Checksum Antarctica

Christo Datso,

« Cette nouvelle évaluation a également révisé à la hausse la contribution prévue de la calotte glaciaire de l’Antarctique à l’élévation du niveau de la mer d’ici 2100 en cas de fortes émissions de gaz à effet de serre » a-t-elle ajouté. « La grande variété de projections relatives au niveau de la mer pour 2100 et au-delà est due à la façon dont les calottes glaciaires réagiront au réchauffement, en particulier en Antarctique, qui fait encore l’objet de grandes incertitudes. »

Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du Groupe de travail I du GIEC, Communiqué de presse du GIEC, 25 septembre 2019, in : IPCC Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate..

Je lis et je relis dans l’étroitesse de ma cabine les centaines de pages de ce rapport. Que savons-nous aujourd’hui sur l’Antarctique ? L’incertitude reste aussi grande qu’elle l’était à l’époque. C’est pour cela que nous y allons.

Nous avons quitté Port Elisabeth et les problèmes sérieux ont commencé tout de suite après. Pourtant, le voyage n’a pas été une partie de plaisir depuis Kirkenes, position : 69°43’ de latitude Nord, 30°02’ de longitude Est.

Les balises du système ARGOS continuent à fonctionner. Ce qui reste de la communauté internationale a mis à l’ordre du jour de son agenda une priorité stratégique : maintenir coûte que coûte en fonctionnement les bases de ce système de navigation établi il y a plus de deux siècles. Le centre de traitement principal des données n’est évidemment plus établi à Washington D.C., capitale partiellement engloutie des défunts États au sud du Canada.

Cela tient du miracle.

Franchissement du 60e degré de latitude sud. Les mers australes. Une catastrophe s’est abattue sur notre convoi.

Nous avions donc quitté Port-Elisabeth après une première partie de voyage éprouvant depuis la lointaine capitale de la Fédération Arctique sans rencontrer autre chose que les difficultés prévisibles, attendues, pour un si long périple jusqu’à la Terre de la Reine-Maud : problèmes de ravitaillement en eau douce et fruits frais aux îles du Cap Vert, mélancolie de l’équipage, rumeurs de mutineries sur d’autres navires des lignes de la dorsale médio-atlantique, échos d’épidémies, derniers soubresauts de guerres civiles le long du Golfe de Guinée et du Brésil. L’arrivée dans la Province Libre d’Orange fut extrêmement décevante. Nous avons fait escale dans la rade d’une ville autrefois belle, mais presque entièrement rongée par les fièvres et à moitié abandonnée. Au lieu d’un îlot avancé de la civilisation, nous n’y avons rencontré que des indigènes plus intéressés à voler nos bateaux ou à kidnapper nos hommes à terre qu’à nous fournir d’importantes informations scientifiques sur les terres mystérieuses du Grand Sud. Profitant du désordre, les fanatiques de Véga se sont introduits clandestinement dans au moins un des trois navires de l’expédition.

Lorsque j’observe depuis la petite fenêtre de ma cabine les vastes remous de l’océan vide dans lequel nos voiliers rescapés tracent leur route, je comprends qu’à la connaissance de l’état du monde qui bascule, comme une vague qui retombe, dans un état inconnu, succédera une autre connaissance, plus inquiétante, qui nous confrontera à la possibilité ultime, celle de notre extinction totale comme espèce.

La mer est là, immense, inexplorée, oubliée, pour me rappeler qu’il nous faut agir à partir de maintenant avec la plus extrême prudence. Le Greta Thunberg fend les flots tumultueux, il est avec l’Elon Musk le dernier espoir de l’humanité mourante et il m’incombe à moi qui en suis la capitaine d’en prendre soin plus que de ma propre vie. Si nous réussissons cette mission, peut-être l’humanité pourra-t-elle survivre et rebondir, mais si nous échouons, ce sera la fin.

Nous traversons grain noir sur grain noir au plus haut de vagues monstrueuses qui plongent vers l’abîme et à chaque fois le navire essuie des trombes d’eau. Le passage du cercle polaire marque toujours une barrière périlleuse à la navigation. Les océans du globe communiquent librement dans une exaltation perpétuelle.

Homme et femmes de quart sont enchaînés au mât et hurlent des ordres que le vent emporte. Des éclairs ininterrompus zèbrent des cieux échevelés ; chaque heure qui s’écoule tient de l’exploit mais ce n’est pas grâce aux dieux, qui ont abandonné l’humanité depuis longtemps, que nous devons de sortir miraculés de chaque embardée, c’est à l’expertise et au savoir-faire des ingénieurs qui ont reconstruit ces navires par lesquels, après le Grand Effondrement, des cités ont pu reprendre contact les unes avec les autres par-delà les mers. Est-il besoin de rappeler ce qui fut et ce qui a été perdu ? Est-il besoin de forcer ma mémoire à écrire le deuil que chacun d’entre nous porte de sa naissance à sa mort ? Il le faut, encore et toujours.

Je suis la commandante d’une mission mandatée par ce qui reste de l’humanité civilisée, la Fédération Arctique, et trois navires sont sous mes ordres, ou plutôt étaient sous mes ordres. Me pardonnerais-je jamais ma négligence ? J’étais clouée au lit de ma cabine pendant l’escale à Port-Elisabeth, d’une crise de la maladie du pergélisol, comme nous l’appelons dans le Nord. Je n’ai pas surveillé ce qui se passait à terre et nos ennemis ont réussi à déjouer la surveillance de mes adjoints.

Une mission, trois navires : le Greta Thunberg, l’Elon Musk et le Ray Kurzweil, trois espoirs de l’humanité. C’est ce dernier navire qui a explosé et s’est abîmé corps et biens pendant la nuit de l’effroyable tempête au cours de laquelle j’hésitais entre bifurquer à l’ouest et joindre Punta Quilla en Patagonie ou piquer droit à travers le péril, au plus court, vers la Terre de la Reine-Maud, notre destination finale sur l’Inlandsis Antarctique. La tragédie du Ray Kurzweil a forcé ma décision car le temps nous est compté.

72° Sud, 41° Ouest, la tempête s’est arrêtée mais nous a drossés loin vers l’ouest dans la Mer de Weddell. Grâce aux balises du système ARGOS nos deux navires ont pu aligner leurs positions et nous nous retrouvons dans ce qui était constitué par l’infranchissable barrière de glace de Filchner-Ronne sur les anciennes cartes. Tout autour de nous, la mer est dégagée, à perte de vue ! C’est une première indication : se pourrait-il que tout l’inlandsis de l’Antarctique Ouest se soit effondré ? Nous reprenons espoir. Mais il nous faut maintenant rejoindre en cabotant le long des côtes la station scientifique Princesse Elisabeth, par 71°57’ de latitude Sud, 23°20’ de longitude Est.

Je suis très fière d’avoir été nommée Commandante de l’expédition Greta Thunberg, du nom de mon vaisseau amiral, magnifique Clipper, grand Cap-Hornier reconstitué dans les chantiers navals du Svalbard où prospère la petite communauté descendante des Belges, ce peuple émigré, comme tant d’autres, du continent européen ravagé par les sécheresses, la famine et la guerre. Presque plus rien ne survit au sud du 55° de latitude, dans tout l’hémisphère nord. Lors des veillées funèbres, une prière monte au ciel avec les âmes des défunts : « Si nos ancêtres avaient écouté Greta ! » Je souris à mon reflet dans le petit miroir et peigne mes longs cheveux gris et blancs. La mer calme est d’un bleu métallique profond, elle répond à l’azur du ciel, libre de tout nuage dans une immensité qui me met en joie ; le puissant anticyclone austral est responsable de la sécheresse qui sévit au-dessus du plateau de l’Antarctide Est. Mais j’ose écrire ici, dans l’intimité de mon journal de bord, ma croyance, mon espoir insensé : qu’il existe au cœur de l’Inlandsis déglacé de vastes terres fertiles où le blanc sur blanc du désert antarctique a laissé la place à des prairies d’une terre noire grasse, à des rivières d’eau pure, à des lacs poissonneux, des vergers. J’ai l’espoir d’un jardin qui pourra recueillir les enfants perdus de l’humanité.

Oui, si nous avions écouté Greta Thunberg, cette jeune fille extraordinaire qui s’était levée et avait parcouru les cités, parlé aux chefs d’États, mobilisé autour de sa frêle et petite silhouette des millions de jeunes gens, pour leur marteler qu’il fallait de toute urgence agir pour limiter les effets, déjà catastrophiques à son époque, du réchauffement climatique d’origine humaine, nous n’en serions peut-être pas là. Mais quand elle parlait, elle éveillait aussi de la méfiance, du mépris, de la médisance. Les négationnistes étaient puissamment organisés pour défendre leurs intérêts. Paradoxalement, ce sont certains de leurs descendants, avec les illuminés du culte de Véga, qui poursuivent de nos jours l’ambition de destruction absurde et nihiliste du genre humain, alors qu’il était déjà devenu clair pour tout le monde qui voulait ouvrir les yeux, écouter et comprendre, que l’humanité était responsable de son malheur et qu’en même temps elle détenait la clé de son salut. Et cela reste vrai aujourd’hui. La destruction du Ray Kurzweil saboté par des fanatiques qui s’y sont fait exploser est, hélas, la preuve qu’une fois de plus, ces sinistres individus sont prêts à tout pour assouvir leur haine du vivant.

Les scientifiques du conseil de la Fédération Arctique ont repris contact petit à petit avec les communautés isolées dans le reste du monde. À part une bande de terre de plus en plus étroite, rongée année après année par des tempêtes de poussière qui remontent d’Amazonie, d’Afrique, et des plaines eurasiatiques vers le cercle arctique où s’entassent dans des villes surpeuplées les débris des nations, les seuls endroits du globe qui ont été relativement épargnés par l’expansion du désert sont loin dans l’hémisphère sud : quelques isolats en Patagonie, en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande. C’est tout ce qui reste d’une civilisation de neuf milliards d’individus qui s’est effondrée brutalement au milieu du vingt et unième siècle.

Nous pensions avoir atteint un plateau climatique et environnemental stable entre le milieu et la fin du siècle suivant lorsque par la force des choses neuf milliards d’individus, réduits à quelques centaines de millions, n’émettant plus de gaz à effets de serre et n’empiétant plus sur les écosystèmes comme au pic de la civilisation thermo-industrielle, laissaient anticiper que le renouveau pérenne de la civilisation allait être possible sur des bases pastorales, de basse technologie et de respect absolu du vivant. Malheureusement, le franchissement des seuils qui avaient été tant redoutés par Greta Thunberg, ces fameux points pivot ou de bascule des modèles mathématiques, s’était déjà produit et commençait à générer des effets exponentiels sur les températures atmosphériques, l’acidité des océans et le système des grands glaciers continentaux. Le niveau des mers a monté très vite mais surtout, la libération du méthane depuis les plaines gelées du Canada et de la Sibérie qui s’était amorcé dès le premier quart du vingt et unième siècle était en train de faire basculer le système climatique à l’orée du vingt-troisième siècle, inertie des lois de la physique oblige, dans le pire de nos cauchemars : celui de la Terre vénusienne ! Nous avions cru à un monde en ruine mais stabilisé, un monde à +4 degrés dans lequel vaille que vaille les communautés humaines se réparaient et assimilaient enfin les erreurs du passé ; ce que nous découvrions effrayés était que le pire allait se produire, un monde qui fonçait très vite vers des augmentations moyennes de température à +8 degrés, voire plus. Un immense désespoir s’empara des citoyens de la Fédération et je fus l’une d’entre mes concitoyennes nombreuses qui décida de ne pas mettre ou plus mettre d’enfant au monde. Le désert se rapprochait de la ceinture verte de la Sibérie et du Canada au-dessus du 55e de latitude Nord et derrière nous il n’y avait que l’océan arctique, vide, qui n’avait plus de glacial que le nom sur les vieilles cartes, été comme hiver.

C’est alors que la remise en route du système ARGOS a permis de capter, via les relais hertziens de Punta Arenas en Terre de Feu, du Cap Vert au large de l’Afrique et de Toulouse, le centre d’études spatiales toujours actif, mis littéralement sous cloche dans le sud de la France, en pleine zone ravagée par des canicules mortelles plus de trois cents jours par an, des signaux faible en provenance de la Station belge Princesse Elisabeth dans l’Antarctique ! Une ligne de communication depuis l’autre extrême du monde était ouverte jusqu’à Kirkenes et nous apprenions, stupéfaits, que quelques rares stations dispersées sur le vaste continent austral continuaient à fonctionner. Comment était-ce possible alors que tout contact avait été perdu depuis les décennies du Grand Effondrement près de deux siècles auparavant ? C’était incroyable. Très vite, un espoir fou s’est emparé de l’opinion publique et des dirigeants de la Fédération Arctique : s’ils avaient pu survivre, c’est que le continent antarctique s’était profondément transformé, peut-être même qu’il s’était entièrement déglacé et que de larges portions des terres libérées du poids de glaciers hauts de plusieurs kilomètres avaient été rendues à l’agriculture, dans un environnement devenu clément ou tempéré. On racontait des choses tirées de livres à demi-perdus, reconstitués, de fragments issus des siècles lointains, on trouverait là-bas des cités immenses datant du paléogène, des mers d’eau douce sous-glaciaire, des forêts dans des gouffres plus grands que le Canyon du Colorado, des animaux en abondance.

Mon Dieu, c’était plein d’étoiles ! Il fallait aller voir à quoi ressemblait l’Antarctique.

Le voyage en longeant la côte jusqu’à la Terre de la Reine-Maud a été une partie de plaisir en comparaison de la traversée de l’Atlantique Sud. L’équipage fait souvent relâche à terre et chasse les manchots dont nous faisons d’excellents repas, nos maîtres-chiens et leurs équipages de chiens de traîneau eskimos s’ébrouent et reprennent de l’exercice après ces longues semaines d’inactivité, nous en aurons sans doute besoin pour explorer à pied l’intérieur du continent, mais je dois avouer que nos rêves de prairies vertes et giboyeuses s’éloignent ; les mers sont libres de glace, par contre l’horizon à terre est blanc, désespérément blanc et les températures sont basses. Le thermomètre ne dépasse pas zéro degré et nous sommes au cœur de l’été austral.

La destruction du Ray Kurzweil me préoccupe, car nous avons perdu la totalité du rare matériel de haute technologie de la mission ainsi que des ingénieurs de valeur, mais je m’inquiète surtout de l’infiltration d’autres commandos suicide des cultistes de Véga. Aussi, ai-je soumis l’entièreté des équipages à un test lors d’un arrêt à terre, à savoir consommer de la chair crue de poisson ou de manchot. Pas un des hommes et des femmes du Elon Musk ou du Greta Thunberg ne s’est défaussé. Cela ne prouve rien. Je reste sur mes gardes.

Le navire amiral que je commande contient les réserves de vivres et les semences destinées à relancer peut-être une agriculture dans les terres libérées de l’Inlandsis de l’Antarctide Est, ainsi que les bases matérielles et immatérielles d’une colonie destinée à survivre pendant des dizaines d’années s’il le faut. L’autre navire, le Elon Musk contient le trésor qui nous permettra d’explorer le continent plus vite qu’en équipages tirés par des chiens de traîneau. C’est un secret bien gardé, il est à l’abri dans les cales du vaisseau et seuls quelques officiers et ingénieurs triés sur le volet en connaissent la nature.

Lors d’une des escales, j’ai fait monter le commandant de l’Elon Musk dans ma cabine. Cela fait longtemps que nous n’avions plus été amants. Il vient d’une colonie de l’ancienne Fédération de Russie, c’est un Toungouse taiseux à la fidélité éprouvée, il se ferait découper vif pour moi. « Louise », m’a-t-il dit en s’habillant, « nous y arriverons, le Greta Thunberg II va voler ! »

Ce soir-là, j’ai voulu vérifier le fonctionnement de la radio mais c’est le black-out total, un phénomène courant ici qui peut durer des jours ou des semaines. Nous ne comprenons pas ce qui se passe avec la propagation des ondes hertziennes en Antarctique, il y a des fluctuations imprévisibles. J’ai vérifié également le fonctionnement des balises ARGOS avec mon lecteur PSION. J’ai pu envoyer avec succès un message codé de trente-deux signes jusqu’à Kirkenes. Le checksum a été vérifié des deux côtés de la transmission, ce qui garantit l’intégrité des données. Si ce signal-là devait tomber à son tour, nous serions totalement coupés du reste du monde.

Les navires sont à l’ancre dans une petite crique par 70°34’ Sud et 23°15’ Est. La station Princesse Elisabeth est à environ cent trente kilomètres de notre position, à 1 300 mètres d’altitude.

Avons établi notre camp de base et décidé deux choses : une équipe de marins et d’ingénieurs va décharger et remonter l’équipement à fond de cale du Elon Musk pendant qu’une autre équipe partira en exploration avec les chiens jusqu’à la station scientifique belge. Nous resterons en contact radio si possible. Les communications sont aléatoires. Je confie la garde du camp de base au commandant du Elon Musk et pars avec les traîneaux. Dans le Svalbard et sur la partie de l’inlandsis Groenlandais gelé nous avons fait des trajets de centaines de kilomètres en traîneaux. Les chiens s’ébrouent et manifestent leur contentement de partir. Trente-six bêtes vont tirer trois traîneaux et six hommes, moi comprise. Une simple promenade.

Le temps se couvre. La température chute à moins vingt-cinq en quelques heures. Les vents catabatiques se lèvent, s’il fait assez calme ils ne devraient pas souffler à plus de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Nous sommes en Antarctique, tout est relatif.

Une dernière communication avec la radio et le premier relais de Punta Arenas nous apprend que la route vers le nord ne répond plus, sauf Toulouse où des entités mi-hommes, mi-machines s’affairent dans un environnement totalement artificiel à maintenir une très haute technologie. De l’autre côté du globe, à Kirkenes, capitale d’une fédération arctique qui rétrécit comme peau de chagrin, au nord de l’ancienne Norvège, c’est l’hiver boréal et les températures sont à + 25 degrés. C’est l’emballement. Nous ne passerons pas l’été prochain à ce rythme.

Je quitte le camp de base le cœur lourd. L’absolue hostilité de ce monde, glacé d’un côté du globe, en feu de l’autre côté, me transforme en machine insensible. Cette mission est absurde.

La tempête nous a immobilisés pendant deux jours ; avons repris la route vers la station. Au cinquième jour, nous voyons les constructions émerger du blanc, pareilles à des nunataks, ces roches affleurant à travers la glace et la neige compacte, parfois des sommets de montagnes enfouies sous plusieurs kilomètres sous la glace.

La station a été construite au début du vingt et unième siècle par la nation d’où venaient mes ancêtres, je devrais en tirer une grande fierté aujourd’hui. À l’époque, la Norvège ainsi que d’autres États avaient défini des droits territoriaux sur le continent, des zones découpées en quartiers de tarte jusqu’au Pôle Sud, mais ces prétentions ne furent jamais accordées par les traités internationaux. La Belgique y avait fait construire une première station lors de l’année géophysique internationale en 1958, du nom d’un des anciens Rois qui gouvernaient ce pays modèle, disait-on. Cette première station fut abandonnée et une seconde répondant aux normes environnementales et à l’efficience énergétique avait été construite non loin de là, notre destination. Le territoire revendiqué par la Norvège avait été baptisé du nom d’une de leurs reines, et c’est ainsi que la Terre de la Reine-Maud dans cette première moitié du vingt-troisième siècle devint le point focal de l’attention de tous les micro-états survivants à la débâcle générale du vingt et unième siècle. Qu’allait y trouver l’expédition Greta Thunberg ?

Je ne sais quoi du dégoût ou de la tristesse domine mes sentiments.

Lorsque nous sommes revenus au camp de base, le montage du plus léger que l’air avait été achevé ! Nous n’avions plus d’aéroplanes depuis longtemps mais nous avions redécouvert les dirigeables ! Le Greta Thunberg II se balançait mollement, accroché à de solides câbles en acier à un pylône sorti de la terre gelée. Ce fut la plus belle vision qui nous ait été accordée depuis notre arrivée dans la mer de Weddell. Avec le dirigeable nous pourrions explorer rapidement l’inlandsis de la Terre de la Reine-Maud, confirmer nos hypothèses et les communiquer à la Fédération, de l’autre côté du monde.

Bien entendu, tous les membres de la mission en traîneau avions convenu de ne dire mot de quoi que ce soit et à quiconque de ce que nous avions trouvé à la station Princesse Elisabeth.

Je n’ai plus d’inquiétude par rapport aux cultistes de Véga. Ils ont peut-être décidé de nous laisser tranquilles. S’il fallait intervenir, ils auraient trouvé le moyen de saboter le dirigeable. C’est ce que je me suis dit.

Le commandant du Elon Musk est fier de son travail. À sa question muette sur ma visite à la station Princesse Elisabeth, j’ai répondu par un signe de tête. « C’est bien ».

Ni Punta Arenas, ni Punta Quilla, pas plus qu’Auckland en Nouvelle-Zélande, la petite colonie de Géorgie du Sud, celle plus éloignée des Falkland, ou Port-Elisabeth, ne répondent à la radio. À part les officiers, les hommes et femmes ordinaires, savants y compris, sont maintenus dans l’ignorance de ce fait, mais ce que nous savons tous depuis le début, c’est que nous sommes laissés à nos propres ressources. L’Antarctique est le seul continent qui combine cinq pôles, dont deux pôles magnétiques. Dans mes rêves je vois l’Antarctique détaché de la Lune aux temps anciens de la formation de la planète. Qui sait si comme espèce notre destin n’est pas de trouver ici une porte pour quitter définitivement ce monde que nous ne méritons plus d’habiter ?

Le Greta Thunberg II est parti. Dans la nacelle, il y a une douzaine d’explorateurs des airs et puis il y a moi, Commandante en chef, avec la radio, désormais inutile, et la balise ARGOS. Au bout de quelques heures nous avons dépassé le point de la station Princesse Elisabeth et nous pénétrons au cœur des paysages inexplorés de la Terre de la Reine-Maud.

Une brume épaisse s’élève comme un mur devant nous. Il n’y a pas de vent. Le dirigeable avance silencieux, nef de l’espace dans un vide informe, celui d’une promesse peut-être.

Enfin, le ciel s’éclaircit.

Je fais le point avec la balise ARGOS et envoie nos dernières coordonnées, là-bas, dans le Nord où il y a peut-être toujours quelqu’un à l’écoute.

Grâce à mon lecteur PSION j’encode les trente-deux signes du message codé et vérifie le checksum. Contrôle habituel. J’ai reçu une réponse. Le checksum de contrôle me renvoie la réponse en lettres rouges sur le lecteur : « message invalide ». Quelque chose s’est détraqué pour de bon dans la transmission mais je n’ai pas le temps d’y penser. Je n’ai pas prêté attention à ce qui se passe autour de moi. J’entends des éclats de voix, des cris :

« Là, nous voyons quelque chose ! Oh, mon Dieu… c’est… c’est immense ! C’est… magnifique ! ».

*

[le Journal du Commandant Louise de Gerlache de Gomery, chef de l’expédition Greta Thunberg, s’interrompt ici]

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