanc que blanc… Ce qu’exigent les gens eux-mêmes… Confiance retrouvée du citoyen… Consensus le plus large… Réformes urgentes enfin possibles…

Bonne nuit les oiseaux, dormez bien après cette histoire terrible !

Que votre sommeil soit peuplé de songes où l’Ogre devient le fils chéri de Noé, où il porte la barbe du Messie. Demain, votre concile nocturne reprendra en son et lumière. Grand-messe avec feu d’artifice. La sagesse criera dans les rues, elle élèvera sa voix sur les places, elle prêchera dans les carrefours bruyants, à l’entrée des portes de la ville.

À nouveau les fusées explosives éclaireront le ciel de Yahweh.

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