J’écumai le marché du travail, comme on disait alors, mais découvris que ce n’était que routine assommante et inutile.

Charles Bukowski

Il posa les journaux sur la table de marbre, tira vers lui une chaise en la soulevant par le dossier, puis s’assit. Lentement. Le geste tenait d’un rite ou d’un exorcisme, d’une mise en condition. Il fallait savourer le moment, trop rare, et, en même temps, se préparer à affronter la corvée, malgré la lassitude. Évidemment, il ne savait jamais ce qu’il allait découvrir, mais il se doutait que ce ne serait pas grand-chose, qu’il allait sans doute s’énerver et, certainement, perdre, une fois de plus, le temps nécessaire pour tout consulter. Cela ferait une heure, au moins, deux, sans doute ; la matinée y passerait. Il ébaucha un sourire, comme pour se moquer de lui-même. Effectivement, il était agacé par la situation, mais après tout, il avait décidé de jouer le jeu et, s’il continuait à se plonger dans ce fatras informe, comme d’autres misent sur des numéros de loterie, c’est qu’il espérait toujours y rencontrer une bonne surprise. Il commanda un café.

Il sourit à nouveau en jetant un regard au dehors. C’était une belle journée d’automne, un samedi calme. Il se dit qu’il avait de la chance : aujourd’hui, il avait de quoi se payer les journaux et s’offrir un café, au soleil. Cela le changeait des jours de pluie où il marchait parce qu’il n’avait pas même l’argent pour prendre un tram. Et il en avait fait des kilomètres entre un radoteur épris du graphisme des CV, un agent d’insertion qui n’avait rien d’autre à proposer que de l’envoyer au centre de documentation qui, lui, distribuait des prospectus plein de bonnes adresses. Le monde allait être plus beau, mais ce serait toujours ailleurs, un peu plus loin. Un peu plus tard. Il serait jugé sur sa résistance et sa qualité de marcheur. En attendant, tout cela faisait vivre une kyrielle d’intermédiaires, quelques graphistes et, sans doute, des imprimeurs. Tant mieux pour eux, parce que, selon le formateur, à son âge et dans cette ville, les statistiques étaient formelles… À vrai dire, il avait compris depuis longtemps que, désormais, seules les statistiques prenaient encore en compte l’âge et d’autres données humaines, mais à quoi servaient-elles, au juste ? Pour le reste, il n’avait pas d’autre profil que celui d’un numéro dans la masse, comme une tête de bétail dans un troupeau que l’abattoir traite indistinctement. De la même manière, lisse et en circuit fermé, comme pour ne pas écœurer ni contaminer le reste du monde.

Il s’alluma une cigarette. Cela aussi, c’était un répit. C’était quand même plus confortable d’avoir un paquet, un vrai, avec des cigarettes entières, plutôt que de ramasser des mégots aux arrêts de bus. Au fond, il savait bien que cela aurait été plus simple d’arrêter de fumer, mais il repensait aussi aux jours où il n’y avait rien à manger ; la fumée compensait. Et quand il mettait dans la balance la consommation des unes et le prix du reste, le calcul restait raisonnable, même pour sa santé dont il avait d’ailleurs, depuis longtemps, cessé de faire une préoccupation immédiate.

En buvant une gorgée de café, il posa le regard sur les journaux, puis s’en détourna, ailleurs, vers la vitre, la lumière. L’amertume ne venait pas du café. Il comprit à cet instant que le système laisse ses victimes se fabriquer elles-mêmes. Il faut de l’argent et du temps pour chercher, du temps encore pour répondre, aller voir, solliciter ou proposer, du temps pour attendre les réponses. Et de l’argent pour vivre en attendant, de l’argent qu’on ne trouve qu’en travaillant. Qui donc a les moyens de faire, au même moment, une chose et son contraire ? Le moindre boulot ne laisse plus l’occasion d’en chercher un autre, plus important. Il comprenait ceux qui se plaignent, avec un air résigné, car on oublie trop souvent que le temps est compté et que le travail, même ennuyeux, occupe et empêche de chercher ailleurs. La voie est lisse comme une grand-route à sens unique, avec sa chaussée, ses bas-côtés, ses égouts. Il suffit d’un rien – un an de plus, une nouvelle mode – pour se retrouver sur la touche, désemparé et sans repère.

Il commanda un deuxième café. Il étendit les jambes sous la table, chercha du regard quelque chose qui aurait pu le distraire. Il sentait bien que ce n’était déjà plus de l’amertume qu’il éprouvait, cela devenait pire et il ne devait pas se laisser emporter par l’aigreur qui le gagnait. Il fit un geste en direction de ses journaux, puis l’interrompit et posa seulement la main sur la pile. Il temporisait. Ce qu’il venait d’éprouver, tout à coup, c’était cette appréhension de celui qui ne sait jamais ce qu’il va découvrir, ou subir, cette peur de l’inconnu, de ne pas savoir comment réussir à organiser sa vie dans l’heure qui va suivre ou, au mieux, le lendemain. Il était fasciné par ceux qu’il entendait prendre un rendez-vous trois semaines plus tard, préparer la Noël ou programmer les prochaines vacances d’été. Quelque chose l’étonnait, mais l’émerveillait tout autant dans cette capacité à planifier si longuement à l’avance et dans cette candeur à ne pas redouter le moindre accroc. De même, si la position des chômeurs n’était pas très enviable, du moins avaient-ils la tranquillité d’esprit de ceux qui savent de quel argent ils disposeraient chaque mois. Mais, dans la tension entre les uns et les autres, la situation était devenue tellement mauvaise, difficile, qu’au fond, cela lui paraissait insensé que les vieilles osent encore sortir avec un sac.

Dehors, le soleil brillait toujours. Il sourit, puis soupira en se penchant vers ses journaux. Il but le fond de son café. Qu’allait-il trouver ? Après les sempiternels articles pleins de bonnes intentions et de conseils pour changer ou copier la meilleure manière de faire ailleurs, ce seraient des annonces demandant 5, 10 ou 15 a. min. exp., comme si, après tout ce temps, quelqu’un avait encore envie de se précipiter dans le bureau d’un autre pour y faire la même chose. À moins, et cela devenait de plus en plus fréquent, que le savoir-faire et les compétences du futur recruté ne doivent compenser la totale inaptitude de l’employeur. Puis il y aurait les sempiternelles annonces, libellées de la même manière ou par les mêmes annonceurs, invariablement, comme si tout le monde n’avait pas encore compris, depuis longtemps, qu’elles ne proposaient que des boulots médiocres dans une ambiance détestable. Il y aurait encore le lot de tous ceux qui exigent une photo du candidat – pour des raisons qui resteront d’autant plus obscures qu’ils ne la renvoient jamais –, ceux qui imaginent que les chercheurs d’emploi disposent d’Internet en tout temps et en tous lieux, ceux à qui on aura bien du mal à proposer une lettre de motivation car ils ne précisent ni qui ils sont ni ce qu’ils proposent exactement… Sans parler des contournements, plus ou moins effrontés, de la législation sur l’âge et le sexe, des réserves de recrutement sine die et de tout ce qui ne concernait que d’improbables catégories de privilégiés ou d’assistés. Il trouverait peut-être même un communiqué du gouvernement sur sa nouvelle politique – aussi incantatoire que labyrinthique et insignifiante – en matière d’emploi.

Il pensa que si les circonstances n’étaient pas aussi tragiques pour ceux qui consultent les annonces par nécessité, on pourrait en rire comme d’un navrant inventaire à la Prévert, écrit en abrégé, une pitoyable escroquerie répétée semaine après semaine, sans grande modification. Et puis, que resterait-il vraiment ? La plonge, ou le taxi. Mais, à son âge, comme disait le formateur, les mains gercées et les journées entières d’embouteillage, il avait largement donné. Tout ce qu’il avait déjà pu faire ou vivre n’y changeait rien. Ses expériences le condamnaient, tantôt trop ponctuelles, tantôt trop dispersées ; il effrayait par un profil qui semblait insaisissable. Et lui, de face, il ne pouvait envisager que la part ténébreuse d’un miroir aux alouettes ; de côté, il imaginait que la jonglerie serait dangereuse et prendrait fin au moindre faux pas. Il se sentit comme quelqu’un qui regarde d’en bas et sait que ceux qui sont en haut donnent parfois, mais n’aiment pas vraiment qu’on vienne leur demander ou leur dire quoi que ce soit.

Les journaux étaient restés intacts. Il déposa dessus assez de monnaie pour régler les deux cafés. Il s’alluma une cigarette, puis sortit au soleil. Il allait se débrouiller, comme d’habitude. Et il le faudrait bien, l’hiver arrivait.

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