La langue des rois

Françoise Pirart,

— Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs… Dans un pays désenchanté comme le nôtre, ruiné par les promesses non tenues, il y a lieu de s’alarmer. Le temps n’est plus aux tergiversations, mais à l’action. Une nouvelle ère s’offre à nous. Celle de la transparence, de la probité, de la lumière. Depuis toujours, nos adversaires ont nié ces valeurs. Et ils ont échoué, nous le savons. Un échec retentissant. Aujourd’hui, nous avons besoin d’hommes forts. Pourquoi ? Parce que nos énergies communes mèneront à la prospérité. Nous avons besoin d’hommes forts et intègres. L’in-té-gri-té !

À la tribune se tient l’orateur. La soixantaine bedonnante engoncée dans un triste costume gris, ce personnage est rompu à tous les exercices et toutes les magouilles. Il connaît son public, il saura l’apprivoiser. Combien de fois n’a-t-il pas imposé ses idées à des adversaires plus coriaces que lui ? La politique est un jeu désopilant. Pour rien au monde, il ne renoncerait à sa carrière.

— L’intégrité, Mesdames, Messieurs, ce ne sont pas les fausses promesses, les discours aveugles. En matière de politique, l’amateurisme n’a pas sa place. La valeur primordiale qui doit nous insuffler le dynamisme, c’est l’intégrité. Je la sens battre dans ma poitrine.

Dans la salle, des ricanements, un bourdonnement confus, des commentaires assassins : « traître, vieux débris, corrompu, casseroles au cul… ».

— Mesdames et Messieurs, ayons un peu de sens critique. Qu’avons-nous fait pour le peuple ? Connaissons-nous les aspirations de ces ouvriers, ces agriculteurs, ces employés qui chaque jour se lèvent à l’aurore pour accomplir leur dur labeur ? Mes chers compatriotes, je suis heureux de vous voir tous réunis dans un bel esprit de communion à l’occasion de cette séance plénière. Notre famille politique… désormais… fidélité… la patrie… à mes côtés… il faut… notre devoir… volonté de rassemblement…

Les phrases coulent dans une harmonie parfaite. Les visages sont redevenus attentifs. D’un regard ferme mais bienveillant, l’orateur parcourt le public.

— Ceux que je viens d’évoquer, ces ouvriers, ces agriculteurs, ces employés, ces indépendants aux faibles revenus, ces retraités, ces jeunes sans-emploi… qu’ont-ils au fond du cœur ? Nous ne le savons pas ! Et c’est là que le bât blesse. Nous avons été élus par des citoyens que nous ne connaissons pas. Ils nous sont aussi étrangers que leur sont les immigrés qu’ils redoutent, par pure ignorance.

Timides applaudissements.

— Notre mission était d’aider la population… Pourtant, qu’avons-nous fait sinon nous gargariser de mots ? Nous avons voté des lois, parfois dans la précipitation, ou au contraire par lassitude, après des discussions interminables. Et cette lassitude, Mesdames, Messieurs, je la décèle sur vos visages. Vous êtes blêmes et tassés, le nez piquant sur vos téléphones portables ou penchés à l’oreille de votre voisin qui n’entend pas vos chuchotements puisqu’il dort. Vous avez des têtes de déterrés ! Et chacun est taraudé par une question lancinante : quand pourrai-je enfin quitter ma place et fuir cette salle de torture ?

L’orateur lève les yeux, demeure la bouche ouverte. L’auditoire suit son regard. Que se passe-t-il ? Mais il poursuit.

— … le changement dans la continuité… non je dirais même mieux : la continuité dans le changement. N’oublions jamais que la réalité des contingences dynamise l’engagement de nos potentialités et que la concertation dynamique induit des processus novateurs d’évaluation qui impactent les… Ou plus exactement que les potentialités d’engagement induisent des contingences réelles tout en redynamisant la concertation tandis que le consensus mou ou plus exactement le consensus ramolli… Bref, appelons un chat un chat et un perroquet un perroquet !

L’orateur scrute le fond de la salle comme s’il cherchait quelque chose. L’inspiration, peut-être ? Puis ses yeux s’égarent à nouveau vers le haut plafond ouvragé. De son mouchoir, il s’essuie les tempes.

— Je disais donc que le consensus ramolli ne nous mènera pas au Paradis. Qui doit faire pipi parmi vous ? Que celui dont la vessie est la plus pleine batte sa coulpe et se lève le premier. Et que les mécontents qui marmonnent cessent de jacasser. Voient-ils ce que j’aperçois là ? Ce volatile insolent qui plane au-dessus de nos têtes ? Ce… perroquet ? Mais bon Dieu, suis-je donc le seul à avoir des visions ?

Stupeur dans l’assemblée. Pourquoi le Président n’intervient-il pas ? Et pourquoi observe-t-il lui aussi le plafond ?

— Mes chers compatriotes, mes très chers amis, vous manquez d’imagination. Vous croyez tout connaître, tout comprendre, vous croyez que le monde se résume à des équations. Pourquoi ? Parce que vous vous persuadez que les discours sauveront notre société décadente. Pourtant, ce perroquet qui se balade dans l’hémicycle et s’apprête à chier sur nos crânes est capable comme moi de réciter des phrases aussi vides de sens et même d’imaginer d’autres combinaisons de mots. « Les potentialités d’engagement induisent des contingences réelles tout en dynamisant la concertation. » Fabuleux ! Fabuleusement crétin, n’est-ce pas ?

Murmures amusés, acquiescements.

— Nous avons fait fausse route, nous nous sommes affaiblis, affadis, persuadés d’être hors d’atteinte. Politique de l’autruche ! En vérité, nous avons été les candidats des demi-solutions et donc des demi-échecs. Il est temps de se ressaisir et d’offrir à la chance le pouvoir de décision. La chance, oui je dis bien : la chance ! Car le hasard ne ment jamais, il n’est pas comme nous, pauvres humains. Quoi, me direz-vous ? Renoncer à l’autorité de l’État ? Mais laissez-moi vous expliquer…

Il se penche, ramasse un objet et le tend à bout de bras.

— Observez cette boîte colorée… ce parallélépipède rectangle rouge vif dont les plus âgés d’entre vous connaissent peut-être le contenu.

Il marque un temps, indifférent à un commentaire agacé.

— Je vous présente le Pim Pam Pet. Je viens de l’acheter pour l’anniversaire de mon petit-fils. Si on soulève le couvercle, que voyons-nous ? Une série de cartes. Mais, attention, la pièce maîtresse de ce jeu de société qui faisait le bonheur des familles, c’est la roue ! Soit deux plateaux ronds en plastique qui s’emboîtent parfaitement grâce à un pivot central cylindrique. La partie inférieure, de couleur jaune et d’un diamètre de 9,5 centimètres, comporte toutes les lettres de l’alphabet, blanches sur fond bleu. La partie supérieure, de 8 centimètres de diamètre, est verte. Lorsque le pivot central est actionné par un joueur, celle-ci se met à tourner sur elle-même. Il suffit d’un rapide mouvement contrôlé du pouce et de l’index. Le geste doit être à la fois puissant et délicat. Au moment où la partie supérieure – qui, je précise, est percée d’une petite fenêtre carrée – stoppe enfin sa rotation, les joueurs voient apparaître une des lettres de l’alphabet. Le but du jeu est de trouver le plus vite possible des mots sur des sujets donnés. Je vous épargne les règles, somme toute assez simples, mais qui n’ont aucun intérêt dans ma démonstration. Ce qui nous importe ici par contre, c’est le mouvement de la roue, l’attente, l’appréhension de voir apparaître une lettre un peu rebutante comme le K ou le W. Je tourne la roue. Sentez-vous votre cœur battre plus vite et votre respiration s’accélérer ? Le léger tremblement de vos mains ? C’est bien, vous êtes concentrés… Permettez-moi, Monsieur le Président… Nous allons procéder à un essai. Qui veut le tenter ? Vous ? Vous ? On est intimidé ?

Rires forcés dans le public, avant qu’un député se lève pour s’approcher de l’orateur.

— Ah, enfin un courageux ! Voilà. Tournez la roue et attendons. Vous faites ça très bien, cher collègue, avec beaucoup de doigté. Minute, ne partez pas ! J’ai quelques petites questions à vous poser. Écoutez bien. Savez-vous ce que je mange au petit-déjeuner ? Non ? Quel est mon meilleur ami ? La date de mon anniversaire ? Toujours pas ? Mon loisir principal ? Non plus ? Les restaurants que j’affectionne ? Mes lectures préférées ? Mes films de prédilection ? Mes convictions écologiques, sociales, religieuses… que sais-je encore ? Le nom de mon chien ? Le prénom de… ma femme ? Toujours rien ? Soyons plus graves, l’heure n’est pas à la plaisanterie. Observez bien l’assemblée et confiez-moi à l’oreille quelle est la personne que je jalouse le plus. Ah, le doute plane, vous restez muet ! Tout bonnement parce que vous ne le SAVEZ pas. Et pourtant, nous nous connaissons depuis plus de deux décennies, nous fréquentons les mêmes gens, les mêmes lieux : réunions, déjeuners d’affaires, assemblées, cocktails, soirées, galas. Combien d’heures passées en tête-à-tête à bavarder ou à opposer nos points de vue ? Et pourtant, je vous suis un inconnu, au même titre que vous l’êtes pour moi. Je vous défie, et défie quiconque ici présent, de me citer l’un ou l’autre élément de l’existence d’un de ses collègues en politique.

Le silence s’abat sur la salle.

— Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, tout ceci pour en venir à un constat. Nous-mêmes ne nous connaissons pas. Alors… comment pouvoir œuvrer ensemble pour le bien de tous ? Comment ? Je vous le demande ! Il y a un gouffre entre notre sphère politique et ceux que nous gouvernons. Mais l’époque est révolue, nous n’avons plus le droit d’agir en maîtres ! Il est temps de laisser la place au hasard. Il ne peut faire pire que ce qui a déjà été entrepris. LE HASARD !

L’orateur semble soudain rêveur. Tous sont suspendus à ses lèvres.

— Merci, cher collègue, vous pouvez regagner votre place sans précipitation… N’effrayez pas notre bel oiseau des îles. Quoi ? Vous croyez que ce perroquet est le fruit de mes divagations ? Allons ! Qu’étais-je en train de dire ? Les mots me manquent… Vous avez très bien tourné la roue du hasard, votre prestation était… impressionnante… bluffante… vertiginante… heu, vertigineuse !

Brouhaha. Le député réintègre sa place dans l’assemblée. Pétrifié, le Président demeure muet. L’orateur reprend.

— Puisque les partis s’opposent, se déchirent et ne trouvent jamais d’accord convenable – ou plutôt honnête –, et puisque moi-même je ne trouve plus mes mots, je vous propose ceci. Désormais, chacune de nos décisions sera déterminée par le Pim Pam Pet, selon une règle inédite que nous nous imposerons. Le chômage, la précarité, la santé, les immigrés, l’impôt sur la fortune ? La construction d’une autoroute ou d’une nouvelle gare, la validation des diplômes universitaires, la taxe kilométrique, les conséquences de la chute du rouble ou du yen, le cumul des mandats, le scandale des subprimes ? Toutes ces questions complexes seront réglées en un temps trois mouvements grâce au hasard, c’est-à-dire grâce à la rotation de cette petite plaque ronde et verte qui s’arrêtera sur une lettre de l’alphabet quand bon lui semble. Nous pourrons chanter quand elle tourne, danser même. Et aussi simplifier le jeu en ne gardant que deux lettres : le O pour oui, le N pour non. Gain d’énergie, gain de temps. Au diable les expertises, les statistiques, les chiffres, les sondages, les discours ! Nos séances se termineront plus tôt, chacun d’entre nous retrouvera à des heures convenables son nid douillet et sa famille, sans plus avoir à subir ces débats stériles et ces combats de coqs qui nous menaient jusqu’à l’aube… À partir de maintenant, très chers amis, avant de voter une loi, plutôt que de tourner sept fois notre langue dans notre bouche de députés, je suggère que nous tournions la roue du Pim Pam Pet… Pim, Pam, Pet : trois mots magiques qui vont changer la face du monde !

Les mains agrippées à la tribune, l’orateur semble épuisé par son discours. Épuisé, mais heureux. Dans un coin de la salle, perché sur un micro, le perroquet le fixe de ses yeux ronds. Les plumes colorées narguent la grisaille de l’hémicycle austère, les petits cris de l’oiseau qui se répondent en échos sont autant de rires légers au plus profond de la jungle. Existe-t-il réellement ou est-ce un mirage ? Un silence impressionnant a de nouveau envahi la salle. Jamais une séance plénière ne s’est déroulée de cette façon.

— Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs…

L’orateur se racle la gorge. Il est manifestement très ému.

— Avant que vous donniez votre avis pertinent sur ma proposition, permettez-moi de vous livrer un ultime aveu, si Monsieur le Président me l’autorise…

Le Président acquiesce. On le sent dépassé par les événements, prêt à capituler. Son visage exprime une profonde lassitude. La voix de l’orateur retrouve son assurance.

— Je suis… Je suis malhonnête.

Quelques protestations sincères.

— Oui, malhonnête et pervers ! C’est très simple, je suis la malhonnêteté et la perversion incarnées. Toute ma vie de politicien, je l’ai passée à mentir. Vous mentir, mentir au peuple, me mentir. C’est un monstre cynique que vous avez devant vous. Un scélérat perturbé par un perroquet qui lui a fait perdre la raison, oublier son discours, intervertir des mots qui de toute manière n’avaient aucune signification dans l’ordre aléatoire où ils étaient placés. Avec notre jargon politicard, des centaines de combinaisons sont possibles si on cherche bien. Il suffit de piquer au hasard, d’assembler, et n’importe quel discours est prêt, sur n’importe quel sujet. Miroir aux alouettes ! Un contenu vide, incompréhensible par le commun des mortels ! La langue de bois… Avant, je l’appelais la langue des rois, parce qu’elle a le pouvoir d’abêtir les plus faibles. Nous l’avons tous pratiquée, cette « langue des rois », elle nous a bien servi à trahir nos semblables, ceux qui nous avaient élus parce qu’ils avaient confiance. Confiance ? Mais comment avoir foi en un homme qui a eu le culot de parler d’intégrité alors qu’il n’est que corruption et tromperie ? Un homme comme moi ?

Silence souverain. On entendrait battre les cœurs.

— Je suis fini. Mais pour vous tous, il est encore temps de tirer les leçons de nos erreurs, l’avenir vous appartient. Veuillez me pardonner, aujourd’hui je m’efface. Pour toujours. Grâce à un perroquet. Merci, merci, merci ! Adieu !

Les mains lâchent la barre. L’orateur fait deux pas en arrière, trois pas vers la gauche, quatre vers la droite, il titube, tangue dans une valse incertaine. Il écarte les bras, effectue quelques mouvements semblables à des battements d’ailes, tournoie sur lui-même. Ce n’est plus le petit homme terne et bedonnant aux propos nébuleux, mais un oiseau aux couleurs arc-en-ciel prêt à prendre son envol. Et soudain il disparaît dans la lumière, sans même entendre le tonnerre d’applaudissements qui salue sa prestation, sans doute la plus belle de sa vie.

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