Mesdames et messieurs, chers actionnaires,

Comme je vous le disais avant la pause, force nous est de constater que, malgré nos efforts, les coûts salariaux n’en finissent pas de grever notre chiffre d’affaires. Si je reprends la liste des énergies humaines encore employées chez nous — je ne reviendrai pas sur tous les postes évoqués ce matin, le dernier étant celui des guichetiers déjà remplacés par des automates. J’aborderai deux points. Un, les conducteurs de trains. Deux, les chefs de trains. N’êtes-vous pas lassés d’entendre parler d’erreurs humaines ? Comme s’il y en avait d’autres… La solution : une propre et nette informatisation du facteur « conduite » — précédée d’une saine déshumanisation, l’humain étant par trop fluctuant, aléatoire, faillible, inconstant, bref, non fiable.

Je perçois quelques murmures dans le fond à gauche… Sachez, pour vous rassurer, que la firme Kalodos est à même de nous offrir des ordinateurs capables non seulement de fournir une vue d’ensemble des déplacements de plusieurs trains mais de les conduire, je dis bien conduire, à l’intérieur d’un réseau qui couvre d’abord tout le pays, mais est appelé, simple question de politique, à s’étendre à tout le continent et, à long terme, au monde entier. Voici une évaluation chiffrée des coûts respectifs d’installation et de maintenance du nouveau système all men off, comparée à celle des salaires des conducteurs de trains. Gain appréciable, à n’en pas douter.

Pas de questions ? Une remarque ? Allez-y ! « Vous dites “dans le monde entier”. Je préciserais : du moins là où il reste des rails. » Certes, certes… Passons, si vous le voulez bien, au point deux. Les chefs de trains. Chefs ? De quoi ? De qui ? À quoi servent-ils ? À poinçonner des billets déjà compostés ? Nous étudions un système comparable aux entrées de métro mais, trait de génie, système qui serait appliqué à la montée à bord. La porte de la voiture s’ouvrirait chaque fois qu’un voyageur aurait présenté un titre de transport en règle, puis se refermerait derrière lui. Pardon ? Ou derrière elle, soit. Gardons le masculin comme neutre. Où en étais-je ? Les enfants, les vieillards… auraient chacun de quoi se présenter sans encombre, oui. Les billets seraient entièrement numérisés, billet est déjà un mot dépassé, mais passons. Justement. Haha ! Ces cartes à puces modulables comporteraient le numéro du train, l’heure de départ, le chiffre de la voie, le numéro de la voiture, du siège, etc. Dès lors, au lieu de voir, sur les quais, des voyageurs agglutinés ou disséminés dans le désordre, il n’y aurait plus que des files bien nettes d’où seraient exclus les fraudeurs et autres trouble-fête. Objection ? Cela risque de prendre du temps ? De retarder le départ du train ? Certes non. Quoi qu’il arrive, le train, préprogrammé, partira à l’heure. Les voyageurs abandonnés sur le quai ? Des retardataires ! Ils prendront le train suivant. Simple manipulation de modification à l’ordinateur, moyennant un modeste supplément de 8 €… Oui. Parlez dans le micro, votre question s’inscrira à l’écran : « La concurrence des transports aériens n’étant toujours pas éliminée, ne leur faisons-nous pas une pub indirecte en parlant de parachutes ? Dorés ou argentés… Je propose de supprimer ces pratiques. » Hum ! Merci de votre remarque. Nous penserons à modifier la terminologie… Je poursuis. Donc, sur les quais, plus de képis, de sifflets disgracieux, de lampes-signaux au bout d’un bras agité… Tout sera informatisé, centralisé… pardon ? Les syndicats ? Avez-vous déjà vu des ordinateurs se syndiquer ? L’ordinateur, c’est le parangon du chacun pour soi, la panacée du divide ut imperes… Plaît-il ? Divise et règne !

Voyez la taxe de 7 €, qui a causé tant de remous, je ris, pardon, c’est nerveux… « pour assistance personnalisée » semblait ramener les intéressés à de pauvres handicapés… la formule a fait mouche, nous avons renvoyé tout le monde sur Internet… où il est quasi impossible de dénicher les bonnes promos, à moins de s’y user les yeux et d’y perdre son temps… Voyez-vous, les promos existent dès qu’on les montre. Quant à savoir qui en profite… C’est cela, la pub : on ne compte pas les bénéficiaires réels. Il est bien question de réalité ! En publicité, ce qui compte, c’est le rêve ! Pour en revenir aux fameux 7 €. Dire qu’il s’est trouvé des plaisantins pour évoquer les droits de l’homme ! Tout de suite les grands mots ! Comme si l’Internet n’était pas accessible à tous ! Bref, voici enfin fermés les derniers guichets… Oui, à vous. À quoi correspondra la première classe ? Merci de la question ! Là aussi, belle amélioration. Il y aura des trains de luxe, accessibles aux seuls voyageurs munis d’une carte VIP-Auréolé, carte gratuite pour vous et pour les membres du conseil d’administration, évidemment, mais, réfutons d’avance l’objection de pratiques antidémocratiques, cette carte, vendue à 50 % de son prix la première année, sera en vente libre. Elle donnera accès aux trains de grand luxe, avec conducteur, receveur, stewards et hôtesses du wagon-restaurant, raccordement dent bleue, bref, toutes « assistances personnalisées » qui nous permettront de tripler, voire, dans certains cas, de quadrupler le prix du billet automatisé… Merci, merci… Vos applaudissements me prouvent que nous sommes sur la… bonne voie. Ha ha ! Et que pour un tel projet vous accorderez à votre serviteur une petite augmentation de salaire — disons… 25 % ? Et un avenant à mon contrat d’administrateur, de quoi redorer mon parach… oh ! pardon… Je pense au moment où la déshumanisation complète du Rail aura atteint le conseil d’administration. Pardon ? Vous dites ? Il y aurait encore des voyageurs mécontents ? Oh ! On ne pourra jamais satisfaire tout le monde. Est-ce que les catastrophes aériennes empêchent les gens de prendre l’avion ? De voler ? Et je ne parle pas des accidents de la route. Le Rail, mesdames et messieurs, le Rail ! Il n’y a que ça de vrai ! C’est nous qui tenons la solution, la dragée haute, le pompon, comme on dit à Bruxelles ! D’ailleurs, savez-vous que le train dans lequel nous sommes montés pour la présente conférence n’a ni conducteur ni chef d’aucune sorte ? Haha ! Sauf le chef de cuisine ! Ce soir, c’est la Huart-Scenic qui offre le champagne et le buffet. Je vous invite donc à boire à la santé du Rail enfin déshumanisé, à la santé de nos finances et, mesdames et mess… Aaaaaaah ! Aïïïïe ! On dérâââââïïïï…

Extrait de la boîte noire du Belexpress, après la catastrophe du 30 novembre de l’an prochain.

Discours de M. Richard Duquay.

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