Le sens de l’humanité

Jeanine Ma,

Comme chaque matin, avant de partir au travail, il ouvre sa télévision et la coordonne sur sa console Wii, version tennis. Debout sur ton tapis, il joue sa partie en solo, histoire de se mettre en forme et de maintenir sa condition physique. Son exercice terminé, il branche son ordinateur, parcourt rapidement les deux douzaines de courriels arrivés dans la boîte depuis la veille au soir, en élimine une quinzaine sans intérêt, répond brièvement aux autres, change de programme, lit les dernières informations de la presse qui se résume au seul mot « crise », enchaîne sur Facebook, lit les messages de ses « amis », leur renvoie un billet circulaire, revient sur Internet pour consulter les derniers e-books mis en ligne ; il paie ensuite sa note de téléphone on line, regarde l’heure, sursaute, ferme précipitamment l’ordinateur, enfile sa veste, se précipite dans le métro et court à son bureau.

Autour de lui, dix écrans. Les Bourses du monde entier déroulent leurs valeurs en temps continu. Les matières premières flambent, l’euro dégringole, la crise s’installe, s’amplifie… L’économie mondiale n’a plus rien à voir avec la réalité de terrain. Tout un univers en folie fonctionne automatiquement dans l’espace virtuel, à partir de quelques pianotages sur des claviers par des apprentis sorciers. Ventes massives, faillites provoquées et programmées, achats, ventes, rachats, reventes déchaînent le baromètre des valeurs à l’échelle mondiale. Des fortunes se bâtissent sur du vent, s’effondrent en quelques secondes et sèment la misère sur la Terre entière.

Où est l’Europe sociale dans ce tourbillon ? Que devient la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ? Dans cette crise de société qui secoue un monde sans projet, il y a vraiment matière à penser… Ce monde où d’un clic sur un clavier, on peut faire basculer l’univers, surveiller les faits et gestes de tout un chacun ou encore rayer purement et simplement une personne de la planète.

Et lui, petit maillon dans la chaîne, est censé suivre ce film thriller pour gérer l’avoir de quelques privilégiés qui tireront les marrons du feu quand ils le jugeront opportun.

Quel est son propre rôle dans ce cirque aussi insaisissable qu’impalpable ? Suspendu un instant dans ses pensées, il craque d’un coup. Une vraie crise. Il sent soudainement qu’il ne s’appartient plus, que la vie virtuelle a supplanté sa vie réelle. Il n’agit plus, il est devenu une marionnette actionnée par des ficelles invisibles, un tissu d’ondes qui l’a isolé de tout contact direct avec les êtres, avec la matière physique des choses.

Un éclair, soudain.

Il ouvre une page blanche dans son courriel personnel, encode quatre lignes qui redéfiniront son existence : sa lettre de démission. À sa grande surprise, la réponse lui revient par retour du courriel. « D’accord, vous pouvez disposer », lui écrit un supérieur invisible.

Soulagé tout d’un coup, il coupe l’ordinateur, ramasse ses effets personnels, quitte le bureau, hume l’air frais, et part à pied, le cœur léger. Musardant dans le parc, flânant le long des boutiques, il rentre tranquillement chez lui. Il ôte sa veste, se prépare un thé.

Puis, avec une jouissance extrême, il s’assied à son bureau, ouvre un tiroir, en sort son vieux stylo, en remplit le réservoir dans l’encrier, fouille dans un autre tiroir, y puise des cartes qu’il a lui-même dessinées jadis. Avec un plaisir rejailli du fond de lui-même, il écrit soigneusement : « Mes chers amis, en ce beau jour de printemps, il me vient l’envie de vous revoir autrement qu’au bout du fil, sur le nuage des ondes, dans la jungle de Facebook, et dans la précipitation habituelle.

Seriez-vous disponibles ce prochain samedi soir, pour reconstruire le monde autour d’un modeste repas à la maison ? Dites-moi vite… je vous attends avec impatience pour partager ce moment exceptionnel. »

Trois cartes, trois enveloppes, trois timbres.

Il sort et va paisiblement jeter ses missives dans la boîte aux lettres, juste au coin de sa rue.

De retour chez lui, il met en sourdine une sonate de Schubert, se choisit un livre dans sa bibliothèque, en caresse amoureusement le papier lisse, apprécie la qualité de l’impression, admire le choix des caractères, et se calant voluptueusement dans son fauteuil, il plonge dans la lecture.

Deux jours plus tard, trois enveloppes l’attendent dans sa boîte aux lettres, au pied de l’immeuble. Trois messages bien réels, palpables et joyeux. Ses amis seront là samedi.

Déjà, il voit le film de ce jour-là. Tôt le matin il ira faire ses achats. Il mitonnera un repas fin, sorti tout droit de son imagination. Dressera soigneusement une jolie table, préparera les boissons préférées de chacun, jettera une bûche dans l’âtre. Les amis arriveront, se salueront chaleureusement, s’assoiront, et deviseront joyeusement autour de la table.

Et l’existence retrouvera sa réalité. La vie reprendra son sens. Le sens de l’humanité.

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