Grâce aux injections Unisoft, j’ai dit adieu à mes rides.

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Le scanner rétinien valida l’identité de Patricia Cornwell et déclencha l’ouverture des portes coulissantes.

Le chef programmateur l’attendait au milieu du grand hall de réception, les pieds sur le U du logo géant d’Unisoft qui s’étalait sur le pavage. Il arborait un large sourire.

— Cornwell, de la surveillance médiatique ? David Finch. C’est une bonne journée pour vous ?

— Excellente, merci, mais ne perdons pas de temps. Conduisez-moi.

Ils franchirent une série de couloirs blancs et gagnèrent la salle des hologrammes. L’équipe des technos s’activait autour des écrans comme une ruche bourdonnante en proie à la panique. Il y avait de quoi.

Finch précéda Patricia à son poste de travail. Sur l’écran s’affichait le visage souriant du président Kelly, figé dans un arrêt sur image.

— Vous me repassez la séquence ?

Le technicien cliqua sur play et ils visionnèrent le message de vœux présidentiel. Devant le décor de la station de ski où il était censé passer les congés de fin d’année en famille, George Kelly adressait à ses chers concitoyens ses meilleurs souhaits pour l’année nouvelle. Son teint hâlé de sports d’hiver mettait idéalement en valeur ses yeux bleus et sa dentition éclatante. L’équipe de Finch avait bien travaillé : l’hologramme présidentiel était impeccable, comme toujours. Tandis qu’il débitait son laïus insipide, Patricia apprécia une fois de plus la grande variété de ses expressions faciales et leur parfait dosage : l’air concerné mais rassurant avec lequel Kelly évoquait le récent krach du postcrédit et ses conséquences sur l’emploi, le ton paternel avec lequel il assurait que la crise serait sévère mais de courte durée, l’accent vibrant, mais sans excès, avec lequel il en appelait à la solidarité envers les plus démunis en invitant la nation à se serrer les coudes dans cette épreuve. Il avait l’air intimement convaincu de ce qu’il racontait. Qui n’aurait été persuadé d’assister au discours d’un dirigeant en chair et en os ?

Mais la veille au soir, un incident avait perturbé la diffusion du message présidentiel sur les principales chaînes du réseau. Aux deux tiers de son discours, Kelly s’était soudain mis à bégayer comme un disque rayé, sauf que ça ne ressemblait pas à une défaillance de transmission : on aurait vraiment dit qu’il cherchait ses mots. L’affolement s’était lu fugitivement dans ses yeux. Enfin, il avait retrouvé le fil de sa phrase et terminé sans autre accroc sa déclaration. Cela n’avait duré que quelques secondes, mais le mal était fait.

— Où en êtes-vous ? demanda Patricia. A-t-on une idée de ce qui s’est passé ?

— Nos technos se sont activés là-dessus toute la nuit. Ce n’est pas un bogue de programmation comme nous l’avions d’abord cru : nous avons vérifié l’encodage ligne par ligne. Nous planchons actuellement sur l’hypothèse d’une malveillance : sans doute un virus particulièrement malicieux, qui se serait volatilisé sans laisser de trace. Si c’est bien le cas, ceux qui ont fait le coup sont des pros, pas des pirates du dimanche. Peut-être une manœuvre de l’opposition ?

— Ne soyez pas absurde. Vous savez bien qu’il n’y a pas d’opposition.

Finch ne l’ignorait pas, bien sûr. Une alternance fictive était entretenue entre les deux principaux partis qui ne présentaient entre eux aucune différence fondamentale, si ce n’est que l’un était un peu plus conservateur que l’autre. De temps à autre, on laissait prospérer une petite formation aux extrêmes, pour occuper les zozos. L’élection d’un nouveau président, tous les trois ou six ans, suffisait à maintenir l’illusion du changement. Au demeurant, cette alternance n’avait aucune incidence commerciale pour Unisoft. Le consortium avait décroché aussi le contrat de maintenance de l’hologramme du chef de l’opposition.

— Je ne pensais pas à une opposition de type politique, reprit le programmateur. Nous venons de lancer une nouvelle campagne très agressive de rachat des boîtes concurrentes. Vous voyez à qui je pense en particulier. Forcément, ça ne plaît pas à tout le monde.

Finch avait les traits trop lisses. Son sourire permanent semblait plaqué sur son visage. Patricia se demanda s’il se faisait des injections.

— Bon, fit-elle, tâchez d’isoler ce foutu virus et tenez-moi au courant. En attendant, il faut réparer les pots cassés. Kelly baisse dans les sondages, on n’avait vraiment pas besoin de ça. Inutile de vous dire qu’on fulmine en haut lieu.

— Vous voulez qu’on mette l’embargo ?

— Non… en tout cas, pas directement. L’émission a fait 30 % de parts d’audience, tout le monde l’a vu bafouiller. Si on n’en parle pas, on aura l’air de vouloir cacher quelque chose. Il vaut mieux noyer tranquillement le poisson avec le bavardage habituel. Mettez donc Nat et Mike sur le coup, ils feront ça très bien.

Le grésillement d’un vibreur se fit entendre. Patricia jeta un bref coup d’œil sur le nouveau message qui venait d’arriver sur son ordiphone et fronça imperceptiblement les sourcils.

— Bien, je file. Inutile de me raccompagner.

— Je vous souhaite une très bonne journée, dit Finch en retournant à son écran.

Pourquoi vous séparer de vos proches aimés ?

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Pompes funèbres Unisoft : gardez vos morts chez vous pour la vie ! (1)

« Contactez-moi LPVP. C’est sérieux. Et urgent. » C’était le troisième texto du genre qu’elle recevait depuis la veille. L’identité de l’expéditeur était cryptée, et il appelait à partir d’un numéro fantôme. Patricia décida d’ignorer ce message comme les précédents. Mieux valait en parler d’abord aux technos de la Sécurit. Ils parviendraient sans doute, en forçant le cryptage, à localiser la provenance de l’appel.

En quittant le siège d’Unisoft, elle téléphona son rapport à Fergson, son supérieur immédiat, et rejoignit la rue où elle s’était garée. Sa Sélectric avait disparu.

— Merde alors, il ne manquait plus que ça.

Elle s’était garée dans une zone licite et il restait suffisamment de crédits dans le parcomètre. De toute façon, les verbaliseurs auraient vérifié son immatriculation avant d’embarquer sa turbine à la fourrière. On la lui avait fauchée, voilà ce qui s’était passé. Pas que la sienne, d’ailleurs. Il n’y avait plus un seul véhicule dans cette petite rue où elle avait trouvé tout juste une place une heure plus tôt. Elle avait entendu parler de bandes organisées.

En soupirant, elle reprit son ordiphone et composa le numéro d’urgence réservé aux agents assermentés.

— Bon matin, fit une voix préenregistrée. Pour le Samu, faites le 1. Pour les pompiers, faites le 2. Pour signaler un délit, faites le 3. Pour parler à un agent…

Elle pressa sur 3.

— Veuillez décliner votre nom et votre IBAN.

— Cornwell, Patricia, 7330 1357 4259.

— Empreinte vocale validée. Veuillez patienter, s’il vous plaît.

Déclic, Vivaldi, re-déclic. Au bout de quelques secondes, une autre voix synthétique prit le relais.

— Veuillez enregistrer votre plainte.

— Sélectric GTS couleur indigo, immatriculée TSK-785, volée dans le secteur sud au coin de la 34 et de la 101.

— Votre plainte a été enregistrée. Passez une excellente journée, conclut la voix synthétique en mettant fin à la communication.

Il ne lui restait plus qu’à rejoindre la station de tube la plus proche.

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La navette filait vers le centre-ville. Patricia observait tour à tour les voyageurs et les écrans plats accrochés aux parois du wagon, où se succédaient les publicités. Une brunette s’extasiait devant le miroir de sa salle de bains de ce qu’un pschitt de bombe aérosol la changeait instantanément en blonde. « Teintovit en spray, concluait une voix enthousiaste, une nouvelle couleur de cheveux tous les jours. » Puis le jingle de l’infomag retentit et Nat et Mike firent leur apparition, en direct de l’aquarium municipal dont on fêtait la réouverture. Ils souhaitèrent à tous une excellente journée avant d’égrener les titres de l’actualité : victoire de Jörg Gurner au Grand Prix de stock-cars ; le président victime d’un malaise ; les nouveaux compléments alimentaires en question ; crise du postcrédit ; sauvetage du chien Teddy, prisonnier depuis trois jours des égouts ; OPA d’Unisoft sur Pear, etc.

Nat et Mike, le couple d’holoprésentateurs vedettes de l’infomag, était l’une des créations les plus réussies de l’équipe de Finch. On les avait d’abord testés dans des émissions de variétés avant de leur confier l’animation de talk-shows puis de les propulser aux actualités. En bons journalistes objectifs, ils ne professaient aucune idéologie décelable. Leur travail était bien plus insidieux. Tout ce dont ils parlaient, des questions graves et aux sujets les plus futiles mêlés sans aucune hiérarchie, se diluait par enchantement dans une égale insignifiance. Finch faisait écrire leurs scripts par d’anciens rédacteurs publicitaires.

Le sourire de Nat rayonnait, il disait que rien de vraiment grave ne pourrait jamais arriver. Après avoir célébré la victoire éclatante de Gurner au terme d’une course épuisante de quarante-huit heures qui n’avait fait que six morts, elle aborda la question du malaise présidentiel de la veille. Mike interrogea le chef de l’opposition. Ce dernier fustigea un président en bout de course, incapable d’assumer ses fonctions, avant de réclamer sa démission et la tenue de nouvelles élections. Sa réaction était juste assez excessive pour embarrasser une partie du public et entraîner un regain de sympathie pour Kelly. C’était parfait. On entendit ensuite le médecin personnel du président évoquer un surmenage normal de fin d’année et assurer que quelques jours de repos suffiraient à le remettre sur pied. Pendant ce temps, des images de Kelly faisant du ski avec ses deux enfants repassaient en boucle et c’était là la principale information du reportage.

Les scénaristes de Finch avaient dû travailler dans l’urgence. Il y aurait sûrement un sujet plus complet au bulletin du soir, et un autre encore plus développé aux nouvelles de fin de soirée. Les experts et les commentateurs se succéderaient. Toute opinion émise se trouverait subtilement contredite et annulée par la suivante, mais les spectateurs seraient bientôt convaincus d’avoir fait le tour de la question. Après deux jours de ce ressassement, ils voudraient changer de sujet. Passé le week-end, on n’en parlerait plus.

Satisfaite de la séquence, Patricia reporta son attention sur les passagers. Il y avait longtemps que les écrans faisaient partie du décor familier des voyages en tube. Plus personne ne leur prêtait vraiment attention. Deux ados branchés sur leurs podes hochaient la tête au rythme de la musique. D’autres consultaient leurs messages sur leur ordiphone. La plupart des gens regardaient dans le vide avec une attention flottante à leur environnement. Les voix enjouées de Nat et Mike berçaient leur quotidien, elles agissaient comme un massage apaisant, transformant la fureur du monde en une douce musique d’ambiance, un bruit de fond inoffensif.

La rame freina brutalement, précipitant les passagers les uns sur les autres. Patricia eut le réflexe de se rattraper à la main courante. Il y eut un long crissement d’acier suraigu tandis que la navette s’immobilisait complètement dans le tunnel. Les lumières s’éteignirent durant quelques secondes, puis se rallumèrent en mode veilleuse. La voisine de Patricia frottait ses bleus en s’excusant de l’avoir bousculée. Les haut-parleurs bourdonnèrent et la voix du conducteur retentit :

— Mesdames et messieurs, suite à un problème technique, nous allons devoir demeurer à l’arrêt durant cinq à dix minutes. Merci de votre compréhension.

Il y eut quelques exclamations d’impatience parmi les voyageurs. L’ordiphone de Patricia grésilla. Encore un message, de la même teneur que les précédents. Les écrans télé ne s’étaient pas rallumés après l’interruption du courant et il régnait dans le wagon un silence étrange, presque oppressant. Curieusement, les passagers s’étaient mis à chuchoter, « comme durant les pannes d’électricité que me racontait ma grand-mère », songea Patricia. Quinze minutes passèrent. Nouveau chuintement des haut-parleurs :

— Mesdames et messieurs, suite à une avarie, nous sommes dans l’incapacité de repartir. Nous allons devoir procéder à l’évacuation de la rame. Merci de garder votre calme et de vous conformer aux instructions du personnel d’accompagnement qui vous guidera vers les issues de secours. Veuillez nous excuser de ce contretemps, et passez une très bonne journée.

Personne n’eut le temps de paniquer. Les portes du wagon s’ouvrirent presque aussitôt et la tête d’un contrôleur apparut dans l’ouverture. Il installa une petite échelle d’évacuation et tendit la main à la passagère la plus proche pour l’aider à descendre, en éclairant les échelons avec sa lampe de poche.

Les autres suivirent sans trop de bousculade. L’incident suscitait plus de curiosité que d’inquiétude. L’un après l’autre ils s’engagèrent dans le tunnel à la queue le leu comme un troupeau docile, le long de la rame immobilisée. Le faisceau lumineux des lampes de poche dansait dans l’obscurité. On distinguait à cent mètres la trouée d’une issue dans la paroi du tunnel. À un moment, Patricia frôla une ombre, un contrôleur tapi dans un renfoncement, crut-elle deviner, engagé dans une conversation téléphonique animée, mais qui parlait à voix basse pour n’être pas entendu.

— … Mais puisque je vous dis que la rame est coincée. Venez donc voir si vous ne me croyez pas… C’est inimaginable. On dirait que le tunnel a fondu !

Patricia n’était pas sûre d’avoir bien compris, et elle n’en entendit pas davantage. Les gens derrière elle la poussaient fermement vers la sortie. Ils aboutirent à un escalier semblable à celui d’un parking souterrain, qui montait par paliers vers la surface.

Patricia émergea à l’air libre dans un quartier inconnu, un de ces no man’s land industriels à moitié abandonné du secteur sud-est. Ceux qui l’avaient précédée s’étaient déjà agglutinés autour d’une hôtesse, occupée à expliquer qu’on avait nolisé deux transbus en urgence pour assurer la suite du trajet par voie terrestre et qu’ils arriveraient dans une vingtaine de minutes. Cette fois, ce fut un concert de protestations. Patricia ne leur prêta aucune attention. Elle cherchait des yeux un taxi qu’elle savait avoir peu de chances de trouver dans un quartier pareil, consulta le GPS de son ordiphone et conclut qu’elle arriverait aussi vite au bureau à pied. Avec un peu de chance, elle croiserait peut-être un taxi en chemin.

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Le quartier était absolument désert. Patricia marchait à grandes enjambées dans un paysage de fabriques à l’abandon, d’entrepôts condamnés. Derrière les palissades on devinait des chantiers à l’arrêt, des grues immobiles. Sur une grille longeant un trou immense, une pancarte proclamait : « Unisoft travaille à la revalorisation du secteur sud-est. Bientôt, ici, un complexe de trois cents unités d’habitation. Coût : cinquante millions de crédits. » Suivant l’itinéraire du GPS, Patricia emprunta la rue suivante.

— Cornwell ?

Patricia se retourna. L’appel venait de l’autre côté de la rue. Une silhouette émergea de l’ombre d’un porche et s’avança vers elle. C’était une brune au teint mat. Elle devait friser la trentaine. Même à cette distance, Patricia fut frappée par l’intensité de son regard. Elle était vêtue avec une certaine excentricité : veste de skaï et pantalons pattes d’eph. Plus personne ne s’habillait comme ça depuis au moins un an.

— Vous ne répondez jamais à vos messages ?

— Les messages, c’était vous ?

La brune était parvenue à sa hauteur. Elle opina.

— Comment m’avez-vous trouvée ?

— Vous avez un ordiphone, ce n’était pas bien sorcier de retracer votre signal.

— Il y a un pare-feu…

La brune eut un petit sourire moqueur.

— Ce n’est pas difficile à contourner non plus.

Elle tendit son propre ordiphone à Patricia. Sur l’écran s’affichait une carte GPS où une ligne rouge figurait tout son trajet depuis son départ du siège d’Unisoft.

— Mon nom est Janet Frame, ajouta-t-elle. Venez, je voudrais vous montrer quelque chose.

Patricia s’était raidie et la dévisageait avec méfiance. D’où sortait cette fille et pour qui se prenait-elle ? Ce qui l’agaçait surtout, c’est qu’elle sentait que l’autre avait pris instantanément l’ascendant sur elle. Frame dut le sentir. Elle prit un ton moins cassant.

— Croyez-moi, je n’ai aucune envie de vous faire perdre votre temps.

Patricia la considérait toujours. La brune n’avait pas l’air d’une illuminée. Arrogante, oui, mais pas toquée, ni dangereuse. À ce stade, elle ne risquait rien à l’écouter. C’était peut-être réellement important. Après un temps d’hésitation, elle choisit de la suivre.

Janet l’entraîna dans un dédale de rues étroites. Elles quittaient le zoning pour se rapprocher des vieux quartiers. Frame jetait de fréquents coups d’œil autour d’elle comme un animal aux abois. Patricia attendait qu’elle se décide à parler.

— Je suis programmatrice chez Pear, dit enfin Janet, et je crois que j’ai découvert quelque chose. Un mail qui ne m’était pas destiné. Il se prépare un truc énorme. Je me demandais quoi, et puis j’ai compris en voyant Kelly se détraquer hier soir à la télé.

Patricia l’observa à la dérobée.

— Vous avez une drôle de manière de parler du malaise du président, dit-elle prudemment.

— Oh, laissez tomber la langue de bois. Je sais comme vous ce qu’il en est. Le dernier président en chair et en os s’appelait Warren Fillmore et il est mort d’une crise cardiaque il y a trente-cinq ans. On était en pleine guerre pour le contrôle des eaux potables canadiennes. La guerre était très critiquée, les rues pleines de manifestants, ce n’était vraiment pas le moment de déclencher des élections. Le Conseil a jugé plus pratique de maintenir la fiction d’un Fillmore en vie. La technologie était prête. Ce devait être une solution provisoire, imposée par des circonstances exceptionnelles. Et puis après la guerre, le Conseil n’a plus voulu lâcher le pouvoir. Ça marchait si bien ! Alors, c’est devenu un système. Un Conseil permanent noyauté par les militaires et les consortiums qui tirent les ficelles dans l’ombre, et un président de synthèse pour occuper le bon peuple. On a mis l’opposition dans le coup. De toute façon, c’étaient déjà les mêmes.

Elle fit une pause.

— Mon père faisait partie de l’équipe de technos qui a mis au point le premier hologramme présidentiel.

Patricia était sidérée.

— Vous savez ce que vous risquez à vous balader à l’air libre avec de pareils secrets d’État ? Pourquoi venir me raconter tout ça, à moi ?

Janet haussa les épaules.

— Je vous ai profilée, je pense que c’est un risque à courir. Moi, la politique, je m’en fous complètement. Et puis quand vous aurez vu… Ils en disent quoi, chez Unisoft ?

— Ils penchent pour un virus.

— Un virus, ouais, on peut l’appeler comme ça, fit Janet, sarcastique.

— Et vous pensez que ça vient de chez Pear ? Ça n’a pas de sens. Quel intérêt pour eux à s’en prendre à Kelly ?

— Kelly n’est qu’un prétexte, je crois. Derrière Kelly, c’est Unisoft qui est visé. Une sorte d’avertissement, pour contrer la tentative d’OPA. Continuez à vouloir nous absorber, et nous sommes en mesure de ruiner votre crédibilité auprès du Conseil. Et alors, adieu les contrats juteux.

— Si c’est un virus, comment ont-ils fait pour l’introduire ? Le système est inviolable. C’est autre chose que de pister un ordiphone.

— Je n’en sais rien. Je ne sais pas ce qu’ont fabriqué nos technos, mais je crois qu’ils ont sans le vouloir inventé la bombe à neutrons. C’est ici, ajouta-t-elle.

Elles venaient de s’engager dans un cul-de-sac. À mesure qu’elles s’approchaient du vieux mur décrépit fermant l’impasse, Patricia perçut quelque chose d’étrange et elle comprit pourquoi Janet l’avait conduite jusque-là.

Le mur était instable. Il palpitait et devenait flou, comme s’il oscillait entre la réalité concrète et un état d’immatérialité incertaine.

Patricia sentit un profond malaise l’envahir. Ce pan de mur évanescent lui inspirait une épouvante glacée et en même temps elle ne parvenait pas à en détacher les yeux. Quelque chose le dévorait de l’intérieur. Il semblait en voie de se dématérialiser, comme si ses atomes étaient en train de se dissocier. On aurait dit… un fourmillement de pixels. Au cœur du mur, il n’y avait plus rien, et ce rien l’aimantait comme un trou noir. Il allait l’absorber, et l’univers entier avec elle.

Frame lui toucha doucement le bras pour l’arracher à sa terreur fascinée.

— Il ne faut pas le fixer trop longtemps, ça donne le vertige. Vous savez ce qu’il y a derrière ce mur ? Un grand parc privé. Et au fond du parc, un centre de recherches de Pear. Travail de pointe, conceptions de prototypes, logiciels et consoles de jeux, surveillance maximale. Je crois que tout est parti de là. Je crois que nos technos ont conçu un truc si puissant pour forcer le pare-feu d’Unisoft et se frayer un chemin jusqu’à Kelly que… que voilà, ce mur est en train de se dissoudre.

— Vous voulez dire… ? C’est absurde ! Un virus informatique ne peut pas migrer dans la réalité, s’exclama Patricia.

Mais elle songeait à sa Sélectric volatilisée, à l’incident du tube. Le tunnel avait « fondu », c’est ce que disait à son interlocuteur incrédule le contrôleur dont elle avait surpris la conversation.

Fergson. Il fallait l’avertir au plus vite.

Une sirène retentit au loin.

— Ne restons pas là, dit Janet. Venez. Je suis garée tout près.

Elle avait déjà tourné les talons. Patricia prit du recul pour filmer le mur avec son ordiphone.

— Dépêchez-vous !

Patricia la rejoignit. Elles quittèrent l’impasse et firent deux cents mètres au pas de course jusqu’à la turbine de Janet. C’était une Jeep vintage reproduisant à l’identique un modèle du xxe siècle, mais avec un moteur électrique aux normes, évidemment. Janet avait décidément des goûts néorétros. Ce genre d’engin collector coûtait une fortune. Tout le salaire de la programmatrice devait y passer.

— Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ? fit Patricia tandis que Janet démarrait.

Janet ne répondit rien et fit bondir la Jeep. Ce n’est que lorsqu’elles eurent rejoint les boulevards qu’elle se mit à parler, sans quitter des yeux la route.

— Probable que les technos de Pear ont découvert ce qu’ils avaient lâché dans la nature. Et la dernière chose dont ils auront envie, c’est que des témoins aillent le crier sur les toits. Ils vont essayer de contrer le phénomène le plus discrètement possible. Trop tard, à mon avis. Si cette saloperie a effectivement basculé dans la réalité, elle va très vite devenir incontrôlable.

« Elle l’est probablement déjà », songea Patricia. Le nez sur son ordiphone, elle tapait un message à Fergson qu’elle envoya avec le film du mur en pièce jointe.

Janet accéléra brutalement.

— Hé !

— Regardez derrière nous.

Deux gros véhicules noirs avaient surgi dans le rétroviseur. Ils fonçaient vers elles à toute allure. Des SUV de la Sécurit.

Janet accéléra encore pour tenter de les distancer.

C’est alors que Patricia baissa la tête et qu’elle n’en crut pas ses yeux. Sous ses pieds, le plancher de la Jeep était en train de disparaître. Elle voyait le ruban noir de l’asphalte défiler à toute vitesse, à travers le châssis du véhicule devenu semi-transparent.

— Janet, fit-elle d’une voix étranglée.

Frame avait vu, elle aussi. Son pied avait traversé la pédale de l’accélérateur. Les contours de la carrosserie devenaient de plus en plus indistincts. Toute la Jeep était en train de se dématérialiser. Instinctivement, Patricia agrippa l’accoudoir. Sa main passa au travers. Elle sentait son corps s’enfoncer dans la banquette.

Prise de panique, Janet braqua. Elle voulut freiner. Il n’y avait plus de pédale de frein. Ce qui restait de la Jeep fit une embardée brutale, quitta la route et alla s’écraser contre une façade. Patricia fut projetée en avant puis en arrière, et ressentit un choc violent à la tête. La dernière chose qu’elle entendit avant de perdre conscience fut le claquement des portières des 4×4 et les pas des hommes en noir qui les encerclaient.

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Elle était étendue sur une couchette, dans une petite pièce blanche. Tous ses membres étaient endoloris. Elle avait l’impression qu’un bulldozer lui était passé sur le corps.

Elle se redressa très lentement, fit pivoter sa tête. Un essaim d’étoiles fourmilla devant ses yeux. Où était-elle ? Cela ressemblait à une cellule de luxe, avec des barreaux aux fenêtres et du mobilier fonctionnel. Il y avait même un autoperco dans un coin. Elle adressa un signe au capteur visuel et l’appareil lui servit diligemment une tasse de café.

Plus de montre à son poignet. Elle tâta ses poches. On lui avait aussi pris son ordiphone, naturellement. Fergson devait la chercher partout. En levant la tête vers le plafond, elle aperçut une petite caméra pointée dans sa direction.

Le verrou de la porte joua et un homme fit son entrée. Grand, physique carré et crâne rasé, typiques d’un officier de la Sécurit. Il tira paisiblement une chaise et s’assit en face du lit. Toute sa personne dégageait un calme redoutable, une maîtrise parfaite de ses nerfs — pas au point cependant de masquer tout à fait un certain contentement de soi. Il devait se trouver très séduisant.

Il y avait une bosse sous son aisselle. Armé. Patricia enregistrait tout cela machinalement.

— Où suis-je ? Où est Janet ?

— Frame est morte. Elle a été tuée sur le coup.

Patricia demeura bouche bée.

— C’était une fille brillante et je suis désolé pour elle. Cet accident n’était pas prévu. Mais au fond, je ne vous cache pas que ça nous arrange. Elle était incontrôlable.

Il disait cela avec la tranquillité de quelqu’un qui vient d’écraser un moustique.

Patricia se dressa d’un bond. La tête lui tournait.

— Qu’est-ce que je fais ici ? Je voudrais parler à Fergson, maintenant. Vous n’avez pas le droit de me retenir.

— Inutile de vous énerver. Asseyez-vous donc. Vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même. Qu’est-ce qui vous a pris de faire cavalier seul ? À partir du moment où cette fille cherchait à vous contacter sans passer par le canal officiel, vous deviez venir nous trouver.

Il se passait quelque chose d’anormal. Il en prenait trop à son aise. Elle relevait de Fergson et il le savait.

— Qu’est-ce que la Sécurit vient faire dans cette histoire ? demanda-t-elle.

Il eut un bref sourire. Elle comprenait vite et ça lui plaisait.

— Disons que certains estiment que les consortiums deviennent trop puissants. Kelly est fini de toute façon, sa cote dégringole. Il est grand temps de le pousser vers la sortie et nous allons l’y aider. Nous contrôlons totalement son hologramme à présent. Demain, si nous voulons, il meurt d’un infarctus en direct, et je vous promets que les technos d’Unisoft n’y verront que du feu. Ils seront trop occupés à chercher du côté de Pear, et tout est prêt pour les aiguiller dans cette voie. Ils vont se bouffer entre eux. Pendant ce temps, élections anticipées, nouveau président, manipulé par nous cette fois.

C’était donc ça. Un putsch au sein du Conseil. Les militaires voulaient reprendre la main. Pear n’était qu’un instrument dans cette histoire.

— Vous n’oubliez qu’un détail. Vous avez ouvert la boîte de Pandore. Votre virus, ou peu importe ce que c’est, se promène dans la nature en faisant des trous partout. Ça non plus, ça n’était pas prévu ?

Il balaya l’objection.

— Dommage collatéral. Nous avons détecté le problème et nous travaillons à le régler. C’est l’affaire de quelques jours. Ce qui m’intéresse, c’est vous, Cornwell. Fergson est trop complaisant à l’égard des consortiums, mais il n’est pas éternel non plus. Vous êtes mûre pour une promotion. Nous aurons besoin du soutien des médias.

« Et vous vous servirez de moi comme vous vous êtes servis de Pear, compléta Patricia en pensée. Et après… comme Janet. » Elle le défia du regard. Il eut un haussement d’épaules agacé.

— Finalement, vous n’êtes qu’une petite gourde. Vous comprenez que je ne pourrai pas vous laisser sortir d’ici vivante sortir d’ici vivante sortir d’ici vivante…

Toute sa personne s’était figée tandis qu’il répétait ces derniers mots en boucle. Patricia mit quelques secondes à comprendre. Un hologramme. Le vrai ponte de la Sécurit n’avait pas voulu se montrer. Il était à l’étage au dessus, ou à cent kilomètres de là. Et à présent, son avatar en 3-d se désagrégeait, rongé par le virus — comme Kelly.

Et comme la pièce où se trouvait Patricia. Tout devenait floconneux, indistinct. Les murs perdaient leur consistance. Elle devinait déjà la tuyauterie et les fils électriques au travers. Le plancher devenait spongieux sous ses pieds.

Patricia se rua sur la porte. Verrouillée. Elle la secoua et toute la serrure lui resta en main avec la poignée. Elle se retrouva dans un corridor, qu’elle traversa au pas de course. L’ascenseur, il valait mieux éviter. Si jamais la cabine se dématérialisait entre deux étages, elle était bonne pour le grand plongeon. Elle s’élança dans l’escalier, qui paraissait encore relativement solide.

Elle parvint sans encombre au rez-de-chaussée. Cette partie du bâtiment ne semblait pas encore contaminée. Cela ressemblait à une clinique privée, sans doute une couverture de la Sécurit pour chambrer discrètement les prisonniers non déclarés. Il n’y avait personne en vue. Les rats avaient déjà quitté le navire. Au comptoir de la réception se trouvait un standard téléphonique. Elle composa fébrilement le numéro de Fergson.

— Cornwell ? Qu’est-ce que vous foutiez, bon sang ? Cela fait des heures qu’on ne capte plus votre signal.

— J’ignore où je suis. À vue de nez, une cage dorée de la Sécurit. Je vous expliquerai. Je ne peux pas m’éterniser ici.

— Restez en ligne trente secondes, le temps qu’on retrace votre appel. C’est le bordel complet. Tout est désorganisé. Le bureau central a disparu avec tout le secteur ouest. Nous avons établi un QG d’urgence à l’antenne du secteur nord. Rappliquez au plus vite.

— Je n’ai plus de véhicule.

— On vient de localiser votre appel. Ne bougez pas, je vous envoie un SUV.

Il avait déjà coupé la communication. Patricia raccrocha. Le combiné s’effrita entre ses doigts.

Les murs, le mobilier commençaient à se décolorer. Leur matière entrait en phase d’instabilité. Elle savait ce que cela signifiait. Le virus avait investi tout l’immeuble. Elle se dépêcha de gagner la sortie.

Dehors, le soir tombait sur un paysage mort, vitrifié. Ce n’était plus une rue mais un fantôme de rue. Des façades flottant comme un halo immatériel. Des nuages de particules en suspension dessinant pour un temps encore la silhouette spectrale des immeubles avant de se volatiliser.

Patricia regardait pétrifiée ce décor de fin du monde. Elle sentait remonter en elle l’angoisse qui l’avait saisie la première fois, devant le mur en train de se dissoudre. Elle eut froid, soudain.

Janet avait vu juste. Le virus se propageait et gagnait en puissance. Et le phénomène s’accélérait. D’abord, des objets localisés, un mur, des véhicules. Et maintenant, des édifices, des pâtés de maison complets. Des pans entiers de la réalité qui s’effaçaient.

L’asphalte et les trottoirs semblaient offrir une plus grande résistance. Patricia se campa au coin de la rue pour guetter le SUV envoyé par Fergson, en espérant qu’il ne se désintègre pas en cours de route.

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Le secteur nord n’était pas encore atteint. Patricia le comprit lorsque les quartiers sinistrés, anéantis, plongés dans une obscurité totale, cédèrent insensiblement la place à des rues normalement éclairées, avec des lampadaires et des feux de signalisation en état de marche. Leurs lueurs estompées par les vitres fumées la ramenaient à la civilisation — mais pour combien de temps ?

Le SUV automatisé ralentit pour s’engager dans un terrain privé et la déposa devant l’entrée de côté d’un bâtiment en forme de boîte à chaussure, avant d’aller sagement se garer au parking. Patricia franchit les portes vitrées et se soumit au contrôle rétinien. Au-delà du sas ne régnait pas l’animation des jours de crise qu’elle s’attendait à trouver, mais un silence irréel. Le hall était désert comme un décor après une représentation — à l’exception du réceptionniste qui somnolait derrière son comptoir. Comme elle s’approchait de lui, il sortit de sa torpeur et la reconnut aussitôt.

— Cornwell ? Dieu merci, vous voilà. Il vous attend. C’est au dernier étage.

La montée en ascenseur lui parut interminable. Elle se sentait soudain écrasée de fatigue. Toute la tension des dernières heures retombait d’un seul coup.

En sortant de l’ascenseur, elle se traîna sur la moquette luxueuse du couloir. Devant les portes capitonnées, sa main se mit à trembler. « Qu’est-ce qui m’arrive ? » se dit-elle. Elle dut, avec son autre main, se serrer l’avant-bras pour maîtriser le tremblement et parvenir à tourner la poignée.

La pièce lui parut immense. Tout au fond, très loin là-bas dans la pénombre, était assis Fergson, parfaitement immobile derrière un vaste bureau en chêne véritable — une rareté. Il lui sembla qu’il reculait encore à mesure qu’elle avançait vers lui. « Est-ce que le virus nous a rattrapés, est-ce que la pièce se déforme, se demanda-t-elle, ou est-ce moi qui avance comme une tortue ? » Jamais elle ne s’était sentie aussi lasse.

C’était comme un de ces rêves où l’on se sent cloué au sol. En mettant péniblement un pied devant l’autre, elle finit par atteindre le bureau et se laissa tomber, exténuée, dans le fauteuil qui lui faisait face.

Fergson la fixait, impassible, sans paraître vraiment la voir. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il sembla découvrir sa présence.

— Cornwell, enfin ! dit-il, On vous a cherchée partout, vous savez. Vous êtes vraiment très maligne.

Elle le regarda, interloquée. À quoi jouait-il ? Ce genre d’humour incongru ne lui ressemblait pas du tout.

— Patricia Cornwell… Celui qui vous a baptisée avait des lettres.

Patricia ne l’entendait plus qu’à travers un brouillard. Elle savait qu’elle se trouvait là dans un but précis : rendre compte de sa mission à son supérieur. Elle se concentrait de toutes ses forces déclinantes pour formuler son rapport avec le plus de clarté possible, mais les mots fuyaient sa pensée et seules quelques bribes éparses franchissaient ses lèvres.

— Kelly… le virus… le métro… Janet… le mur… la Sécurit… morte… un coup d’État… tout qui se… désagrège…

— Oui, un vrai roman, tout ce qui vous est arrivé, hein ? Nos scénaristes ont vu trop de films de science-fiction, vous ne trouvez pas ? Enfin, que voulez-vous, ça plaît. La guerre des consortiums informatiques, les grands complots politico-médiatiques, les catastrophes technologiques, toutes ces péripéties stéréotypées, ça a toujours un succès fou. Les enfants adorent, et leurs parents aussi. Même les vieux s’y sont mis… Tout le monde joue à Alterlife.

Patricia devait faire un effort immense pour le suivre. Elle était si fatiguée. Qu’essayait-il de lui faire comprendre ? Il semblait lui parler d’un jeu…

— Un jeu vidéo…, acheva-t-elle d’une voix presque inaudible.

— Oui, dit Fergson, un immense jeu interactif, un monde en soi doté d’une semi-autonomie ; et encore beaucoup plus que cela. Les gens y passaient tellement de temps, vous comprenez. Ils n’arrivaient plus à se déconnecter. Alors le jeu s’est développé en absorbant tout le reste. Il est devenu aussi un espace de détente, un réseau social, un lieu de télétravail… surtout depuis que la vie à la surface est devenue impossible, avec cette chaleur intolérable. Alterlife offre à tous un substitut acceptable à la réalité.

Patricia était trop hébétée pour réagir. La voix berçante de Fergson s’insinuait en elle. Les implications de ce qu’elle énonçait se frayaient péniblement un chemin dans un secteur de sa conscience engourdie qui lui semblait détaché d’elle-même. Fergson. Qui était Fergson ?

— Vous n’êtes… pas Fergson, eut-elle la force d’articuler.

— Bien sûr que non. Fergson n’est qu’un personnage du jeu, tout comme vous. J’ai emprunté son avatar pour entrer en contact avec vous et vous retenir ici un moment. Je me trouve actuellement à l’extérieur, dans la salle de programmation souterraine d’Alterlife. Je vous vois sur mon écran et je vous parle à travers un micro.

Patricia aurait voulu hurler, mais l’inertie la clouait au fond de son fauteuil. Terrassée par l’énormité de ce que lui murmurait Fergson, elle sentait un abîme s’ouvrir en elle. Une partie de son moi se refusait à admettre que sa personnalité, ses souvenirs, ses émotions, ses fantasmes n’avaient pas d’existence réelle ; qu’ils étaient le fruit de l’imagination d’un programmateur d’Alterlife ; que sa conscience se résumait à des millions de données stockées quelque part sur un serveur de plusieurs téraoctets.

Mais le virus… le virus, lui, ne pouvait pas faire partie du jeu. C’était bel et bien un corps étranger. Quelque chose s’était introduit dans le système d’Alterlife. D’abord, il s’en était pris aux éléments inertes du programme, le décor, la toile de fond. À présent, il attaquait les structures complexes : les personnages ; elle, Patricia. C’était cela. Le virus l’avait rejointe et il était en train de l’anéantir. Elle se sentait siphonnée de l’intérieur.

— Je… je crois que je suis atteinte. Le virus… il me paralyse.

— Décidément, vous ne voulez pas comprendre. Le virus, c’est vous, Patricia. Depuis hier, partout où vous allez, vous foutez une pagaille monstre. Tout s’efface sur votre passage. Et plus l’heure tourne, plus votre effet croît en puissance.

Toutes ses forces l’abandonnaient. Comment s’appelait-elle, déjà ? Des pans entiers de sa mémoire s’éloignaient d’elle pour toujours. Le techno s’exprimant par le truchement de Fergson continuait à lui parler, d’une voix implacable et douce :

— Il nous a fallu un certain temps pour le comprendre. Après tout, vous n’êtes qu’un personnage secondaire, je m’excuse de vous le dire. Quand on vous a repérée, vous aviez déjà fait pas mal de dégâts. Ça n’a pas été simple de mettre la main sur vous. Depuis ce matin, nous vous courons après. Bon sang, qu’est-ce que vous avez la bougeotte. On vous a envoyé Janet Frame et la Sécurit pour tenter de vous neutraliser, et vous avez réussi à les bousiller. Mais nous savions que vous chercheriez coûte que coûte à rejoindre Fergson. C’est écrit dans votre code de programmation, c’est votre tropisme fondamental : la jeune agente séduisante et consciencieuse… Alors, nous avons fabriqué en toute hâte cette section sécurisée pour vous y isoler. Et depuis que vous êtes entrée dans ce bâtiment et que nous avons cette conversation, nos technos ont lancé la procédure de nettoyage antiviral. Cette opération prendra fin dans exactement… cinq secondes. Au revoir, Patricia.

Elle ne ressentait presque plus rien, maintenant. Les dernières traces de sa conscience s’évanouissaient, comme des lumières qui s’éteignent une à une dans un grand appartement vide. Au bout des cinq secondes, elle se figea sans douleur, recroquevillée dans son fauteuil, les yeux grand ouverts et vides. Les pixels de son corps se défragmentèrent. Puis elle disparut tout à fait de l’image.

Rejoignez tous vos amis sur Alterlife.com !

Carole Duluth posa la main sur le scanner d’empreintes digitales. Le voyant vert s’alluma et les portes d’acier coulissèrent. Elle pénétra dans la salle de programmation souterraine d’Alterlife.

L’équipe de jour venait de prendre son service. Les techniciens, le café à la main, évoluaient d’un petit groupe informel à l’autre en échangeant les derniers potins. La journée de la veille avait été particulièrement tendue, avec une alerte rouge qui les avait mis sur les dents. Le problème n’avait été résolu que durant la soirée. L’ambiance était beaucoup plus décontractée ce matin.

À l’autre bout de la salle, Bradly, un grand type jovial qui remontait constamment ses lunettes sur son nez, était penché sur un écran avec Nicole Gillis. En levant la tête, il aperçut Carole et lui fit un signe amical pour l’inviter à les rejoindre.

— Hello, Carole ! Un café ? Le prototype est pratiquement au point. Je vous montre ça ?

Il enfonça une touche de son clavier. Le visage d’une jeune femme rayonnante aux cheveux châtain clair s’afficha à l’écran.

— Je vous présente Patricia 3.6. Vous aviez raison à propos de Patricia 3.5. Nos technos ont effectivement détecté une faille de sécurité dans son programme. C’est par là que les hackers se sont infiltrés. Une belle saloperie, si vous voulez mon avis. C’est insensé, tout ce qu’elle a saccagé. On a dû fermer provisoirement des secteurs entiers du jeu pour les désinfecter. L’équipe a passé toute la nuit à faire le grand nettoyage. On va repasser une couche aujourd’hui par précaution, et puis il faudra reconstruire les secteurs détériorés. Patricia 3.6 présente toutes les garanties de sécurité. Nous avons renforcé son pare-feu pour éviter à l’avenir toute contamination virale. Pour commencer…

Mais déjà Carole n’écoutait plus ce flot de paroles et fixait abasourdie un point situé au-dessus de la tête de Bradly. Derrière eux, le mur était en train de s’effacer.

1 Nouveau ! Possibilité de faire parler le défunt sur fourniture par vos soins d’un enregistrement vocal. Renseignez-vous auprès de nos thanatopracteurs.

Sous réserve d’acceptation de votre dossier.

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