Le plus grand homme de théâtre de tous les temps est déchiré.

William est jaloux de Shakespeare. L’autre a tout et lui n’est rien. Son alter ego est un personnage, et lui n’est personne. On s’est même demandé s’il avait jamais existé. La rage au cœur, il crie vengeance. Il insinue l’air de rien : — « Orson Welles a réalisé un Othello qui est devenu la référence. »

Shakespeare, entamé, se défend : — « Sans mon texte, il n’y aurait pas de film. Où est le mal de se retrouver en mieux, ou du moins de revivre ? » Son mauvais génie le tourmente mais il répond : « Mon poème est si fort qu’il a poussé un autre à devoir trouver une fortune pour le réaliser. Le grand imagier en question s’est couvert de dettes. On se ruine pour moi. »

William sussure : — « Trône de sang de Kurosawa est sans doute à jamais le Macbeth le plus convaincant. » Lire la suite


C’est quand « demain » ?

J’ai regardé longtemps par la fenêtre. J’étais tenu de taire qui j’étais et d’où je venais. Enfant caché, je cachais quelqu’un en moi. Je ne pouvais pas me vivre moi-même, car je ne pouvais pas vivre tout court. Être moi était mortel. Si petit, j’étais dangereux à ma propre personne, et aux autres. Le temps n’avançait pas derrière la croisée. J’aurais dû comprendre ma mère comme un grand. Pourquoi y avait-il la guerre pour mes parents et non pour les gens d’ici, les Van Helden ? C’est de moi que les miens ne voulaient plus.

Tanke, ma mère de guerre, était douce, et fort inquiète, comme une personne scrupuleuse. Son nom était en assonance avec l’allemand Angst. Quant à Nunkel, son mari, voûté, mais aussi solide qu’un roc, il m’apprit à prononcer le « un » du sien, « oung », comme dans bunker. Je ne pouvais même plus jeter mes cubes dans le carreau. L’esprit frondeur du shtetl[1] fut jugulé. Ma mère m’adorait en paroles, mais en actes paraissait me détester. Ces gens, qui ne m’étaient rien, ne me faisaient pas sentir qu’il y avait danger, urgence à se défaire de moi. Lire la suite


Bethléem. Rendez-vous d’Abdelah et Sarah. Couple dit mixte.

Lui, réjoui, va vers elle, et l’embrasse.

Abdelah : — Plus que jamais, je suis un Palestinien sioniste !

Sarah (souriante) : — T’es maso.

Abdelah : — Ma belle juive est pour les droits de l’homme (Il rit, la serrant contre lui.)

Sarah : — Tu ne peux préférer ma mère à tes pères. Lire la suite



— Ils vont venir ? — Ils frappent à notre porte. — On les a laissés dehors un demi-siècle. Dans le froid. — Ils vont entrer. — Ils vont vraiment venir ? — Réjouis-toi. — Ça va être la fête ! — Ce sera un jour mémorable ! — Je ne vais pas les reconnaître. — Ils vont se présenter. — N’importe qui pourra dire qu’il est n’importe quoi. — Ils ne vont tromper personne. Ils ont trop attendu. — Comment je saurai que c’est les huit frères et sœurs de mon père ? — Ils te diront qui ils sont. — Je ne comprends pas leur langue. — Tes parents la parlaient. — Ils n’ont pas eu le temps de me l’apprendre. — Seront là aussi les quatre frères et sœurs de ta mère. — Il n’existe pas une seule photo d’eux. — Tu dois bien ressembler à l’un d’eux. — Et mes grands-parents, avec je ne sais combien de frères et de sœurs et leurs innombrables enfants qui devraient avoir mon âge. — Ils n’attendent qu’une chose qu’on leur ouvre la porte. — Qu’est-ce qu’on attend ? — Il faut un certain courage. — Mais ce sont des Européens. — Ils sont des millions ! — Ce ne sont pas des réfugiés. — L’Europe centrale ! de véritables résidents. — L’Europe profonde. On ne doit pas leur accorder le droit d’asile. — Chez nous ils sont chez eux. — Qu’on ouvre ! — On tremble. Tant d’êtres ! — Il n’y a plus de rideau de fer. — Tout un peuple qui était quand même au-delà. — Le Mur est tombé depuis longtemps. Ils n’ont pas osé franchir le pas. — On ne les a pas invités. — Ils n’étaient pas les bienvenus. — À présent on les accueille à cœur ouvert. — Ils vont venir. — On avait peur qu’ils occupent trop de place. — Ils ne mangeront même pas notre pain. — On croyait qu’on devrait s’occuper d’eux. — Ils sont autonomes. — On était gênés de ce qu’ils pourraient penser de nous. — Ils ne diront rien. — Leur silence sera insupportable. — Ils n’ont pas perdu leur savoir-vivre. Ils nous respecteront. — Et leurs enfants ? — Ne t’en fais pas. Pas un seul ne nous fera de reproche. — Ils n’en ont plus eu ? — On a baissé un rideau de fer pour qu’ils ne puissent pas venir nous hanter. — On a construit un mur pour les empêcher de s’échapper jusqu’ici. — Ouvrez ! — Ouvrons ! — Gloire à eux ! — Allons au-devant d’eux. — Six millions ! — Célébrons leur venue.


J’ai l’impression d’être un lapsus de la vie. Comme un mot qui sort pour un autre, et au mauvais moment.

Ce n’est pas moi qui devais être là. Et je ne sais pas à la place de qui. Mon nom n’est visiblement pas le mien. Lire la suite


En 1947, mon oncle, seul survivant de toute ma famille, et trop pauvre pour me garder, me place dans un home d’orphelins de guerre.

Ce fut à Profondsart. Ma nouvelle demeure était juchée fièrement au haut d’un mamelon du Brabant vallonné, avec sa tour surmontée d’une flèche. « Ta grand-mère, Gendel Léa, me dit l’oncle, s’appelait Schlossberg. » Ce nom signifiait la « montagne du château ». Lire la suite


2050, 1er janvier

Adam N. fête son anniversaire. Il est heureux. Il a une situation. Une jeune femme qu’il adore. Un chien affectueux. Et un clone. Il lève son verre, en pensant vaguement à ce dernier.

L’homme épanoui habite un loft au 100e étage. Il a une vue panoramique sur la ville illuminée. Il voit bien que la terre est ronde. Et il regarde l’avenir avec sérénité. Il possède son clone de secours. Lire la suite


La Senne déborde ! Plus rien ne la contient. Le boulevard Anspach crève sur sa longueur. Les eaux envahissent tout Bruxelles ! Et le Métropole sombre comme un vaisseau immobile. Du Midi au Nord, et du bassin Sainte-Catherine jusqu’au canal, les marais ont refait surface. C’est le retour du refoulé. On est revenu aux origines. Bruxelles est de nouveau Broecksala !

Que s’est-il passé ? Catastrophe ! Monsieur et Madame Vloms Blok, grossistes en bétail, sont arrivés au pouvoir. Et leurs zélés fidèles pleurent. Ils pleurent toutes les larmes de leur corps. Ils pleurent comme des veaux. Et pas des larmes de crocodile.

Eux qui avaient grand appétit, ils voulurent se partager Bruxelles comme un fromage. Et ils mordirent dedans. Mais ce lieu est feuilleté, et non comme un gâteau. Ils eurent l’impression d’avoir planté leurs dents dans un gros oignon, juteux peut-être, mais amer… Et ils ont les larmes aux yeux, Bruxelles est un oignon ! et ils pleurent. Les seigneurs des abattoirs. Lire la suite


Un jour d’été à New York, j’étais dans une artère bruyante. Quelle musique ! C’était Blvd. Ellington… Le Duke avait son boulevard ! Le Duke ! Duce séduisant à la Clark Gable. Son swing, jadis, puissant comme celui d’un Joe Lewis, berçait, envoûtait… Avec ses dents aussi blanches que les touches de son piano – dont les notes, des blanches, des noires, des rondes, des croches, avaient des sonorités inouïes, émanant d’un toucher si personnel… Il touchait juste !… Et comme dans Belles de Nuit de René Clair, où le marteau-piqueur des travaux de la rue devient un soliste au milieu de l’orchestre dirigé en rêve par le jeune compositeur endormi…, le traffic-jam des autos au tintamarre de jam-session me restitua le mélodieux Caravane en un cauchemar diurne… Tout Manhattan semblait vivre au rythme endiablé de son jazz-band déchaîné, avec les grands vents qui soufflaient, comme dans les cuivres, le blues… En plein tohu-bohu, les gratte-ciel s’élevaient à la façon des accords, colonnes d’harmonie, qu’édifiait le maître noir, aussi ambitieux dans l’élan de ses constructions musicales. Toute la haute ville était comme habitée par la nostalgie syncopée d’Ellington – revenant peut-être déjà sourd à cet héritage rocailleux… Plus qu’il n’en faut pour émouvoir un Toots Thielemans… Lire la suite