La voix limbique

Bernard Dan,

Je ne veux pas finir par me dire que la vie c’était mieux avant
Je ne suis personne, aucun être sur terre ne me fera taire
Sur ma feuille s’étalent toutes les raisons de ma colère
Quand on se tue à la tâche pour rien dans la récolte
Normal que les vents portent la révolte
Que la terre où l’on marche est labourée par des molaires
Comprenez-vous au moins les raisons de la colère ?
IAM, Arts Martiens, 2013

 

Antoing Beloeil souffrait d’un bien étrange.

Bien sûr, l’usage préférerait que je l’évoque comme un mal, mais même si j’ai diagnostiqué qu’il en souffrait, je ne peux pas me résoudre à un tel jugement ad essentiam.

Je ne le décrirais pas non plus comme une affection : ce serait ironique.

Mes collègues américains parleraient d’une condition – c’est eux qui ont raison.

La condition première d’Antoing Beloeil était l’ignorance complète de la colère.

Cet état affectif est pourtant éprouvé naturellement et reconnu sans ambiguïté dans toutes les cultures, de la Hesbaye à la Papouasie-Nouvelle-Guinée.

Il figure à ce titre au répertoire universel des émotions de base de l’humanité aux côtés de la joie, de la tristesse, de la peur, du dégoût, de la surprise et du mépris.

Seulement, la colère était aussi étrangère à Beloeil que la saveur du chicon au marin japonais.

Il ne pouvait ni la ressentir ni l’exprimer.

Sa mère, paraît-il, avait identifié très tôt que son Antoing n’était nin mauveleûs et elle s’en flattait.

Par contre, ce caractère était un défi à l’acerbité de ses camarades de classe, qui rivalisaient de virulence pour le faire dérailler.

Mais le jeune Antoing demeurait amène en toutes circonstances et il appréciait même ces facéties, qu’il ne percevait que comme de la sollicitude de leur part.

Il semblait donc les encourager et bientôt, plusieurs enseignants se prirent au jeu avec une férocité bien supérieure à celle des enfants.

Ils adoptèrent Beloeil comme leur souffre-douleur mais celui-ci répondait par une palette de beaux sentiments depuis la douce indifférence jusqu’à la franche affection.

La jolie Floreffe s’émouvait de tant d’injustice.

Et même Yvoir, qui avait su être le plus perfide des amis d’Antoing, organisait la rébellion contre ses oppresseurs tandis qu’Antoing continuait à subir avec sa bonhomie déconcertante l’escalade de cruauté dont il était l’objet.

On se souvient de « l’affaire SVP », le procès de deux enseignants et du préfet des études du Collège Saint-Vincent de Paul de Tintigny.

C’était lui.

Antoing Beloeil me révéla un jour que ce fut l’événement le plus marquant de sa vie.

Mais quand je lui demandai en quoi, il ne put que répéter que « c’était incompréhensible ».

L’affaire avait commencé par l’interpellation confuse d’Yvoir dans une épicerie mais elle éclata dans la grande presse et dans les consciences au moment des tergiversations du diocèse, qui finit par condamner avant le juge le professeur de français et le préfet.

Pendant quatre bonnes semaines, on ne cessa de gloser sur les droits des enfants, la déliquescence de l’éducation, la puissance insigne des adolescents, la torture morale, l’avenir l’instruction, l’inspection scolaire et même sur le marquis de Sade et le Vatican.

Les radios n’avaient jamais autant joué le tube Another Brick in the Wall de Pink Floyd et au moins trois morceaux de rap de garage furent composés à la va-vite en soutien des jeunes persécutés.

Beloeil n’oubliera pas l’humiliation de Messieurs Flémalle et Froidchapelle, le baiser que Floreffe lui adressa du bout des doigts et la fermeture « temporaire » du collège, qui n’a plus jamais accueilli d’élèves par la suite.

Les seules croix qu’Antoing Beloeil apposa sur le questionnaire des événements de vie concernaient d’ailleurs l’affaire SVP, à croire que rien d’autre ne l’avait jamais marqué et qu’il aurait pu raconter toute son existence en se limitant à cette histoire.

Certes, l’anamnèse n’a pu faire ressortir qu’une suite insignifiante de petites déconvenues relationnelles privées et professionnelles, avec un oncle, six employeurs successifs, ses collègues chez Sani3000, divers guichetiers du bureau de chômage, etc.

Sur mon insistance, il retrouva un autre événement de vie déterminant et celui-ci me concerne directement : il m’a entendu, interrogé à la radio dans une émission consacrée aux émotions et à la toxine botulique.

Cette toxine, produite par une bactérie qui infeste volontiers les aliments avariés, est considérée comme le plus puissant des poisons.

Les experts en guerre biologique estiment qu’un gramme de toxine bien répartie suffirait à tuer un million de personnes.

C’est que la toxine botulique bloque la communication entre les nerfs et les muscles : ceux-ci ne recevant plus les ordres de ceux-là s’en trouvent paralysés.

En quelques minutes à peine, l’inertie des muscles respiratoires conduit fatalement à l’asphyxie.

Mais qui dit poison avec raison et modération, dit aussi médecine.

En effet, la toxine botulique injectée à dose calculée dans les muscles trop tendus des patients spastiques ou dystoniques peut affaiblir leur contraction juste assez pour atténuer les symptômes, et c’est ainsi que l’on traite le torticolis et la crampe de l’écrivain.

Par extension, la toxine botulique est communément utilisée en chirurgie esthétique pour gommer les rides, puisque l’infiltration du front le rend lisse pendant les mois que dure l’action du produit.

Quel rapport avec les émotions ?

C’était le sujet de l’interview : plusieurs équipes de chercheurs ont démontré que les personnes ainsi traitées reconnaissent plus difficilement les mimiques faciales associées à la colère.

Par ailleurs, elles lisent moins vite et comprennent moins bien les phrases dont le contenu peut susciter une acrimonie même modérée, comme « Le télévendeur insistant ne vous laisse pas retourner à votre dîner », que celles qui sont propres à induire d’autres émotions, par exemple « Que l’eau est rafraîchissante en cette chaude journée estivale ! »

Plus intriguant encore : ces personnes manifestent un biais positif lorsqu’elles observent des scènes qui irritent la plupart des spectateurs, c’est-à-dire qu’elles interprètent avec bienveillance ce qui indignerait ceux dont les muscles du front se contractent librement.

Et surtout, les personnes ayant bénéficié de cette intervention cosmétique pourtant transitoire se décrivent comme durablement plus heureuses qu’avant l’injection.

En entendant l’émission, Antoing Beloeil fut absolument sidéré.

Il comprit soudain la nature de son handicap et se convainquit que ma science pourrait modifier le cours de sa vie.

À vrai dire, même si les émotions sont supposées être mon domaine d’expertise, je n’y comprends pas grand-chose car les mécanismes qui les sous-tendent ne sont pas élucidés de manière complète et cohérente.

Prenons l’exemple de la peur.

Lorsque nous sommes confrontés à une situation susceptible de nous effrayer, comme un bruit ou un mouvement soudain, notre cœur s’emballe, notre estomac se noue, notre bouche s’assèche et nos mains se mettent à trembler, c’est-à-dire que notre corps se prépare à réagir au danger, mais ce n’est pas la peur : la peur – l’émotion, l’expérience subjective – c’est la prise de conscience de ces modifications.

Il se peut très bien que nous nous enfuyions déjà avant de réaliser ce qui se passe – de même pour les autres émotions : la stimulation active d’une part un flot de sensations et d’autre part un flot de pensées.

Ces flots tourbillonnent le long de la voie limbique, un réseau complexe de neurones du cortex cérébral qui interprètent les informations provenant du monde extérieur ainsi que de nos viscères comme les symboles d’un langage propre.

De ce qui se joue dans ces limbes de notre cerveau peut dépendre notre survie et même celle de l’espèce humaine.

C’est ce système qui régit nos comportements affectifs – manger, se défendre, se battre, faire l’amour : la vie et la qualité de la vie.

Le problème de cette théorie, c’est que mieux on connaît le cerveau, plus cette base physiologique s’effiloche.

La vérité doit être plus complexe – trop compliquée pour une émission radiophonique.

Et tout cas, il aurait été absurde de lui injecter de la toxine botulique afin de paralyser les muscles de l’expression de la colère comme aux bienheureux patients qui voulaient se voir débarrassés de leurs rides, puisqu’une rarissime condition congénitale empêchait déjà les muscles d’Antoing Beloeil de s’activer pour la composer.

Tous les tests auxquels je l’ai soumis le confirmaient : c’est l’inverse qu’il aurait fallu.

À l’examen neurologique d’Antoing Beloeil, je n’ai pu mettre en évidence aucune parésie au niveau des divers muscles de la face mais au fil de mon observation, je percevais que ses traits se tiraient de plus en plus mélancoliquement.

Ce jeune homme m’implorait respectueusement de lui accorder le salut, à tout prix.

Mais que pouvais-je faire ?

Quel traitement pourrait agir en miroir de la toxine botulique ?

En un éclair me vint le souvenir du poison que l’on dit le plus puissant après la seule toxine botulique : la toxine tétanique.

Produite par une bactérie cousine de celle du botulisme, qui a une prédilection pour les vilaines plaies, cette toxine s’introduit dans les cellules nerveuses et elle entrave la transmission de leur message modérateur.

Par conséquent, les malades infectés par le microbe du tétanos développent une contraction ininterrompue de leurs muscles.

Je conçus l’hypothèse que l’infiltration de toxine tétanique forcerait l’activation des muscles de l’expression la colère et permettrait ainsi à mon patient d’en faire l’expérience.

Je lui expliquai longuement la témérité et surtout le danger et l’incertitude d’un tel traitement mais il exigea de rédiger et de signer un document supposé me décharger de ma responsabilité, me menaçant même de s’injecter lui-même la terrible substance si j’hésitais encore à le faire.

Trouver une fiole de toxine tétanique n’est pas une tâche aisée.

C’est Marq Blandain, un fidèle ami vétérinaire, qui m’en a procuré, purifiée et homogénéisée à partir d’un lot de sérum de cheval et tamponnée dans une solution décimolaire de phosphate trisodique.

Il m’a également préparé une bonne dose d’immunoglobuline antitétanique « au cas où… »

Dans l’idée de « ne pas tirer sur le pianiste », je m’inoculai préventivement un vaccin de rappel.

Étais-je au service de cet homme, de la science ou de l’humanité, ou plus prosaïquement de mon inconséquent goût de l’aventure ?

Le jour convenu, je demandai à Marq de m’assister et de consigner par écrit tout ce qu’il observerait.

Nous avions calculé que l’effet du produit se manifesterait dans les quatre ou cinq heures suivant l’injection.

Beloeil était radieux.

Il n’a même pas grimacé quand l’aiguille a traversé sa peau ; il a conservé un silence noble que nous avons totalement respecté.

Après cent douze minutes exactement, c’est-à-dire beaucoup plus tôt que je l’avais annoncé, le visage d’Antoing Beloeil se crispa douloureusement en une crampe breughelienne.

Par la contracture extrême des peauciers du cou, des masséters, du frontal et des autres muscles faciaux, en une minute à peine, il devint Hulk, arborant le terrible rictus sardonique du tétanos, la mâchoire rétractée, les sourcils froncés, les globes oculaires exorbités.

Mais ses yeux scintillaient comme s’ils avaient vu la gloire de la venue du Seigneur.

C’était littéralement ces vers abolitionnistes du Glory Hallelujah : Il piétine le vignoble où sont gardés les raisins de la colère ; il a libéré la foudre fatidique de sa terrible et rapide épée ; sa vérité est en marche !

Terrorisé à la vue de ce que j’avais provoqué, je m’accroupis lâchement pour me cacher sous mon bureau et Marq se plaqua contre moi.

Mais Beloeil avait déjà fracassé la porte du cabinet et ce n’était pas ses pas dans l’escalier mais nos cœurs affolés qui nous assourdissaient.

Seigneur, qu’avais-je fait ?

J’avais intentionnellement administré cette monstruosité à une crème d’homme qui se désolait gentiment de ne jamais se fâcher, puis je m’étais dérobé à la place de le soigner.

Et la seringue d’immunoglobuline immobile dans le baquet où je l’avais déposée narguait ma veule trahison.

Je n’entendis plus jamais parler d’Antoing Beloeil mais tout le monde connaît désormais le nom du ténébreux Aubel Boussu – je suis sûr que c’est lui.

L’instigateur du ralliement des insurgés, du mouvement des sacs de couchage qui thrombose par-ci par-là les artères des grandes villes, des slogans naïfs et des consignes menaçantes qui barbouillent les panneaux de signalisation aux quatre coins du pays et – paraît-il – jusqu’aux autres continents, de ce vent de rage et d’espoir insensé qui mine les jeunes et les indigents, de la charte du temps présent, des assemblées républicaines qui font trembler la civilisation : j’en suis certain, c’est lui.

C’est moi qui lui ai fait ça ; c’est moi qui l’ai libéré ou qui l’ai aliéné, comme on voudra.

Si Marq Blandain a bel et bien disparu sans laisser de trace, Antoing Beloeil a changé de visage, il a pris un nouveau nom et il étreint le monde à pleines griffes.

Je l’ai vu dans les feux de bivouac de cent camps en cercle ; ils lui ont bâti un autel dans la moite rosée du soir ; je peux lire sa sentence vertueuse à la lueur dansante des lampes ; son jour est en marche !

L’incendie mystérieux de l’ancien collège SVP, le sordide suicide d’A. Froidchapelle, l’accident d’Yvoir Gouvy : c’est lui, bien évidemment !

Pourquoi ?

Faut-il que l’homme imprime un sens à sa vie ?

J’ai lu un Évangile ardent écrit en lignes d’acier bruni : « Comme vous vous occupez de ceux qui m’outragent, de même ma grâce s’occupera de vous » ; laissez le héros né d’une femme écraser le serpent avec son talon, puisque Dieu est en marche !

Cette Floreffe, même, Floreffe Engis, j’ai vu ses yeux dans un journal local – c’est tout ce qui lui restait.

L’article retraçait l’histoire du vitriolage depuis le siècle des Lumières, des débuts de l’usage de l’acide sulfurique, défigurant irrémédiablement la victime, comme arme de prédilection dans les différends amoureux, aux vagues de violence vengeresse censées châtier qui enfreint quelque code d’honneur en Asie, en Afrique ou en Amérique latine.

D’après la légende de la photo, les yeux de la femme semblaient déclarer que l’ome est tafètemint bièsse dins s’ tièsse.

Depuis cette affaire, j’ai moi-même acquis une vision claire et définitive de l’homme : pathétiquement insensé.

J’aurais voulu la croiser avec celle de la femme.

Mais malheureusement, je ne comprends pas le wallon.

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