Le premier jour

Claude Javeau,

Il y avait eu quelques regards en coin, des chuchotements derrière son dos. Il n’y avait guère prêté d’attention. Le grand patron lui adressait toujours le même sourire, lui serrait la main avec la même fermeté. On venait de lui confier la gestion d’un nouveau contrat. Les rumeurs de rationalisation, comme on disait, n’avaient rien de nouveau. Il était dans la maison depuis longtemps. Il en avait formé beaucoup parmi les plus jeunes. Dans les affaires, les nuages ne cessaient jamais de passer et de repasser.

Ce matin-là, on avait remplacé la serrure de son bureau. Une collaboratrice du DRH lui avait tendu un attaché-case noir en skaï avec des serrures dorées. Elle lui avait dit qu’il contenait les objets personnels qui se trouvaient sur son bureau, sa pendulette, le portrait de sa femme et celui de sa fille, des babioles, quoi. Et qu’il était prié de rendre la clé de sa voiture de fonction, mais qu’il pouvait garder la mallette, que c’était un cadeau de départ. Et elle avait esquissé une espèce de sourire.

Il avait alors essayé de rencontrer le DRH. C’est un adjoint qui l’avait reçu. Il lui avait dit qu’il n’avait pas de chance, à cause de son âge, car on avait décidé de se séparer des plus vieux, ceux qui coûtaient le plus cher. Mais qu’évidemment il recevrait une confortable indemnité.

Il s’était donc retrouvé dans la rue. Assommé. Il avait téléphoné à sa femme. Elle s’était contentée de lui dire qu’elle s’en doutait un peu, qu’elle n’était pas trop étonnée. L’essentiel, c’était de ne pas avoir faim. Avec les indemnités, le récent gain au Loto, l’héritage de la vieille tante, on pouvait voir venir, d’ici à ce qu’il retrouve un boulot. Il avait trouvé qu’elle en avait de bonnes. On pouvait voir venir, oui, peut-être. Mais on ne pouvait plus voir aller. Sans travail, la vie devenait vide. Elle s’en foutait bien, qu’il ait ou non du travail, du moment qu’elle n’avait pas faim. Il fit semblant de se promener. Il venait de découvrir qu’on pouvait, à cinquante-deux ans, le prendre pour un vieux. Il se sentait pourtant en pleine forme. Ou du moins il s’était senti en pleine forme jusqu’à ce matin. Dans la rue, il croisa d’autres hommes qui lui ressemblaient, d’âge mûr, bien mis, qui déambulaient d’un pas en apparence nonchalant, comme s’ils s’efforçaient de ralentir le temps qui passe.

Par deux fois, il parcourut le boulevard qui coupait en deux le centre-ville. Il regarda des vitrines sans les voir, ne se rendit même pas compte de ce qu’il s’était mis à pleuvoir, un petit crachin qui mouillait à peine. Il décida d’aller prendre un café dans un bistrot dont il ne prit même pas la peine de déchiffrer le nom.

*

C’était le premier jour de fermeture de sa boîte. Elle ne put se retenir de se lever vers sept heures, comme d’habitude. Elle prit l’autobus pour se rendre en ville, et descendit à l’arrêt le plus proche de son bureau, ou plutôt de ce qui avait été son bureau jusqu’à hier. Restructuration, délocalisation. Les délégués syndicaux avaient dû accepter ce qu’ils disaient eux-mêmes être inévitable. Il y avait eu la promesse d’un plan social, de programmes de formation en vue d’un reclassement. Mais, à quarante-huit ans, que pouvait-on faire encore d’une aide-comptable mal diplômée, peu capable de tirer profit d’un recyclage ? Recyclage, avait dit le gérant. Comme quand on parle du papier ou de bouteilles vides.

Elle passa devant la boîte. Elle eut l’impression que la façade avait pris un sérieux coup de vieux. Comme elle. Mais elle, cela datait depuis plus longtemps. C’est ce que son mari lui avait dit avant de la plaquer. Regarde-toi, tu as pris un sale coup de vieux. Déjà des papiers gras s’étaient rassemblés sur le seuil de l’entrée. Elle croisa un chien, qui lui lança un regard perplexe.

Elle aurait dû aller s’inscrire au bureau du chômage, se déclarer demandeuse d’emploi. Elle décida de ne pas le faire ce jour-là. Demain, on verrait bien. Il lui fallait un petit temps de transition avant de s’installer dans les oripeaux d’une chômeuse.

Il s’était mis à pleuvoir. Elle se trouvait sur le boulevard qui coupait en deux le centre-ville. Elle ouvrit le parapluie qu’elle prenait toujours avec elle, dans cette ville où il pleuvait presque tous les jours.

Elle se dit qu’elle pourrait prendre un café. Elle entra dans un bistrot qui ne payait pas trop de mine. Dans le fond du café, seul à une table, le dos contre le mur, un type était assis, bien mis, la cinquantaine bien conservée, immobile devant une tasse de café vide. Sans bien s’expliquer pourquoi, elle se dirigea vers lui et vint s’asseoir à sa table.

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