Victor Hugo douze pieds sous terre

Laurent Demoulin,

Quelqu’un se souvient-il, Hugo, du poète que tu as été ?

À peine romancier aujourd’hui.

Scénariste par contumace

De dessins animés anaclitiques,

De films toujours recommencés

Et de comédies soi-disant musicales.

Hugo, si tu savais, toi dont la réflexion

Spontanément suivait le rythme et l’inflexion,

La marche en douze pas, la musique, l’entrain

Et le souffle profond que veut l’alexandrin,

Vigoureux Victor, toi qui avais recouvert

Ton siècle tout entier de tes milliers de vers,

Si tu savais qu’aujourd’hui…

Que dirais-tu ?

Ton temps ne t’appartient plus :

Qui pense poésie/XIXe/France,

Pense Baudelaire aujourd’hui,

Beau Mallarmé vivace aujourd’hui/Rimbaud bien armé,

Rimbaudelairmé,

Et sourit quand apparaît ton nom.

Mais nous, Hugo, nous les poètes

Qui prenons la parole deux cents ans après ton premier cri,

Tes premiers pleurs,

Nous avons deux mots à te dire…

Si tu savais, Victor, toi qui un jour t’es peint

Dans un discours viril et en alexandrins,

Sous les traits lourds et forts du révolutionnaire,

Coiffant de rouge vil les anciens dictionnaires

« Et saccag[eant] le fond tout autant que la forme »

Que tu représentas la norme et la conform

-ité

Pendant plus de cent ans.

Dans le sillage de Mallarmé

– Génie intérieur dans l’absolu blanc duquel

Le néant s’invagine –,

Sur les brisées de Rimbaud

– Génie absolu à l’intérieur duquel le blanc

s’anéantit de couleur vaginale –

(Qui n’osa pas te nommer

Et fit du pauvre Musset sa victime),

Les poètes ont écrit chacune de leurs syllabes

Contre toi,

En te repoussant, te refoulant, te bannissant d’eux-mêmes,

En empruntant uniquement les chemins

Que tes douze pieds n’avaient pas foulés,

En libérant le vers

De la prison dont tu avais fait ton palais,

En taisant la musique que ta lyre avait usée,

En abolissant le sens transparent dans tes vers,

En coupant l’arbre dont tu avais croqué tous les fruits

Et en raillant les sentiments qui t’avaient transporté.

« Toujours moins de toi ! »

Telle était la devise

Répétée de génération en génération

De 1850 jusqu’à la fin du millénaire où tu es né,

Toi, Victor Hugo,

La fondation négative,

Le moteur inversé,

L’anti-père définitif

De la modernité.

Nous avons un mot à te dire :

Aujourd’hui,

Comme tu n’es plus poète,

Que te voilà scénariste florissant,

Auteur d’immortelles comédies « musicales »,

De films défiant l’éternité,

De dessins animés unanimes,

Comme tu n’es plus l’alexandrin en personne,

Nous n’avons plus de raison de te haïr.

Aujourd’hui, comme la modernité

Est presque aussi morte que toi

– Et que la poésie ne va guère mieux –,

Le vers à douze pattes

N’est plus ni proscrit, ni prescrit,

Ni révolutionnaire, ni souverain,

Ni rouge, ni blanc, ni noir.

(« Une rhétorique par objet », disait un ennemi des formes fixes

– Génial observateur de la réalité l’éponge –,

D’accord. Mais si le sujet demande l’alexandrin, que faire ?)

Et nous pouvons enfin, en songeant à tes vers,

Mettre sur ta tombe, monument à l’envers,

Deux siècles après que te vint ton premier pleur,

« Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur ».

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