Niké à Bruxelles

Michel Torrekens,

Pour Bernadette Halleux

(Fragments des Annales XXI / 2017 / 5e consignés de sa plus belle plume par Lodovico Buonarroti Simoni)

 

Nous les avions prévenus : les hommes devraient cesser de croire aux dieux et aux fées, de prendre les vessies pour des lanternes et de confondre le micro avec le macro, même s’il s’inscrit dans un plan de com. Un plan de communication n’a jamais remplacé un plan d’action, encore moins une politique.

« En même temps », les hommes ne savaient plus à quels saints se vouer. Ils eurent été mieux inspirés de se consacrer au bien commun. Toujours est-il qu’ils cherchaient la solution miracle – alors que la plupart affirmait paradoxalement ne pas croire aux miracles – à une série de crises qui avaient assombri les cieux de la planète. Tant qu’à se fier à des dieux, ils auraient eu avantage à se référer aux Gaulois qui avaient établi une fois pour toutes que ceux-ci leur étaient tombés sur la tête.

« En même temps », parlons-en des Gaulois : leurs descendants français venaient d’élire un nouveau représentant dont la virginité en matière de pouvoir l’avait autorisé à tenir les propos les plus séduisants, les promesses les plus innovantes, les rodomontades les plus audacieuses. Après les règnes calamiteux de ses deux prédécesseurs et une adversaire dont les propositions extrêmes ne ralliaient pas encore de majorité, la voie triomphale de l’Élysée s’ouvrait à lui. Sa jeunesse le prédisposait à tous les possibles face à de vieux briscards qui avaient usé jusqu’à la corde tout le crédit qui leur restait. Investir dans un banquier, voilà qui ne manquait pas de renouveau. Ce dernier leur déroulait un programme réformiste et progressiste, tout en demeurant suffisamment cosmétique et homéopathique pour n’effrayer personne. « En marche », lança-t-il sans l’ombre d’une ironie. L’Élysée, « là où la plus douce vie est offerte aux humains », rien que ça, lui était servi sur un plateau d’argent comme une certitude dans un monde qui n’en connaissait plus que les extrêmes.

« En même temps », il ne fut pas élu, il fut l’Élu, Emmanuel de son prénom, de l’hébreu « Imanou El » (לֵא וּנָּמִע) : « dieu avec nous » (Isaïe, 7, 14), cela ne s’invente pas, Macron comme nom, nettement plus prosaïque, entre micro et macro, entre infiniment petit et infiniment grand. L’élection médiatico-présidentielle de cet être exceptionnel béni des dieux auxquels on ne demandât pas leur avis survint au cœur d’une macromania sans précédent, mobilisant des foules de macrophiles enthousiastes, atteints d’une macronite aiguë, dans un pays érigé en Macronie. Trop de lumières éblouit, trop de brillant aveugle. Ne casse pas l’baraque qui veut, au bas mot, il l’imite. Les hommes en arrivèrent à se prendre pour des dieux. Comme attaquait Louise : « Faut pas se laisser gagner par l’euphorie de croire qu’on est un homme important ».

« En même temps », nous pressentions que rien ne garantissait le succès, que l’action ne répondrait pas ipso facto à la vision. Il s’avérait sage d’insuffler de la nuance dans un monde voué au culte des chiffres et des faits. Nous nous y attelâmes dès sa victoire confirmée. Nous décidâmes de nous inviter à nouveau dans le monde des humains et de franchir la frontière indicible de l’invisible et du visible. L’occasion nous fut donnée lorsque l’Élu se rendit en la capitale du continent, Capitole d’un autre siècle, et qui plus est dans un édifice pompeusement qualifié de Caprice des dieux. Les hommes ne se refusaient plus rien. Un temple de la modernité que toisaient d’un autre sommet les bâtiments d’un vénérable musée dit du Cinquantenaire où somnolait l’un des nôtres sur un antique vase attique. Armé du kanoun, de l’oenoché et de la chernips, Niké, puisque tel est son nom, pourrait dégourdir ses ailes et reprendre du service. Longtemps, il avait volé au secours des athlètes et des artistes pour leur garantir la victoire et leur ouvrir les portes de la gloire. Niké incarnait le succès et la réussite, quel que soit le contexte. Nous, ses frères et sœurs, lui offrîmes la translation de son vase poussiéreux, rescapé de bien des séismes, vers le monde terrestre des vivants dont il découvrit les multiples évolutions. Il se glissa dans le sillage du Président, « The Best and the Brightest » comme le surnommèrent certains, « le métèque de la vie politique », affirmèrent d’autres. Niké l’entendit parler de loi travail, de moralisation de la vie politique, d’urgence climatique et de sécurité, prôner un renouveau des visages et des usages, proclamer à ceux d’en haut et à ceux d’en bas que « L’Europe, c’est nous », tout cela pour un mieux-disant économique, tout en vantant sa pensée « trop complexe pour se prêter au jeu des questions et des réponses des journalistes » (sic). Voilà un homme, enfin, avec qui je devrais pouvoir m’entendre, se dit Niké, séduit comme tant d’autres avant lui par le charisme présidentiel.

« En même temps », Niké avait appris à se méfier des hommes, des dieux et de lui-même. Le monde d’en haut se reflétait dans celui d’en bas, ils en arrivaient parfois à se singer l’un l’autre jusqu’à la caricature et à en être oublieux de leur être profond. Alors qu’il découvrait les hommes du XXIe, ainsi que celui qui résidait désormais dans le VIIIe, Niké se retrouva devant une vitrine qui le laissa pantois. Il lut NIKE par ci, NIKE par là. Anglicisé, son nom apparaissait en plusieurs endroits de l’étalage sous des pyramides de chaussures, de baskets et de fringues dont le logo s’inspirait de ses ailes mythiques. Une ode au jogging, aux trails et à la consommation pédestre en tout genre. Niké eut la sensation de tomber de son piédestal, si tant est que prêter main-forte aux dieux et aux hommes mérite tant d’honneurs. Tout ce beau matériel était mis en valeur sur le corps d’athlètes dignes d’Apollon et Niké en ressentit le chatouillis délicat d’ailes de papillons au bas du ventre. Ce n’est pas pour rien que la sagesse populaire proclame que « Qui fait l’ange, fait la bête ». Une mère et son fils s’extasiaient devant la marque dont ils prononçaient le nom d’une façon aussi horrible qu’indescriptible. La suprématie de l’anglais avait supplanté la fluidité et la sonorité de la langue grecque, jusqu’à usurper le patronyme de la divinité de la victoire, désormais capitalisée et libéralisée. Le grec, le latin, puis le français s’étaient effacés face à cette anglomanie. Niké en eut les ailes coupées. Voir son nom relégué au rang d’une marque commerciale le désangenta. Il n’en avait pas fini avec le désenchantement…

« En même temps », sa mission en était à ses balbutiements et Niké restait motivé comme jamais. L’Élu prophétisait une ère transgressive. Face à la loi ancienne, avait surgi celle que chacun s’inventait pour soi. Les autres n’existaient que pour être contournées. L’estompement des normes était devenu un sport national et international. L’Élu vilipenda la part maudite en chacun, la gestion irrationnelle des richesses, la folie des dépenses somptuaires, la débauche plutôt que l’embauche, l’orgie du gâchis, la consommation sans entraves, la joie dans le saccage, la volupté dans la destruction. « Il n’y aura pas de réussite française si chacune et chacun n’y a pas sa place. Si cette pauvreté, si ceux qui vivent dans la misère n’ont pas aussi leur place, et c’est aussi notre devoir. Cela passera par des réformes économiques et sociales profondes. » Niké aimait cet homme qui se méfiait de son triomphe et du culte rendu à sa personnalité : « Nous connaissons à présent l’enthousiasme des commencements, mais la gravité des circonstances nous empêche d’en ressentir aucune ivresse. » L’ange véloce multiplia ses efforts, limita les excès de son protégé, intervint aussi discrètement que possible, inspira discours et diatribes, mesures et actions… Face aux forces du veau d’or, il mobilisa le lobby des anges dans une ville qui en comptabilisait des dizaines au kilomètre carré.

« En même temps », Niké dut bien reconnaître son échec. Dans un monde surmédiatisé,

googlisé,

facebooké,

messengerisé,

snapchatisé,

konbinisé,

twitterisé,

whatsappisé,

smsisé,

buzzé,

youtubé,

instagramé

selfisé,

liké,

partagé,

réseauté,

il ne parvint jamais à établir le contact. Niké s’effraya de sa propre impuissance. Les hommes s’étaient détournés de lui et de ses congénères ailés. Ils ne comptaient désormais plus que sur eux-mêmes. Après s’être battus pour la Liberté, l’Égalité et la Fraternité qu’ils proclamèrent et revendiquèrent aux quatre coins de leur planète, ils ne les chantaient plus que distraitement. Ils s’étaient voulus égaux, il n’y en avait plus que pour leur nouveau dieu : Ego. Omnipotent. Une ère sombre s’ouvrait pour l’Humanité. Une ère de l’éphémère dont l’Élu lui-même ferait bientôt la douloureuse expérience, sans en tirer les leçons.

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