Dostoïevski à Guantánamo

Andrés Carmín,

La terre n’était plus qu’une larme immense dans la nuit.

V.H.

Asi termina este libro, aqui dejo

mi Canto general escrito

en la persecuciôn, cantando bajo

las alas clandestinas de mi patria.

À la septième heure Pablo Neruda met un point final à sa Légende des siècles chilienne et universelle. Se repose. Le téléviseur murmure, mais que peut-il faire d’autre ? Television chilena, page publicitaire. Informations en bref. Une image floue, quelques silhouettes orange derrière des clôtures. Rien de spécial.

Antes de la peluca y la casaca

fueron los ríos, rios arteriales :

fueron las cordilleras, en cuya onda raída

el cóndor o la nieve parecían inmóvibles :

fue la humedady la espesura, el trueno

sin nombre todavía, las pampas planetarias.

Douze ans séparent ces premiers vers du point final. Pampas planetarias. Douze ans de réflexion profonde. Luz antârtica. Douze ans de recréation du monde. Flores zapotecas. Douze ans de construction de la grande épopée. Crepüsculo de la iguana, noche de los caimanes. Mais un poète français ne disait-il pas qu‘un poète est un monde enfermé dans un homme…

Pablo Neruda reprend sur le bras du fauteuil l’avant-dernier numéro de Marginales abandonné là. Le parcourt à nouveau. Pourquoi tous ces Russes ? Dostkine, ses crayons et ses truchements, Irténiev, ses lumières et ses regards, Knigovoï, ses imprécations et ses petits yeux mongols, Poutine, sa bécasse et ses chiottes, le Vladimir de l’Hôtel Moskva, sa barbe de deux jours, ses flics et ses palissades… Dialoguer avec ces auteurs. Rusia, tierra en tinieblas, madré de los libres. Évoquer avec eux son premier voyage à Moscou pour le festival Pouchkine de 1949. Ah, ce festival ! Une commémoration comme il ne les aime pas. Des commémorations, quelles funérailles définitives pour les idées trop audacieuses d’un écrivain ! Et si, redoute-t-il soudain, le prochain numéro de Marginales était consacré à une commémoration de Victor Hugo ? Bien sûr, on peut comprendre de la part du directeur littéraire ce clin d’œil d’un grand-père à son petit-fils par-dessus les années. Bah ! Attendons le facteur…

Television argentina, une image floue, quelques silhouettes orange derrière des clôtures, les mêmes que tout à l’heure. Brusquement, une flèche, un éclair dans sa tête. Mais le temps de se rapprocher de l’écran, et c’est déjà la publicité. Télécommande. Television Tierra de Fuego, guerra contre el terrorismo, silhouettes orange, barbelés, los prisioneros estàn siendo tratados de un modo compatible con la Convenciôn de Ginebra. Publicité. Mais où a-t-il déjà vu l’un de ces hommes ? Télécommande. Tele-Globo, image floue, clôtures électrifiées, miradors, silhouettes orange. Pourtant il le connaît. Télécommande. TV5 satellite, fin du journal de la TSR, nous vous remercions d’avoir suivi notre chaîne. Publicité. Télécommande. Business news, weather forecast, this is CNN, war against terror, les revoilà ! Afghan war prisoners at Guantanamo Bay, Cuba. Grillages et miradors, gardiens en treillis, détenus en combinaison orange, à genoux et menottés. Un officiel parle. These detainees are treated humanely, ces diables, que l’on devrait passer au barbecue, sont traités avec humanité, ils ont reçu deux serviettes, un savon et une brosse à dents. Publicité. Voici le geôlier en chef, celui à la grande bouche, tel Un hibou, triste, froid, morne, et de sa prunelle II tombait moins de jour que de nuit de son aile…

Publicité. Ou cours de la bourse. Ou autres apparences reproduites à l’infini. Vous avez trop d’autels. Vos sociétés folles Meurent presque toujours par un excès d’idoles. Pablo Neruda ferme les yeux pendant que le robinet à paroles débite sa propagande. Deux serviettes, un savon et une brosse à dents… Et le voit.

Debout sur l’échafaud – comment peut-il encore tenir debout ? –, ayant entendu la proclamation de sa condamnation à mort pour le seul crime d’avoir pensé, d’avoir défié par l’esprit le maître du monde, ayant vu le procureur descendre des tréteaux en repliant le papier dans sa poche, ayant frémi aux roulements des tambours et enduré l’ultime prêche d’un pope tout en fixant de son regard déjà absent la coupole dorée et étincelante d’une église proche, ayant senti les bourreaux lui lier les mains au poteau et lui abaisser la cagoule sur les yeux, ayant enfin entendu retentir l’ordre de mettre en joue, le condamné attend le néant d’outre la salve qui ne vient pas. Revoit toute sa vie dans sa tête comme dans un kaléidoscope, à la vitesse de l’éclair. Entend au bout de minutes éternelles sa peine de mort commuée en peine de bagne. La télévision murmure. Two towels, a bar of soap, a toothbrush, officials say.

Arrivent les forgerons, arrivent les bracelets de fer. Pablo Neruda le voit, chargé de dix livres de métal, partant en traîneau, en plein hiver, pour son long voyage à travers neuf gouvernements et douze steppes par des températures de moins quarante dans des troïkas ouvertes à tous les vents. Il le voit encore dans la prison d’étape, parmi d’autres hommes enchaînés au mur dans un souterrain glacial et sans air. Han recibido cepillos de dientes. À los reclusos se les han facilitado alfombrillas para que puedan dormir y orar. Officials say.

Il voit aussi arriver les épouses héroïques des Décembristes, qui ont suivi en exil leurs maris déportés depuis plus de vingt ans, et qui apportent soutien et réconfort au groupe des coupables d’avoir pensé. Absolument innocentes, ces martyres souffrirent pendant vingt-cinq longues années tout ce que souffrirent leurs maris condamnés. L’entrevue dura une heure. Elles nous bénirent à la veille du nouveau voyage qui nous attendait.

Pablo Neruda voit le guerrier de l’innocence, un homme petit, chétif, tout jeune, mais calme malgré le poids des fers qui lui entravent les poignets et les chevilles. Vêtu de la demi-pelisse des bagnards et coiffé d’un bonnet à oreillettes, il fait ses adieux à ces femmes courageuses et remonte dans la troïka des gendarmes. Se laisse bercer par les cahots des pistes, par les clochettes des chevaux, voit en rêve Comment l’aurore arrive, et vient à la rencontre Du parfum de la fleur et du chant des oiseaux…

Le prisonnier parvient à destination. Deux serviettes, un savon et une brosse à dents… Pueden ducharse, officials say. Ne connaissant aucun métier, il est classé manœuvre et condamné à des travaux au-dessus de ses forces. Se souvient d’un poète français qu’il lisait il y a quelques mois encore – Se rendre sans avoir épuisé le possible, Les colosses n’ont point cette coutume-là.

Le prisonnier survit quatre ans à ce régime d’enfer. Enfin on le mène à la forge, à l’enclume. Les forgerons s’activent, martèlent. Les fers tombent. Liberté. Résurrection d’entre les morts. Relégation aussi. Il écrit, il écrit, utilise toutes ses notes prises au bagne. Sa Légende des siècles sibérienne et universelle sera la Maison des morts.

Notre prison se situait aux confins de la forteresse, près des remparts. Le regard tentait de percer la clôture pour apercevoir ne serait-ce qu’un lambeau du ciel des gens libres. Mais seules étaient visibles les sentinelles. Penser à ce moment que j’étais là pour des années…

Pablo Neruda sort de son assoupissement. La suite du récit du prisonnier, il la connaît. Le téléviseur en veilleuse ronronne toujours. Télécommande. Sur une chaîne satellitaire, une émission littéraire française. Un auteur, un homme heureux semble-t-il, mais néanmoins un de ces pseudo-intellectuels autoproclamés et manipulateurs dont parlait Knigovoï dans Marginales, essaie maladroitement d’expliquer aux imbéciles qu’il faudrait « sous-titrer CNN au moyen de Dostoïevski ». Alors,

L’illusion, riant de son rire sinistre,

Sort de l’ombre, écrit FIN et ferme le registre…

P.-S. Merci à l’éditeur de la revue d’envoyer les justificatifs de ce texte à Victor Hugo, Pablo Neruda, Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, CNN et El Diario de Santiago de Chile. À Glucksmann, c’est inutile.

Partager