La jeune femme rousse sur son bateau lilas

Jean-Luc Wart,

Les jeunes comédiens se débrouillent comme ils peuvent. Jacques Faubert, dans l’attente que son nom vous dise quelque chose, profitait de l’été pour se produire à Covent Garden. Là, dans la rue, entre le théâtre et les halles, il se livrait pour les touristes à un épuisant exercice d’ange immobile. Il était blanc des pieds à la tête. Tunique blanche, gants blancs, perruque blanche. Son visage et ses lèvres étaient maquillés de blanc. Son numéro s’intitulait « l’ange de Reims », à cause du sourire qui naissait lentement sur ses lèvres quand une pièce de quelques shillings tombait dans son escarcelle. Il attirait surtout l’attention des enfants qui l’observaient, fascinés, la bouche ouverte. La difficulté consistait à les inviter du regard à retenir leurs géniteurs qui finissaient souvent par verser leur écot. La vie à Londres coûte cher aux anges.

Un jour de demi brume, alors qu’il s’appliquait à tenir la pose malgré des courbatures de plus en plus sournoises, il croisa le regard d’une jeune femme rousse. Elle avait les yeux verts, un sourire énigmatique qui donnait des rondeurs à ses pommettes hautes et un pull trop large dont le décolleté laissait paraître une carnation laiteuse, parsemée d’éphélides. Ils étaient presque seuls. Par ce temps maussade, les touristes ne s’attardaient guère. Elle s’approcha lentement de lui. Ils se retrouvèrent presque nez à nez. Elle plongea ses yeux dans les siens (c’était comme sombrer dans la mer) et se mit à lui murmurer des mots étranges. Du gaélique, sans doute. Elle prit alors un peu de recul et lui dit, en anglais cette fois : « Dans mes rêves, c’est ainsi que je parle aux anges ».

Adieu l’avarice ! Il lui adressa sa plus belle imitation du sourire qui depuis des siècles illumine le visage d’un ange à Reims. Elle en fut troublée. Normal. Ce sourire sentait tellement bon l’enfance. Elle se reprit :

− T’es un marrant, toi !

− …

− Et si j’en profitais pour te raconter ma vie ? Tu serais bien embêté, hein ? Hein que tu serais embêté ?

− …

− Quoi, t’as oublié ton texte ? … Tu n’as pas de texte, c’est ça ?

Il leva lentement les yeux au ciel, esquissant un geste d’impuissance.

− Tu ne parles pas sans le visa de l’archange Gabriel, je me trompe ?

Il acquiesça doucement.

− T’es vraiment un marrant, toi ! N’empêche… N’empêche, le monde serait moins moche s’il existait vraiment, ton patron. Et si les hommes étaient des anges. Ouais, çà nous changerait. On s’amuserait à leur rentrer dans les plumes. Tu te dis que je suis un peu fêlée, que j’ai fumé la moquette, hmm ?

Regard de dénégation « Moi ? Jamais de la vie ! »

−Ça te dirait, un verre ? J’ai toujours rêvé de régaler un ange dans le coin le plus sombre d’un pub.

− …

−Allez merde ! (bullshit !) Me dis pas que tu fais ça rien que pour le flouze ! Tu peux te payer un petit break, non ? On dira rien à ton patron : promis, juré !

Jacques Faubert restait perplexe. Le mal qu’il pouvait parfois se donner pour baratiner une gonzesse ! Et voici que maintenant, sans piper mot et – presque –  sans  un geste, il se faisait lever comme un lapin par une appétissante laitière aux cheveux roux. Devait-il continuer le jeu ? Peut-être après tout le provoquait-elle parce qu’elle le savait prisonnier de son rôle, un peu comme un touriste essaie de faire rire un horseguard. S’il cédait, il romprait le charme. Et elle s’enfuirait en riant. S’il conservait son masque de relative impassibilité, elle finirait par se lasser et s’en irait de toute façon, au mieux en lui abandonnant quelques pièces.

Il résolut alors de lui sortir son numéro de mime. Il était prisonnier d’une paroi de verre, dans un monde à jamais séparé de celui de sa belle. Il cherchait désespérément la faille. En haut, en bas, sur les côtés. Mais à chaque fois il se heurtait à une vitre lisse. Soudain, il découvrit une ouverture invisible que par des gestes simples il lui donna  à voir. Il lui tendit la main, prit la sienne qu’il posa délicatement sur sa joue d’ange. Alors, il l’attira tout entière à lui, d’une façon si brusque qu’il suscita un envol des pigeons alentour et, comme elle ne résistait pas, il l’embrassa longtemps sur la bouche.

*

Elle habitait Little Venice, sur Regent’s Canal, dans une péniche à quai toute encombrée de fleurs et de plantes grimpantes. Jacques Faubert ne connaissait pas cet endroit curieux, étrangement paisible au cœur de Londres. Le ciel leur avait fait cadeau d’un rayon de soleil et l’embarcation étroite que l’on avait osé peindre d’une invraisemblable couleur lilas, se reflétait dans l’eau glauque du canal. A l’intérieur, Faubert découvrit un capharnaüm de coffres, de breloques, de tapis, de tissus, de soies et de coussins orientaux, indiens sans doute, tandis que des odeurs de bergamote et de patchouli lui chatouillaient les narines. Il avait quitté sa tunique d’ange et s’était démaquillé. Elle s’était un peu moquée de lui en le voyant ainsi tout rose au sortir de la douche : « On dirait un poulet déplumé ! »

−Je ne vis pas ici tout le temps, lui dit-elle en préparant le thé. L’hiver, je retourne chez moi, au Pays de Galles. L’été, je tiens une boutique près d’ici, à Camden. Ça fourmille de monde. Mais le commerce, c’est pour pas crever de faim. Mon truc, c’est la peinture.

Elle lui montra des toiles délicates qui ressemblaient à des préraphaélites et un autoportrait à la sanguine où les yeux seuls étaient rehaussés de vert, ce qui lui donnait un regard de femme fatale.

−Je sais ce que tu penses. C’est bien fait. Comme vous diriez, vous les Frenchies, « de bonne facture ». Mais ça n’apporte rien de neuf. C’est même un peu décadent, non ?

− Euh ! Je ne dirais pas ça, non…

− Mais si. Cela sent le romantisme finissant. C’est de la peinture agonisante. L’automne d’un rêve. Avec ces ors, ces roux, ces peaux laiteuses et le carmin des feuilles mortes. Et cette lumière qui jette ses derniers feux. Mais déjà l’angoisse de l’hiver se profile. On y devine des mystères insondables, des destinées irrémédiables…Tu comprends tout ce que je dis, là ? Parce qu’entre nous, si tu piges l’anglais comme tu le parles, avec ton accent de mangeur de grenouilles…

− J’ai horreur des grenouilles. Cela dit, je comprends. En gros. Quand tu parles lentement.

− Eh bien, qu’est-ce que tu penses de mes tableaux ?

− Ce n’est peut-être pas révolutionnaire mais si c’est ta nature, tu finiras bien par trouver ta voie. Quand les … comment tu les appelles ? …les préraphaélites auront cessé de t’ensorceler.

− En attendant, je me cogne aux murs. Je me sens prise au piège d’une vision du monde dépassée depuis cent ans. De surcroît, je pressens dans cet univers-là quelque chose de … vénéneux.

− Mais non, elle n’est pas aussi ringarde que tu le crois, ta peinture. Je la trouve même assez moderne, pour tout dire.  Il y a quelque chose de maléfique, oui, dans ces femmes lascives. On ne sait trop si ce sont des fées ou des sorcières, mais leur splendeur fascine.  Tu n’as pas jeté la beauté pour exprimer les malheurs du monde, comme beaucoup de tes semblables ont fait, sous prétexte que Freud et Nadar les empêchaient de peindre comme avant.

Il prit une toile en mains, la tint à bout de bras, fermant les yeux à demi.

− Tes personnages ont un charme troublant. Une certaine perversité dans le regard, qui me renvoie à mes propres noirceurs. Qu’est-ce que tu crois ? Nous ne sommes pas tout blancs, chez les anges.

Il parcourut les toiles empilées debout les unes contre les autres, comme s’il feuilletait un gros album.

− Ta peinture, je la trouve magique, voilà. Et la magie, c’est ce qui mène le monde de nos jours, non ? Magie dans la recherche spirituelle, magie de l’Internet, magie des vols low cost, magie des concerts de rock, des téléphones cellulaires, des bulles spéculatives… Magia ! Mistero ! Les efforts, les calculs, la réflexion infinie, les maux de tête et la sueur qui ont conduit à ces merveilles, la science qu’il fallut pour passer du premier ordinateur, grand comme un immeuble, à ton PC portable, les hommes qui se sont sacrifiés pour faire décoller les premières machines volantes, les vies que l’or noir a prises, tout le monde s’en fout. C’est le résultat qui compte. On ne veut même pas savoir ce qui se trouve sous le capot. Le mode d’emploi suffit, d’ailleurs aussi sibyllin qu’un grimoire, c’est dire !

− En attendant, moi, j’en suis encore à essayer de décoller. Je comprends de moins en moins le monde. On m’a fait croire au progrès, puis à la croissance zéro. On m’a fait croire en Dieu puis j’ai cru croire en l’Homme. On m’a alors montré des hommes dépourvus d’humanité. Et ces diables-là ont éclairé ma part d’ombre. Ils y ont hporté le fer. Et me voilà qui reprends mon barda sur les épaules : ce bon vieux péché originel. Je n’en sors pas. Un véritable dédale, avec un Minotaure qui m’attend au tournant. Et je ne parviens pas à  trouver mes marques. Je devrais prendre de la hauteur. Oh, j’essaie ! Mais à chaque fois je me plante. J’ai besoin d’ailes, voilà.

− Si tu veux, je peux te prêter les miennes.

− Très drôle. Une réflexion de mec…En attendant, je reste à quai, comme cette péniche qui ne risque pas de revoir jamais les canaux d’Angleterre.

− Répare le moteur. Apprends à passer les écluses. Mets les voiles…

− Mais non, je m’attarde, toujours retenue par quelque détail. J’ai un souci maladif du détail. Je manque de recul. Je ne parviens pas à trouver cette vision globale qui me permettrait d’orienter ma démarche.

− Peut-être manquons-nous tous de recul. Nous avançons en aveugle au milieu de nos petits soucis et l’Histoire dressera, si ça se trouve, un tableau à frémir de cette vallée de larmes que nous aurons parcourue en riant.

− Mais je ne ris pas, moi. Et je ne peins rien d’autre que le reflet de mon angoisse.

− Tes personnages ne sourient pas, c’est un fait.

− C’est pourquoi ton sourire m’a, disons, intriguée. C’est celui d’une jeunesse qui ne doute de rien. Tu as du talent et tu es persuadé que, tôt ou tard, il sera reconnu. Entre-temps, tu t’amuses à observer le monde. Je vois tout de même une certaine sagesse dans ta démarche : tu commences par te taire, du moins quand tu fais l’ange. C’est la meilleure façon d’apprendre à dire. Ton silence oblige le spectateur à interpréter  ton sourire. Tu n’as pas trouvé çà tout seul, n’est-ce pas ?

− C’est lui qui m’a trouvé. Une apparition, hum ! Au fronton de la cathédrale de Reims, il y a un ange qui sourit. On dit qu’il a été le premier à prendre les choses à la légère. Avant lui, les sculptures étaient plus austères. Les évêques voulaient fiche la trouille aux fidèles, pas les rassurer.

− L’ange de Reims ? Voyons voir…

Elle farfouilla dans un coffre, en ressortit un livre d’art qu’elle feuilleta rapidement pour tomber sur la reproduction du chérubin en question. Elle examina alternativement la photo et son compagnon qui eut un rictus un peu penaud.

− Non, pas comme ça ! Comme tu faisais à Covent Garden…

− Je ne peux pas là, tout de suite. Il me faut rester longtemps sans bouger. Je me focalise sur un détail saugrenu (ils ne manquent pas chez vous) et alors seulement, je parviens à prendre cette pose un peu naïve, un peu moqueuse. En fait, quand ce sourire me vient en dehors de mes…euh !… prestations, j’en suis un peu gêné. Je fais gamin.

− C’est que tu es encore tout jeune, Angy. C’est cela qui est fascinant. Tes yeux pétillent. Il y a de la candeur et de l’émerveillement dans ce regard. Et de la taquinerie aussi. Un peu comme si tu venais de commettre une farce pendable mais pas bien méchante. Comme si l’ange s’ébrouait d’un péché et n’en éprouvait aucune honte. C’est un sourire d’enfant sur un visage adulte. Comme celui des kouroï de la statuaire grecque. Un sourire qui ne sait rien d’Auschwitz, d’Hiroshima, du Vietnam, du Cambodge, de Srebrenica, du Rwanda, du onze septembre, d’Atosha, du réchauffement de la planète, des grands prédateurs pédophiles hypermédiatisés… Personne, à part toi, ne pourrait plus sourire comme ça. C’est comme s’il te manquait cinq cents ans d’histoire.

Elle prit un carnet et un bout de fusain. Elle voulut le croquer sur le vif mais il fut plus vif qu’elle et la croqua avant.

 

*

Elle, à la renverse. Le cuivre de ses cheveux comme un soleil sur les coussins du maharadjah. La nacre de ses seins, le lait de sa peau où jouait le miroitement de l’eau que le plafond de la cabine réverbérait. Son parfum de cannelle. Ses soupirs de bayadère. Ses encouragements rauques. Enfin, son cri.

*

 

Depuis, l’eau a coulé sous les ponts de Little Venice. Un incendie a ravagé Camden Road. A présent, si le nom de Jacques Faubert ne vous dit rien, c’est parce qu’il est connu sous son pseudo de scène. Archi-connu.

D’accord, il a dû ramer, galérer, prendre le vent, se morfondre pendant les calmes-plats. Mais il a fini par tendre sa voile et maintenant les radios, les télés en redemandent. Vous en conviendrez, ce comédien déborde d’énergie. Il souffle sur la braise d’un mot et c’est l’incendie. Les phrases crépitent, étincellent, flamboient. D’emblée, il hausse d’un ton la conversation et c’est l’envol pour un pays de rêve où l’émotion laisse toujours effleurer, de ci de là, une touche d’humour un peu rosse. On sent l’artiste comblé, au zénith de sa carrière.

Il a gardé un visage d’adolescent, une pétulance dans le regard. Mais l’âge a déjà commencé ses labours. Quelques rides en patte d’oie au coin des yeux. Les cheveux qui grisonnent un peu. L’impression qu’il en fait trop, parfois. Qu’il s’imite.

Ces jours-ci, justement, ce sociétaire de la Comédie Française est à l’affiche à Covent Garden. Cette fois, il joue à l’intérieur. Mais avant de franchir l’entrée des artistes, il fait le tour du théâtre, se promène devant les halles. Il semble chercher quelqu’un. Oh, sans y croire. Juste pour dire. Il garde les mains dans les poches. Pour manifester un certain détachement. Encore un peu et il siffloterait un air nostalgique. Qu’est-elle devenue ? S’est-elle subitement senti pousser des ailes ? Sur quelles mers vogue-elle à présent, la jeune femme rousse sur son bateau lilas ?

Dans la foule, il entrevoit une chevelure rouge cuivre. Il hausse les épaules et ses lèvres un peu pincées esquissent un certain sourire. Comme s’il s’ébrouait d’un péché et n’en éprouvait aucune honte.

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