Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

Apollinaire

Le pays d’où je parle figurait une ruine en forme de navire inachevé qui avait levé l’ancre nul ne savait plus quand pour appareiller vers des planètes imaginaires en voguant sur une mer d’huile de palme où de rares tempêtes et marées contraires avaient changé l’élément liquide en bourbier rongeant depuis des lustres une coque de papier bourrée de matériaux humains surnuméraires d’autant plus explosifs qu’était condamnée toute passerelle traversière menant aux mascarades sur le pont des premières tandis que les plus hautes structures de métal et de marbre n’en continuaient pas moins de hisser aux vents du Nord et de l’Ouest un drapeau national d’ébène d’or et de sang dont les plis se mêlaient à ceux d’une bannière étoilée non sans que se missent à fleurir au sommet de ces fières mâtures comme pour en augmenter l’ampleur des voilures les emblèmes de trois communautés et de trois régions agrémentés en outre de nobles armoiries provinciales et communales auprès desquelles ne manquaient pas même logos d’institutions bancaires insignes maçonniques fanions publicitaires écussons de clubs et cocardes paroissiales aux couleurs pontificales (tous ces nobles étendards dominés par un pavillon pirate celui de la phynance mafieuse internationale) malgré quoi le vieil océan se demandait où avait bien pu passer l’émouvante banderole ayant toujours eu ses faveurs car elle évoquait à la fois l’angoisse du crépuscule et les promesses de l’aurore : le chiffon rouge du Travail.

Celui qui traversait de part en part l’Entrée du Christ à Bruxelles de James Ensor, portant pour inscription : « Vive la Sociale ! ». Celui dont Marx exigeait qu’il arborât pour devise « Abolition du Salariat ».

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Un aimable paradoxe voulait que sur ce navire sans véritable cap, évoquant un vers de Dante à propos de l’Italie serve au VIe Chant du « Purgatoire » (nave sanza nocchiere in gran tempesta…), régnât une dictature douce. Plus de débat public, plus de presse d’opinion libre, plus de conflictualité démocratique ; la tour Panoptic imposait son couvre-feu idéologique sur tout le territoire mental de la Belgique, où la littérature était passée de Charles De Coster, Camille Lemonnier, Georges Rodenbach, Émile Verhaeren, Georges Eekhoud, Maurice Maeterlinck, Michel de Ghelderode, Charles Plisnier à l’officielle mélasse qu’on sait – qui, pour n’avoir ses habitudes que sur le pont des premières, ne pouvait plus guère (aux deux sens du mot) y dénoncer le jeu de masques dont elles faisaient partie, toutes ces figures dignes du tableau d’Ensor menant carrière au nom d’une excentricité, d’un anticonformisme, d’une transgression des codes et des valeurs de bonne compagnie.

Ainsi nos éminences politiques à la rose avaient-elles tout loisir de mentir effrontément à la classe des travailleurs sur la réforme des pensions, pendant que nos éminences financières s’offraient des virées publicitaires en Asie pour y vendre leur système fiscal « afin d’aider le travail des jeunes en Belgique ». Quel écrivain médiatique eût-il raillé le fait que ce roadshow asiatique (Invest in Belgium. Increase your profits) affichait une sorte de saut qualitatif indépassable en matière de novlangue, puisque la presse était unanime à vanter ce scoop qu’au terme d’un kern, ce qu’offrait au monde la success story belge était rien moins que des « intérêts notionnels » pour les capitaux flottants ? Jamais la bourgeoisie d’il y a un siècle, et qui lisait Verhaeren, ne se fut permis pareilles friponneries langagières…

En attendant les paysans, les ouvriers (du manœuvre au technicien le plus qualifié), les artisans, les employés, les commerçants, les infirmières, les enseignants, les créateurs de signes et de sens – tous ceux qui créent de la valeur dans un monde fondé sur la loi de la valeur – se voyaient gommés du paysage visible au profit d’une image fantomatique ayant seule ses entrées sur le pont des premières, celle d’un Knight assez peu chevaleresque, cet ectoplasme interchangeable de toutes les hypnoses publicitaires.

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Était-ce pour me rassurer que Déborah, l’épouse d’un peintre communiste, me disait l’autre jour, sur le parking du Delhaize, qu’avait resurgi de ses cendres la fête du Drapeau rouge ? Sans doute est-ce à ce moment que m’ont surpris les caméras satellitaires. Je ne savais alors combien j’éprouverais de peine à écrire ces mots, m’étant bien gardé de lui exhiber le rosbif dissimulé sous ma veste, à elle dont le mari, voici quelques années, se voyait obligé de tromper la vigilance pour me payer le salaire d’un travail de nègre. Car, aux yeux de Déborah, mon travail ne valait rien ; s’il n’était affecté même d’un indice négatif justifiant les pires suspicions.

Entre autres crimes imprescriptibles, j’avais jadis entraîné la fille de Déborah (qui était suicidaire, quand je l’ai rencontrée) dans un voyage en stop autour du Maghreb en plein hiver et sans un rond, ce qui augurait assez d’une vilenie définitive. N’ayant jamais conquis le moindre statut social (pas même celui de chômeur), je passais depuis lors aux yeux de Déborah pour le type du songe-creux voué aux plus louches activités littéraires, sa nature avisée lui conseillant une extrême prudence face à ce que risque de découvrir le travail de la pensée sous le masque des apparences. En somme, j’étais porteur de toutes les menaces contenues dans ce réalisme dont se réclamait le peintre, défini par Diderot comme l’art de capter l’essence du rapport social. Il est vrai que je n’ai presque jamais rencontré d’inquiétude intellectuelle – voire le plus élémentaire éveil critique – dans les milieux de la gauche en Belgique où leur propre fils, comme tant d’autres, était passé sans coup férir du statut de bureaucrate à celui de manager. Comment leur en vouloir, s’il n’est d’alternative qu’entre la soute aux esclaves et le pont des premières ? Précisons que j’ai fait plusieurs tentatives dans le journalisme et l’enseignement, qui se heurtèrent à toutes les oppositions possibles, souvent les plus saugrenues, voyant se dresser à chaque essai un amoncellement d’obstacles tel que s’imposa, pour image axiale de mon premier roman, celle du passager clandestin bloqué dans l’entrepont d’un navire privé de toute passerelle reliant les cales et le pont. Du moins le peintre communiste avait-il rang parmi les passagers des premières classes, et me permettait-il, à l’insu de Déborah, d’améliorer quelque peu les rations quotidiennes sur notre radeau familial (où je ne dois la vie, depuis plus de vingt ans, qu’au miracle d’une femme). Cette rémunération clandestine fut la seule que j’aie perçue de ma vie pour un labeur qui ne se ramenât point à sa forme élémentaire : celui du manœuvre. À bien y réfléchir, le fait que j’aie revendiqué pareil statut de gueux fut ce qui scandalisa le plus ma chère Déborah. L’As ne dame-t-il pas le Roi, s’inclinant face à la plus humble carte, pour donner quelque sens à l’infernal jeu de bataille social ? Or, mon hypothèse est que tout être humain dispose à la naissance d’un poker d’As potentiel. Permettez-moi donc de définir l’As comme un attribut sacré permettant, du même mouvement mental, de bondir au sommet de la hune pour apercevoir l’au-delà des horizons visibles, et de plonger en apnée sous la quille du navire social. C’est la plus sagace lecture que l’on puisse faire du Thyl Ulenspiegel de Charles De Coster. À défaut de quoi s’impose le succédané du Joker, tel pitre de l’écran pouvant se voir élire le Belge le plus illustre de tous les temps. N’est-ce pas le blocage même dont je parlais (celui d’une passerelle entre les étages du navire), qui fut désigné comme « fin de l’Histoire » à l’heure où triompha l’unique modèle occidental ? Qu’il n’y eût plus, depuis lors, qu’universelle compétition pour s’octroyer le prestige du Valet, ne tire-t-il pas à quelque conséquence historique ? C’est ce que je ne cesse d’analyser dans chacun de mes romans, sous le mélancolique éclairage de l’aède Atlas. Lui dont la valeur est tenue pour nulle sur le navire Time is Money. Lui qui n’y a aucune place, car il y a rôdé partout. Lui dont l’œuvre entière invite à franchir les abîmes.

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Atlas, en effet, ne voit ni se lever ni se coucher chaque jour sans éprouver au ventre le roulis et le tangage de la mappemonde (le roulis, de l’Est à l’Ouest ; le tangage, du Nord au Sud) ; et il regarde ce qui se passe hébété d’un trop-plein de pensée, frappé à la tête par l’infinie bêtise de ce qui se donne pour l’esprit du monde. Le Titan porte-globe est blessé dans sa chair par le fait qu’une telle bêtise concourt à broyer toute intelligence auprès de ses plus jeunes victimes en mal d’initiation, privées d’autre rite de passage que celui de briser les symboles d’une promotion sociale illusoire. Baignant dans un univers virtuel, où toute perception du réel s’éloigne à mesure que les images des vitrines et les mirages des écrans se nimbent d’un halo de jeux du cirque perpétuel, par quel miracle ces enfants sans boussole n’éprouveraient-ils pas la tentation de se muer en acteurs de l’arène, en gladiateurs ajoutant leurs propres feux d’artifice à ce panem et circenses dépourvu d’autre saveur que le goût du sel dans le pain de l’exil et l’amertume de l’échec déposée dans les cœurs par le fallacieux spectacle des triomphes télévisés ?

Oui, chacun de ces gosses a voulu faire l’As, à défaut de pouvoir endosser la tenue du Valet. Faut-il en imputer la faute au Roi seul ? N’est-ce pas du côté des tenants de la gauche que se trouvent les raisons d’une absence d’alternative ? Machiavel notait que Rome connut la paix civile tant qu’y existait une saine conflictualité entre les classes. Nos tribuns du peuple useraient-ils d’un machiavélisme tel qu’il économiserait la lecture de Messire Nicolas ? Il est vrai que les Romains disaient eux-mêmes : « Quot servi, tot hostes » (Autant d’esclaves, autant d’ennemis). N’est-ce donc pas au titre exclusif du Valet que les propriétaires de la marchandise humaine ont besoin de la complicité d’une bourgeoisie rose ? N’a-t-on pas vu combien la symptomatique figure d’un Mitterrand s’était imposée sous les traits du parfait majordome ? Cette catégorie leur est indispensable pour occulter l’abîme entre le pont des premières et tous les damnés de la mer.

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Telle éminence de nos provinces, élue au nom du vieux combat de la classe ouvrière et se faisant construire une villa cossue parmi les roseraies dans le plus onéreux vallon de la campagne proche de Bruxelles, s’annonce donc en toute logique – et à grands cris – la future cheftaine du cheptel à la rose, puisqu’elle s’en va louer d’autre part quelque pied-à-terre ou chambre de bonne dans une commune populeuse de la capitale, ce qui lui permet déjà d’en briguer haut et fort le maïorat, nul humour swiftien ne l’inspirant quand elle menace en outre d’apporter son sécateur pour traquer les parvenus qui se cacheraient dans les jardins fleuris du parc Josaphat.

L’on croit entendre encore sangloter l’épouse de Jack Lang au soir d’une défaite électorale : « Nous n’avons pas fait tout ça pour nous retrouver sans rien ! », la brave dame n’ayant plus que son château de Blois pour se consoler. Ces gens-là, qui ne voient le discord entre leur omniprésence médiatique et le vide abyssal de leur discours ? Qui ne perçoit l’écart caricatural entre l’apparence et l’essence d’aimables stewards et d’accortes hôtesses figurant sur le pont comme élus des damnés ? Tout le « jeu démocratique » dépend de la schizophrénie nécessaire à cette élite rose pour occuper ses postes au gaillard d’avant tout en prétendant assurer la défense de ceux d’en bas dans la seule sphère des représentations, cette fausse conscience affectant la plus grande part du monde intellectuel. Ainsi, la matrice des cales étant supposée n’abriter aucune forme de pensée, ne risque-t-elle jamais d’accoucher de quelque révolte que ce soit. C’est sur ce pari-là que s’exerce leur apostolat. Qui n’est terrifié par l’éhonté chantage moral contenu dans le slogan patronal dont ils reprennent en chœur le refrain, celui d’un prétendu « pacte de solidarité entre les générations », quand les maîtres du navire n’eurent de cesse depuis toujours de recourir à peste et famine, guerre et mort ; de brader tout avenir viable à seule fin de garantir le confort matériel de leur traversée ?

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Qu’un tel univers soit radicalement désacralisé, désenchanté, désanimé : il en faut bien plus pour troubler leur digestion ; par exemple, qu’un tourbillon de colère s’empare des voiles du navire, dont ils ne voient même pas qu’il exprime un furieux désir de communion.

Si l’apanage de l’artiste est de mettre en question la société de son temps par une vision essentiellement organique, son devoir expérimental consiste à explorer le pôle négatif de la division du travail, quand celle-ci fige toutes les structures dans des clivages artificiels. C’est le prix à payer pour un point de vue global, à l’échelle aujourd’hui planétaire.

Après ce que l’on pourrait considérer comme une crise d’hémorragie sémantique de la notion même de révolution, comme de tous les mouvements, individuels et collectifs, n’ayant existé qu’en référence à cette notion (parmi lesquels maints partis au pouvoir, arborant toujours la bannière écarlate), une ruse de l’Histoire voulut que cette révolution n’eût plus lieu d’apparaître sur la scène du théâtre social, nettoyée tel un pont de navire à grande eau de Javel idéologique, alors même que se mettaient à hurler comme jamais des populations entières de soutiers en détresse. Or, il se découvrira toujours plus que murs, frontières barbelées, grillages de la honte sont d’abord dans les têtes. Et que ceux-ci se renforcent à mesure qu’étend son empire le seul point de vue des actionnaires et managers sur le bord d’une piscine où se prélassent des regards de zombis, savourant que l’on accorde le Goncourt, et tous les autres prix littéraires, à n’importe quel vide en trompe-l’œil, pourvu que les choses de l’esprit demeurent hors de portée de la racaille turbulant dans les cales.

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On parle à présent partout de « pensée unique ». Une telle expression, qui relève de l’opinion journalistique, est vide de sens, toute pensée étant plurielle – ou dialogique – par définition. C’est la multiplicité des points de vue envisagés qui constitue la substance d’une pensée digne de ce nom, laquelle n’a pratiquement plus lieu de s’exprimer dans un canevas social où toutes les écoutilles sont condamnées. Par contre, il serait bienvenu de parler d’idéologie unique, pour désigner le brouet dont nous gave une social-démocratie libérale gérant de manière intégrée force de travail et capital, en prenant soin de n’obéir qu’aux seules injonctions patronales. Que les quatre cinquièmes des richesses du globe soient aux mains d’un cinquième de sa population, laquelle part à son tour ne cesse de se répartir suivant la même proportion, débouche, par concentrations successives, sur le fait qu’un trois-millième des humains dispose de près du tiers des richesses, tandis qu’un tiers de la population planétaire se partage trois millièmes de la fortune globale. S’il n’y a pas d’autre projet réel que celui de l’accumulation sans fin du capital ; si, d’autre part, les propagandes à la consommation déploient toujours plus leurs faisceaux de fantasmes standardisés selon l’unique modèle du Valet, comment voudriez-vous que le vaisseau n’explose ?

La question cruciale n’étant plus celle de l’émergence d’une « classe moyenne » (à laquelle tous les êtres pourraient aspirer, sans que le rapport capitaliste soit encore capable de la favoriser, sinon dans une coprophagie généralisée), c’est de l’invention d’une nouvelle organicité générique de l’humanité qu’il en va désormais (ce Tout-Monde évoqué par Édouard Glissant), dont le centre de gravité symbolique passerait du Valet à l’As pardessus la tête des rois, voire avec la complicité de certains d’entre eux. Ce que suggère en France Dominique de Villepin, dans son essai Le requin et la mouette (titre d’un poème de René Char), filant lui aussi la métaphore nautique, quand il y laisse entendre que « ne pas croire aux miracles serait faire preuve d’irréalisme ».

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Une fois déblayées les funestes et mortifères illusions de Grand Soir, tout avenir viable passera par le dialogue entre une frange éclairée – voire illuminée – des classes au pouvoir et la masse déshéritée. Car il ne peut se concevoir de chimérique prise de la Bastille ou du Palais d’Hiver qui n’envoie cette Nef des Fous par le fond, l’infrabarbarie des violences aveugles dans la rue s’avérant toujours plus complémentaire de la supra-barbarie guerrière fomentée par des puissances mondiales aux abois. Loin de vouloir s’inscrire dans une folle spirale meurtrière, que revendiquent les humains, sinon qu’on les respecte en tant que tels ? Dialogue et respect : ces deux mots viennent d’être prononcés par Jacques Chirac. Impossible de satisfaire une telle exigence à l’intérieur du schéma résumant l’analyse de Marx : celui d’une inversion historique entre les moyens et les fins par quoi se définit l’ère transitoire du capitalisme, où toutes les fins ultimes de l’humanité ne sont vues que comme les moyens de satisfaire un but – l’argent, cet équivalent général abstrait – qui fut à l’origine outil intermédiaire des échanges ; où le cycle marchand n’a donc plus pour finalité l’usage mais la valeur d’échange ; où la logique du « travail mort » s’impose de manière dictatoriale au travail vivant, celui-ci ne valant qu’en tant que marchandise dont le prix est nécessairement planifié à la baisse par la grâce d’une armée de réserve inactive et laissée pour compte, le taux de chômage « idéal » pour les experts se situant aux alentours des 8 %. Là est le nœud gordien de la question sociale, et de ses innombrables symptômes explosifs, dont ces mêmes experts sont payés pour ignorer les causes et les conséquences prévisibles.

Si les deux grandes révolutions de l’histoire occidentale se firent au nom de la liberté et de l’égalité, celle qui vient ne pourra qu’assumer la notion de fraternité. Sans aucun angélisme, car elle appellera, car elle appelle déjà son inévitable négatif. Mais n’avons-nous pas à réinventer la dialectique des lumières et des ténèbres, de la source et de l’estuaire ? Il n’est de grand témoin de notre ère dont l’œuvre n’ait tendu – fût-ce par défaut – vers ce rayon de clarté, qu’aucun cynico-scepticisme n’est en mesure de tuer. Bien sûr, la machine aux images vides et sans espoir a déjà réfuté cette éventualité. Mais combien de nuits d’émeutes faudra-t-il pour faire entendre à ses agents, eux-mêmes prolétarisés, que dans les flambées de la rue monte le cri d’espoir en un monde où chacun pourrait être reconnu comme un As, et non plus voué à quérir l’improbable livrée du Valet ? Car il n’y a pas cinq milliards de places de stewards et d’hôtesses à prendre, non plus qu’autant de costumes et de strapontins à distribuer sur le pont des premières, alors même que tous pourraient prendre part au banquet de la croisière, si le jeu de cartes social était rebattu selon d’autres critères. Chose curieuse : le fait que chacun puisse légitimement jouir de la considération due à un être de lumière, n’est-ce pas la quintessence du christianisme et du libéralisme, aussi bien que du marxisme ? Au lieu de quoi cette bouillasse dont se compose le rata qu’on jette aux âmes dans leur mangeoire : couennes d’évangile avariées dans le jus des dégraissages à la néolibérale, où surnagent les vieux os de la bureaucratie stalinienne. Il faudrait donc prendre en compte l’As qui, en chacun, dame le Roi, s’inclinant devant un Deux de misère. Cet As qui est au cœur de toutes les cultures de la Terre, et que n’ont jamais oublié les victimes des pires traites négrières. Cet As qui relie Moïse à Œdipe, le Christ à l’Ève primitive, et Jeanne d’Arc à Lénine, et Homère à Aimé Césaire. Les révolutions française et russe ne sont pas mortes. Elles ont encore à réaliser leurs promesses, dans celle qui vient. J’entendrai toujours ton cri de victoire, chère Déborah, le jour où disparut cette Union soviétique à laquelle ton confort matériel n’était pas peu redevable : « C’est la chu-u-u-ute fina-a-ale ! »

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Sous mes yeux, le papier d’un huissier de Justice. Ingebrekestelling. Mise en demeure d’un paiement immédiat, sous peine de saisie, comme nous en avons vu pleuvoir combien de milliers sur notre frêle esquif depuis près d’un quart de siècle. Saisie de quoi, sinon d’un Masque de ce peintre, dans le goût de James Ensor, seul bien de quelque valeur dont nous disposions ? Chaque étape de mon existence ayant eu caractère expérimental, ce n’est pas sans passion maligne que j’en accueille les revers, souvent porteurs d’un éclairage décisif sur les réalités gisant hors de portée des manieurs de gouvernail : sous la ligne de flottaison d’un navire social qu’ils s’obstinent à diriger vers l’inexorable abîme.

Peut-être n’est-il pas inutile d’examiner d’un peu près l’étrange facture au label de la Loi. Sans la moindre possibilité de réplique, je fus bien surpris par les caméras Panoptic. Impossible de nier la matérialité des faits. Je stationnais sur ce parking, échangeant quelques mots avec Déborah. Mais pourquoi ce délit mineur, m’imposant de payer une dîme officielle plus importante que mes gains annuels, aggravée de surtaxes administratives, et sous menace de saisie par l’État, occasionnait-il un pareil chassé-croisé des notions publique et privée, jusqu’à leur complète confusion ? Une puissance publique, se voulant garante de l’intérêt général, peut-elle s’assimiler, sans se renier, à des intérêts privés assumant ses fonctions ? Ne s’habitue-t-on pas à voir l’État comme une compagnie commerciale, dans laquelle toutes les opérations se font au bénéfice des seuls associés, naturellement sous l’enseigne de l’intérêt public ? N’est-ce pas dans ce cadre-là qu’il faudrait situer les multiples scandales éclaboussant partout des élus à la rose ne faisant qu’imiter, avec maladresse, leurs plus habiles congénères ? Comme, au temps jadis, il était inimaginable que des firmes privées gèrent l’espace public et se voient octroyer les moyens contraignants de l’État pour prélever taxes ou amendes relevant de l’intérêt collectif, le fâcheux camp d’en face obligeant alors nos pouvoirs à consentir quelque effort de propagande en investissant dans les besoins sociaux des populations ; de même, une systématique télésurveillance de ces populations n’eût alors pas manqué de soulever les frondes syndicales, ni de faire agiter, par une armée d’intellectuels de gauche, les bannières aux couleurs de la classe ouvrière, laquelle jamais n’aurait admis de voir brader son sort chaque semaine, par ses propres dirigeants, au nom de la fatalité d’une réforme structurelle du marché du travail Nous étions alors aux temps où vivaient des hommes comme André Cools, Olof Palme, Aldo Moro. Pour des raisons mystérieuses, ils ont dû s’en aller, eux et d’autres de plus de génie, comme l’auteur des Écrits corsaires Pier-Paolo Pasolini. Combien d’étranges disparitions en Europe au cours de cette période, où le seul point clair fut qu’elles ne pourraient connaître la moindre élucidation, laissant les causes de leur commun départ à jamais obscures, obligeant ceux qui auraient pu être tentés par leur exemple à respecter la plus honorable des lois du silence, afin que faux nez et faux culs de leurs jeunes héritiers, d’une même voix, se disent aujourd’hui convaincus par la nécessité de mettre en œuvre partout les justes décisions gouvernementales, sous le feu de projecteurs maniés par les experts de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.

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Dans ce nouveau paysage, y a-t-il place encore pour un artiste ou un intellectuel de bâbord, quand toutes les forces coalisées n’en appellent qu’à virer de tribord ? D’un bord à l’autre semble s’imposer l’occulte influence d’un Debord, chère Déborah, cet avoué naufrageur s’étant à peu de frais prétendu le Marx de son temps quand un Mitterrand ne dédaignait pas proclamer qu’il eût pu en être le Lénine, l’un et l’autre comptant parmi leur innombrable progéniture nihiliste l’auteur de La possibilité d’une île sans que celui-ci, comme la plupart des autres, n’en ait la moindre idée, tandis que vogue à l’aveuglette le vaisseau capitaliste vers de redoutables cyclones, sans passerelle traversière entre les cales et le pont des premières, où nul ne peut plus même entendre parler de « cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même » (Karl Marx). Mais pas de panique à bord, puisque nos officiers félons viennent de vendre les sabords du navire en payant quelques milliards à un pirate international de la phynance pour transformer ces sabords en panneaux publicitaires ornant le bastingage qui servira de piste automobile aux frais du public, afin d’agrémenter leurs week-ends gastronomiques.

Bien entendu, cet humble témoignage n’a de caractère qu’onirique. Depuis cinq ans je bataille en Belgique pour la création d’un emploi de traversier. Sans nul doute un tel métier sera-t-il entré dans les mœurs au siècle prochain, ma chère Déborah. Du moins le présent message, peut-être, te rassurera-t-il sur le fait que nous ne perdions pas tout à fait notre temps quand il nous arrivait, jadis, en plein hiver et sans un rond, d’être accueillis à bras ouverts chez de modestes inconnus, faisant en stop avec ta fille le tour du Maghreb.

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