Profondsart (Brabant wallon)

Adolphe Nysenholc,

En 1947, mon oncle, seul survivant de toute ma famille, et trop pauvre pour me garder, me place dans un home d’orphelins de guerre.

Ce fut à Profondsart. Ma nouvelle demeure était juchée fièrement au haut d’un mamelon du Brabant vallonné, avec sa tour surmontée d’une flèche. « Ta grand-mère, Gendel Léa, me dit l’oncle, s’appelait Schlossberg. » Ce nom signifiait la « montagne du château ».

Le home n’était pas le pensionnat dont on m’avait parlé un jour : j’imaginais des grilles et des uniformes. Ici, chacun était habillé à sa guise et on était libre de sortir de la propriété sans devoir le demander.

C’était un grand domaine. Une vaste prairie ensoleillée, où paissaient des moutons, s’étendait au flanc du coteau, limitée de bosquets, jusqu’au chemin de fer.

Mais, la nuit, des trains de marchandise de sinistre mémoire roulaient sans fin dans ma tête.

À l’arrière du bâtiment, il y avait trois collines que nous dévalions à l’envi. Dans la sablonnière où l’on se parachutait, on se donnait un rêve de vol le temps d’un vertige. Et au-delà, sur le plateau, on escaladait les arbres du verger pour déguster un fruit près du ciel.

La directrice du home était une doctoresse polonaise, émule de Janusz Korczak. Régnaient ici un esprit de liberté, et un respect de l’enfant, qui n’allait pas toutefois jusqu’à me redonner mes parents.

Nous étions une famille nombreuse d’au moins cinquante enfants, mes frères et sœurs, qu’on m’avait cachés. J’étais le préféré de Yaël. Elle était muette. Ses longs cheveux, qu’elle n’avait quasi jamais coupés, la rendaient encore plus silencieuse.

*

Lali, venu de France, organisait l’atelier de bricolage. On apprit une technique de reliure amateur, et j’opérai plein chagrin. De la terre à la lune avait ainsi un lustre particulier, sur les rayons de la bibliothèque. Je commençai les Voyages de Benjamin III, tribulations d’un jeune, messie malgré lui ; mais il me déplut que le vélin fût de la peau de veau mort-né. On confectionna des caravelles ; qui assemblait la carène, qui tressait les cordages, qui cousait les voiles, de splendides maquettes dignes de figurer au Musée naval, la Pinta, la Nina, la Santa Maria. On réalisait, d’après les plans véritables, le rêve d’évasion vers le Nouveau Monde. Mick était si sûr d’avoir un oncle Sam. Charlet, lui, fut passionné par l’élaboration de planeurs miniatures, du type de ceux qui avaient servi de reconnaissance aux Alliés pour le débarquement en Normandie ; et lancés du haut de la prairie, s’ils ne piquaient pas du nez, ils volaient blancs au-dessus des moutons qui bêlaient à leur passage…

On ignorait le passé de chacun. Personne ne demandait d’où l’on venait. On avait une histoire commune qui faisait qu’on était tous là.

Nous n’avions aucune pitié l’un pour l’autre. Le drame était derrière nous, désamorcé par nos ébats. Pas d’adultes pour geindre et nous plaindre.

Pendant la guerre, j’avais un œil qui coulait, l’autre pas ; on m’appelait « Jean-qui-rit, Jean-qui-pleure ». À Profondsart, on riait tout en un aux larmes, on se tenait les côtes et on demandait aux autres « pitié ! », d’arrêter, qu’on allait éclater, on roulait sous la table — on se calmait, gémissait, soupirait, et pour un rien c’était reparti… Qui voulait nous refréner nous paraissait d’autant plus ridicule et drolatique ! Rien ne résistait à notre esclaffe.

Au printemps, on était sur les arbres en fleurs du verger comme dans des voiliers ; on voguait immobile dans les caravelles de Colomb.

Certes, on riait peut-être trop fort là-bas pour ne pas pleurer. Ou notre seule manière admise de pleurer était d’avoir les yeux mouillés de bonne humeur…

*

J’eus un accident. Je n’avais pas voulu mais j’étais debout sur les épaules de Mick qui me tenait les chevilles. Encouragé par lui à gauler toujours plus haut des châtaignes avec un bâton trop court, je perdis l’équilibre et tombai à la renverse, sur la tête. J’ai ramassé une de ces châtaignes ! Je passai des semaines à l’infirmerie avec une commotion cérébrale.

M’y rejoignit Charlet, avec les oreillons.

Une nuit, je croisai Yaël sur le palier. Elle était somnambule. Je lui adresse la parole. C’était un sabbat.

Moi : Où vas-tu ainsi ?

À ma grande surprise, elle me répondit : Je vais parler à ma morte.

Moi : Mais tu parles !

Elle de répliquer : Ici, personne ne sait rien de personne.

Je la suppliai : À qui vas-tu parler ?

Yaël me rappelle qu’on ne dit rien de tout ça ici. Je le lui redemande, et elle me fait : Je me parle à moi-même.

Je m’écriai : Mais tu n’es pas morte !

Le lendemain, elle ne sut rien de notre rencontre nocturne. « Je t’ai vue hier. » Elle se toucha le front pour m’indiquer que je rêvais.

Le sabbat suivant, elle m’apparut de même. Elle me tend un gros coquillage. Écoute !

Moi : La mer…

Elle : Tu n’entends pas ?…

Moi : Le vent !

Elle : Le souffle de ta mère…

J’attendis avec impatience le troisième sabbat.

Elle : Tu as tardé.

Moi : Tu es en avance.

Elle : Embrasse-moi.

Moi : Ce n’est pas à une fille à le demander.

Elle : Tu as peur que je sois morte.

À ma première sortie, l’ami Charlet me remet une bogue : « De l’arbre à hérissons ! » qu’il me fait. Piqué, je lui crie : « Jaloux ! »

Peu après, Yaël disparut. Personne ne put rien me dire.

*

L’hiver à Profondsart passa dans la manufacture de tapis immenses. Des mètres carrés à couvrir d’une myriade de nœuds. Je me perdais dans le labyrinthe de ses entrelacs, ne sachant plus où j’en étais. La trame en était aussi compliquée que les mots croisés de Charlet. Un matin, je reçus une carte postale d’Argentine. Je n’arrivai pas à déchiffrer la signature. Joël ?… Yaël ! Elle y avait émigré avec sa mère, qui elle vivait donc encore.

À l’école, on apprenait à lire les lettres, pas les images. Et à peine les cartes. La nôtre se trouvait à Limai, à quelques kilomètres, je ne sais sur quel parallèle. On s’y rendait à pied, par tous les temps. On nous avait parlé du livre de la nature. Un jour, que je regardais au loin, je vis des arbres venir à nous. Mon cœur battait. Étaient-ce des arbres ? C’était peut-être eux, les miens de retour accourant au-devant de moi… Quand on les dépassa, ils ne bougeaient plus.

Nous arrivions trois quarts d’heure après les gosses du village, ils avaient « religion catholique ». Les anciens Espagnols les avaient évangélisés depuis belle lurette. Mais ces petits chrétiens étaient des Juifs qui s’ignorent. L’église primitive était composée de dissidents du judaïsme, autant que le premier d’entre eux, Jésus le Judéen, qui mourut roi des Juifs. Nos petits catéchisés adoraient dans le Christ tout au plus un chrétien circoncis. C’étaient tous des Juifs cachés.

Un matin, on s’était mis en route avec des cerceaux (roues de vieux vélos vidées de leurs rayons et boyaux), que nous avions suivis partout où ils roulaient, cela nous mena à travers la campagne, et à la faveur des pentes, le bâton toujours bien appliqué au creux de la jante, dans la vallée d’un village voisin. On se présenta en classe… à la fin de la matinée. On s’était égarés, ils nous reçurent Juifs errants !

Comme j’aurais aimé tout raconter à Yaël.

L’école primaire de Limai comportait, pour six années d’études, trois locaux. Monter de classe consistait, les années impaires, à passer de la rangée de gauche à la rangée de droite. À la distribution des prix, tous les parents étaient là, sauf les nôtres. On proclama au palmarès, premier, Mick Steiner ; l’an passé, c’était Charlet Nusbaum.

Mick accourut en héraut, « Les Maucourant ! ». Ce cri de joie accueillait un couple adoré. Ils faisaient grimper les petits veinards qui avaient besoin de gymnastique pour redresser leur scoliose, dans des agrès, comme sur un mât de misaine. Elle, Andrée, avait le projet de fonder une « Famille d’accueil », havre pour adolescents en crise. Elle continuerait, à sa façon, l’œuvre de sa mère, Odile Henri, dont l’institution porterait le nom ! Ses parents avaient été déportés sur dénonciation, pendant la guerre, embarqués avec douze enfants juifs qu’ils cachaient… Ils ne sont pas revenus.

À la fin du printemps, le home fit appel aux services du boucher de Limai. Il égorgea un mouton devant tout le monde, près de la grange. Et la nouvelle se répandit à la vitesse de l’éclair. Profondsart allait fermer. Pas mal d’entre nous avaient déjà connu la liquidation de homes précédents, Ronquières, Lasne… Ces maisons se vidaient régulièrement de leurs grands capables d’être autonomes, ou de leurs petits placés en adoption.

Alors se prépara une immense fête au château. Se révélèrent parmi nous des stars, des vedettes ! Chacun y mit du sien. On fit éclater le box-office. Danses folkloriques, sketches parodiques, cabaret, music-hall, tout le cirque ! Et jongleries, et clowneries. Mick raconta des blagues marxistes (tendance Groucho). Charlet composa l’hymne du home d’après « Là-haut sur la montagne, y avait un vieux chalet… », dont le refrain fut repris en chœur. On se fit des farces et attrapes. Mais plus c’était gai, plus on s’affligeait. Moi, je quittais la demeure désolée des amours de mes dix ans. Il n’y aura plus jamais de Profondsart. Le mouton avait poussé un cri déchirant ! Adieu la montagne magique. Schlossberg m’est fermé à jamais. Geschlossen.

Partager