Mon diplôme de philo-lettres ne me destinait pas à faire du cinéma. Du moins, au sens propre. Mais j’étais jeune en ces temps-là et je voulais voir le monde. J’allais être servi. Un bref casting et je débarquais en plein tournage, à me prendre les pieds dans les fils des projos, foutus spaghetti noirs. Le film devait s’intituler « Train d’Enfer ». Mon rôle, qui tenait plutôt de la figuration, ne risquait pas de me valoir un Oscar. J’étais censé arpenter les wagons pour poinçonner les tickets. Il n’est pas donné à tout le monde d’accéder au firmament des stars.  Lire la suite


Les jeunes comédiens se débrouillent comme ils peuvent. Jacques Faubert, dans l’attente que son nom vous dise quelque chose, profitait de l’été pour se produire à Covent Garden. Là, dans la rue, entre le théâtre et les halles, il se livrait pour les touristes à un épuisant exercice d’ange immobile. Il était blanc des pieds à la tête. Tunique blanche, gants blancs, perruque blanche. Son visage et ses lèvres étaient maquillés de blanc. Son numéro s’intitulait « l’ange de Reims », à cause du sourire qui naissait lentement sur ses lèvres quand une pièce de quelques shillings tombait dans son escarcelle. Il attirait surtout l’attention des enfants qui l’observaient, fascinés, la bouche ouverte. La difficulté consistait à les inviter du regard à retenir leurs géniteurs qui finissaient souvent par verser leur écot. La vie à Londres coûte cher aux anges. Lire la suite


Je regardais le Shannon hésiter entre fleuve et lac. Ses eaux se prélassaient parmi les collines herbues, rondes pour la caresse du regard, passant par toutes les nuances du vert. Le Shannon, ce jour-là, somnolait.

Le paysage restait fidèle à celui qui sommeillait depuis vingt ans dans ma mémoire. Toujours cette impression de douceur et d’amertume. Comme l’odeur de la tourbe qui brûle. Sweet and sour. Et le ciel tourmenté, avec son charroi de nuages aux formes improbables, qui glissaient en allure de croisière, comme s’ils voulaient retrouver au plus vite l’océan qu’ils venaient de quitter.

Qu’est-ce qui me ramenait dans cet endroit paisible, moi, photoreporter toujours sur la brèche ? Lire la suite


Nos heures sont des minutes

Lorsque nous désirons savoir

Et des siècles quand nous savons

Ce qui se peut apprendre.

 

Antonio Machado

 

Il était une fois, dans un lointain pays, un bon roi qui se lamentait : on ne le tenait jamais au courant des affaires du royaume. Les comtes, disait-il, lui en contaient de belles, les barons le barraient, les ministres le minaient. Il avait bien essayé de parcourir ses terres, déguisé en moine, mais il avait dû maintes fois relever sa cuculle et prendre ses jambes à son cou dans les rues sombres des villes. Un beau jour, ayant appris qu’un petit garçon accomplissait des miracles, il le fit mander au palais.

− Petit garçon, dit le roi, je voudrais savoir ce qui se passe en mon royaume à chaque heure du jour. Pourrais-tu réaliser ce vœu ? Lire la suite


Certaines villes te prennent à la gorge quand tu vois s’étendre à tes pieds leur océan de toits et de tours. Tu hésites : faut-il vraiment pénétrer dans ce labyrinthe, s’anéantir dans cette fourmilière ? N’est pas Rastignac qui veut…

Ta cité, Carla, ne m’avait pas empoigné d’un coup, elle m’avait laissé venir, non sans quelques avertissements. Comment peux-tu vivre à San Gimignano ? Lire la suite


Cavaglieri pleurait. Cette masse noire prostrée contre ce mur blanc, c’était lui, le ténor, le maestro, celui qui faisait frissonner le public, de l’Albert Hall à la Scala, lorsque sa voix s’élevait comme un envol d’anges. Qui l’aurait reconnu, dans cette ruelle de Biarritz, inondée de soleil, où rien ne venait troubler le silence ? Rien ? Il y avait bien le chant de cette gamine. Une sorte de comptine enjouée que la fillette fredonnait d’une voix aiguë. L’enfant devait se trouver de l’autre côté du mur, dans le parc de cette superbe villa dont on ne voyait que les toits. C’était un rire plus qu’une mélodie. Pas de quoi susciter des larmes chez un professionnel du bel canto, vraiment. Et puis, un costaud comme lui, dans la force de l’âge… Il devait avoir la boisson triste. Oui, c’est cela, il avait dû forcer sur la grappa.

Cavaglieri pleurait mais il n’avait pas bu une goutte d’alcool. D’ailleurs, il n’était pas midi et le ténor ne buvait guère, à part un verre de Brunello à table, de temps à autre. Et puis, pleurer était un bien grand mot pour cette larme pas encore née qui n’avait toujours pas débordé de ses yeux. Lire la suite


Une chauve-souris à peine plus grosse qu’un papillon frôle Racine accroupi dans les dunes. Il ne cille même pas. Chez lui, au Sénégal, elles font cinquante centimètres d’envergure. Il ne va pas se laisser impressionner par une pipistrelle. Il a bien d’autres raisons d’avoir peur. Et par-dessus tout, il a froid. Il entend ses dents claquer dès que le vent se calme un peu. Pas question de s’asseoir sur le sable par cette nuit de novembre. Le froid vous glace le fondement. Alors Racine reste accroupi. Dans l’attente du signal. Lire la suite


C’est une maison basse aux murs blancs, tapie entre deux collines. Avec des volets bleu myosotis qui éclaboussent le regard. On suit l’odeur du bois qui brûle, la lueur de l’âtre qui fait danser les murs. Le chien, allongé de tout son long devant la vaste cheminée, entrouvre un œil à peine curieux. Un chat s’étire dans un fauteuil voltaire.

Un rayon de soleil éclaire une vieille table en bois ciré. S’y accoude un homme en train d’écrire. Par-dessus son épaule, l’indiscret verra le cahier où court une écriture fine, penchée, nuancée de pleins et de déliés. On devine en sourdine les volutes d’une sonate pour violoncelle. Lire la suite


Trempé jusqu’aux os par la giboulée, Ioshida Dosumaru pressait le pas. La route d’Edo avait bien changé depuis le temps des shoguns, mais point le triste sort du marcheur solitaire. Simplement, au lieu de se retrouver projeté sur le bas-côté par l’escorte d’un prince qui hurlait de faire place, il se faisait éclabousser par les automobiles qui le frôlaient à la vitesse du vent.  C’est dire que le jeune novice n’avait pas le loisir de contempler le reflet des nuages dans les flaques d’eau. Même le mont Fuji se perdait dans ce déluge. Un haïku transi de froid se posa sur ses  lèvres.

Sur la route d’Edo

Bain forcé

Fuji-san prend sa douche Lire la suite


Assis sur un banc de la Queenswalk, à quelques pas du Globe, le lieutenant Malcom Siward laissait errer son regard sur la City, amarrée comme une escadre de l’autre côté du fleuve. Le gris du ciel s’identifiait tellement à celui de la Tamise que Londres semblait suspendue dans l’espace. Par-dessous, le niveau de la marée traçait une ligne horizontale qui apaisait le désordre des tours, clochers, dômes et campaniles. Seuls paraissaient incongrus ces buildings rassemblés à sa droite, sans doute dessinés sur des sous-bocks, dans un pub du Westend, par des architectes passablement éméchés. Hormis cette touche d’humour d’un goût presque douteux, il se dégageait de l’ensemble une impression de puissance paisible qui ne laissait rien deviner de l’intense activité qui régnait là-bas. Lire la suite