Vive le Belfranbourg !

Étienne Verhasselt,

Au pied des neiges éternelles du mont Ticule, entre la Belgique, le Luxembourg et la France, serti dans une jolie vallée au lac cristallin, parcouru par un lacis de rivières et de ruisseaux, orné d’une forêt giboyeuse plusieurs fois centenaire : le Belfranbourg. Ce joyau de la nature, terre natale de la célèbre favorite de Louis XIV, Jacqueline Lepèze, dite Madame de Pompathune, abrite l’un des plus petits États du monde et un régime politique unique en son genre.

Lorsque les Belfranbourgeois voient le jour, État et famille redoublent de soins à leur égard. Non pas que là-bas on aime plus et mieux les enfants, mais cette progéniture connaîtra un destin singulier. Deux fois plus de protection et de stimulation, car à l’âge de trois mois les moutards entrent à la crèche – fleuron architectural de la capitale Bourg-lez-Bourses – et commencent les choses sérieuses.

On ne manquera pas d’être surpris à la vue d’une kyrielle de puéricultrices affairées autour des marmots comme autant de fébriles secrétaires. Des professionnelles triées sur le volet s’empressent de prendre des notes, se concertent avec des mines réfléchies, enchaînent coups de fil urgents et réunions importantes. Ce matin, dans l’équipe la tension est palpable. Untel, trois mois et demi, a pleuré toute la matinée. Depuis hier, unetelle, qui va sur ses deux ans, a la diarrhée. Et celui-ci qui chaparde des tétines. Et celle-là qui, sans cesse, tire la langue.

Qu’on se détrompe, ce ne sont pas là anecdotes de pouponnière : bien au contraire, nous sommes au cœur de la vie politique du pays. La crèche belfranbourgeoise n’est pas une simple nurserie, c’est un organe de l’État. Plus précisément, la première Chambre du Petit Parlement. Les bambins de l’école maternelle voisine appartiennent, eux, à la deuxième Chambre. Si les puéricultrices s’affairent comme dans les couloirs du palais, c’est que leur mission consiste à consigner, rassembler et traduire les comportements de la marmaille en décisions parlementaires.

À l’ordre du jour, la privatisation des soins de santé : pleurs, diarrhées, chapardages de tétines et tirages de langue indiquent, nous dit-on, une radicalisation croissante de l’hémicycle, farouchement opposé à la couverture sociale. Dans le bâtiment mitoyen, les institutrices de l’école maternelle sont formelles : les mômes turbulents de la deuxième Chambre suivront sans sourciller.

La motion sera ensuite soumise au Moyen Parlement, entendez l’école primaire et ses six degrés. Si elle survit à cette nouvelle étape, elle aboutira alors dans les puissantes mains de l’enseignement secondaire, le Haut Parlement. Six nouveaux votes favorables seront nécessaires, avant une éventuelle sanction par le Sénat.

Pour la petite histoire, il faut savoir que ce même Haut Parlement a marqué les esprits : le 9 novembre 2008, durant le cours de morale laïque, et à la surprise générale, la seconde latin-grec de M. Rousseau rejeta à l’unanimité le projet de loi sur la déportation des chômeurs de longue durée. La première chambre du Petit Parlement réagit le jour même par une violente épidémie de diarrhée. Quant au pouvoir exécutif – l’enseignement supérieur –, tout le reste de la semaine il fit l’école buissonnière. Quelques belles idylles amoureuses se nouèrent ces jours-là dans les champs. Elles ne manquèrent pas de changer substantiellement la donne politique – on se rappelle encore là-bas l’improbable vote en faveur de la loi sur les subventions agricoles.

Après une quinzaine d’années à exercer la charge de parlementaire, deux carrières s’offrent aux jeunes Belfranbourgeois lorsqu’ils accèdent à l’enseignement supérieur : l’option professionnelle et le pouvoir exécutif, ou l’option universitaire et le pouvoir judiciaire. Une fois diplômés, ils quitteront les bancs de l’école, autrement dit la vie politique.

Les jeunes Belfranbourgeois sont beaux, vigoureux. Et avisés ! Grâce à eux, le pays marche dorénavant main dans la main avec les grandes multinationales et la crème de la finance mondiale. Les altermondialistes, leurs pires détracteurs, leur reprochent de ne compter dans leurs rangs que des cancres addicts à « Dow Jones et Dragons » et les accusent d’être responsables d’une pauvreté galopante. Mais ils se gardent bien de faire l’éloge du grand cœur de ces jeunes loups. Dernièrement encore, un sénateur n’engageait-il pas comme jardiniers ses parents SDF – un demi-salaire pour deux, un jour de congé payé les années bissextiles ? Magnanime, il leur permettrait même de loger dans la remise à outils. Tant d’élégance de la part de ce fils aimant épargne à cette mère et ce père le sort hasardeux des familles ruinées qui, refoulées aux frontières par les pays voisins, se réfugient dans la grande forêt du Belfranbourg. Elles s’y nourrissent de gibier, de baies, de feuilles. La chasse étant l’un des nombreux privilèges de la classe politique, lorsque les premières familles ont gagné la forêt, régulièrement un attaché ministériel, un conseiller, un secrétaire d’État confondait un parent avec une bécasse, un sanglier ou un chevreuil : et pan ! Les accidents se multipliaient mais, loin de s’alarmer, les autorités ont salué cet abattage fortuit. On ne compte plus aujourd’hui les familles insolvables décimées.

Certains n’hésitent pas à exposer leurs trophées de chasse. Ainsi du ministre de la Justice, Jérémie de Poix de Mezures – champion international de skateboard : dans son luxueux bureau, au palais, parmi les innombrables coupes et médailles frappées du logo de marques de sport ou de boissons énergisantes, trône le buste émouvant d’un oncle empaillé. L’effet est saisissant. Un geste politique fort, qui a le double mérite de témoigner d’un sens profond du devoir civique – débarrasser l’État des parasites de la société – et d’un authentique esprit de famille – garder près de soi ses chers défunts.

Force est de constater qu’au Belfranbourg la classe politique a le courage de ses opinions. Bravo ! Nos élus, quant à eux, offrent un bien piètre spectacle : quel homme, quelle femme d’État, chez nous, mettrait les siens sur la paille ou chez l’empailleur ? Désuète hypocrisie, qui retient encore le pays aux portes du XXIe siècle. Mais patience, cela ne va pas durer. Bientôt, dans nos forêts aussi nous trouverons des SDF par familles entières. Et gageons que la chasse sera ouverte toute l’année.

 

N. B. : Au Belfranbourg, les exclus, ces hommes et ces femmes retournés à l’état de nature, se sont autoproclamés « Peuple ». Un néologisme étrange, presque une onomatopée, qu’ils scandent à la pleine lune, le poing dressé. Que signifie le mot, c’est un mystère. Et si on pose la question à ces marginaux, ils se figent dans leurs guenilles terreuses, vous fixent droit dans les yeux et grognent. Des sauvages. Des bêtes.

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