Les évadés de Sangate

Jean Jauniaux,

On dit de William qu’il est l’écrivain des ténèbres comme le confirme, d’année en année, chacun de ses romans. Il les écrit dans le bunker qu’il a restauré et aménagé à Saint-Idesbald face à la mer du Nord. Chaque jour, à marée basse, il effectue de longues marches à la lisière des vagues. Il aime à arpenter les vastes étendues de sable au-delà de la frontière séparant la Belgique de la France. Il se laisse aller au plus loin que sa rêverie le porte. Lorsqu’il se promène ainsi il songe à son métier, à tous ces « articles », en réalité des nouvelles puisqu’il s’agit de fiction, qu’il s’acharne à écrire, persuadé qu’en racontant le quotidien, il sensibilisera dans la France d’en haut celles et ceux qui décident du destin de chacun. Il se persuade qu’il parviendra à arracher aux encriers les mots, les phrases, les constructions de l’imaginaire qui dévoilent les zones d’ombre et éclairent, comme des torchères tremblantes, les cavernes de la conscience. Plonger la plume d’or et d’acier du stylo dans le sang, dans les viscères tourmentés, y fouailler dans chaque méandre obscur et visqueux, en arracher plaintes, cris, pleurs qui s’y dissimulaient ; sur les parois du crâne, là où cela cogne, là au bord de l’éclatement, des terres tremblent, des continents entiers sont prêts à se détacher de leur socle terrestre et de précipiter des falaises de glaces, de terre, de craie dans la nuit des abysses océanes. C’est cela que raconte William et qui le hante et que la mer ne console ni efface.

À marée basse, depuis la plage de Saint-Idesbald, on aperçoit la molle silhouette de la dune qui abrite son bunker. Lorsqu’il passe, William vérifie que le bloc de béton armé n’est pas désensablé et visible et qu’il ne peut attirer la curiosité d’un promeneur indésirable ou d’un enfant joueur, armé de son seau et d’une pelle aux couleurs vives, rouge ou bleue comme on les fait ici, en quête d’une cabane toute faite, érigée pour accueillir les jeux auxquels il se livrerait. Heureusement, le vent, le sable et les marées, dans leur inlassable remuement, maintiennent la dune à hauteur suffisante pour dissimuler aux regards la casemate de béton. Des troènes penchés par les vents incessants dressent des rideaux végétaux devant la fenêtre percée dans la paroi nord du bunker, celle qui abritait naguère les veilles des soldats allemands éreintés de guetter les flottes alliées, usant chaque jour l’espérance secrète qu’elles arrivassent enfin et mettent un terme à l’attente. Cette ouverture, isolée du vent et du froid par une fenêtre, éclaire la table de travail de l’écrivain et, lorsque l’inspiration vient à manquer, l’invite à des rêveries océanes.

Au-delà de l’alignement jaunâtre des digues de la Panne, et du prétentieux monument commémorant la venue du premier roi de la Belgique à peine créée, les immeubles du Westhoek interrompent le regard et brisent l’harmonie des lieux par une succession de disgrâces architecturales et urbanistiques qui éveillent, chaque fois qu’il marche à leur portée, la tristesse résignée de William.

La muraille des cubes de béton et d’acier avait supplanté une réserve naturelle, qui, auparavant, se nourrissait de la mer et de ses embruns poussés par les vents voyageurs venus des zones polaires, parfumés des lichens et des tourbes d’Écosse et porteurs encore des chants des baleines, qui croisent au large.

Aujourd’hui les oiseaux ont disparu. Au lieu des moutonnements soyeux des dunes, le vent vient frapper à présent sur des vitres teintées de brun sale, sur des balcons de béton, sur l’arête sans âme de ces édifices désertés onze mois par an de sa population hypercholestérolémique de boursicoteurs.

Naguère de gentils ânes paissaient dans ces régions à l’amble terrible du Moyen Âge. Ils regardaient, rêveurs, les libellules voletant à la surface des étangs, ou le déplacement paisible des nuages que le soleil et la belle lumière du matin reflétaient dans les « pannes », mares d’eau douce, éphémères vestiges des pluies anciennes et miroirs impitoyables de l’inclémence des cieux ; ont disparu les vastes colonies d’oiseaux migrants, faisant halte et reprenant quelques forces au creux des buissons dunaires, avant, lorsque les rigueurs de l’hiver s’annonçaient par la lumière aiguisée des aubes, de reprendre leur voyage vers le Delta du Nil et les étendues sahariennes.

Ce jour-là, il ne restait au ciel que des lambeaux de bleu gris, que la nuit s’apprêtait à avaler. Porté par une mélancolie plus intense qu’à l’accoutumée, attisée sans doute par l’anthracite du ciel, chargé de pluies glacées, William se laissait bercer par le roulement de la mer. Il marchait si bien et si continûment qu’il dépassa bientôt la ligne de la frontière. Quelques chars à voile avaient dessiné sur le sable des arabesques virevoltantes.

Il aperçut, au loin, un trait sombre et mobile qui lui sembla une procession, hommes et animaux de bât mêlés, traînant ou portant suivant leurs forces respectives des sacs, des malles, des valises. Ils alignaient leur caravane ombreuse à l’horizon, prolongeant dans une illusion du regard la statuaire industrielle de Dunkerque dont les hauts-fourneaux projetaient dans le ciel des feux rougeoyants. La procession avançait avec lenteur et régularité. Elle se déplaçait en ligne droite.

William dénombra cinq « pèlerins ».

À leur tête marchait un homme de haute taille, suffisamment grand pour que l’on pût penser que tous les autres membres du groupe étaient des enfants. L’homme de tête portait un bagage volumineux sur les épaules. Les autres avaient choisi de tirer derrière eux leur charge qui traçait un sillage rectiligne dans le sable.

Quel destin avait déposé cette caravane sur les plages de Flandres ? Elle approchait à présent de la ligne frontière, avançant en direction de la Belgique entre la dune et la vague, poussée par une transhumance inexpliquée. William s’était immobilisé. En les examinant, il se souvint de ces histoires de contrebande que lui racontait son ami Nocher.
Celui-ci, douanier à la retraite, complétait les revenus de sa retraite et, surtout, occupait de longues journées livrées à l’ennui en transbordant les promeneurs du week-end d’une rive à l’autre de l’estuaire de Nieuport, un bras de mer qui coupait la plage entre Saint-Idesbald et Ostende. À bord d’une ancienne péniche de débarquement, Nocher faisait traverser des familles de promeneurs en échange de quelques centimes. Il passait ses journées à aller d’une rive à l’autre, en manœuvrant sa barque entre les voiliers et les bateaux de pêche qui allaient chercher au large un peu d’oubli pour les uns, un peu de richesse pour les autres. Lorsqu’il se joignait aux promenades de William, Nocher aimait à raconter les mille souvenirs qu’il avait conservés de cette époque où les frontières séparaient encore la France et la Belgique. Les taxes prohibitives pratiquées sur l’alcool et le tabac avaient engendré parmi les populations frontalières une génération spontanée de contrebandiers occasionnels. Tous les soirs, on apercevait, ployant sous des sacs, exhalant encore les fragrances de la marée et des dernières pêches, chargées de tabac ou de flasques d’alcool, des silhouettes silencieuses se glisser dans l’obscurité des ruelles et rejoindre par des chemins discrets les trafiquants, aux aguets de l’autre côté de la dune frontière. Pendant ces manœuvres ouatées, des patrouilles débonnaires et myopes de douaniers poètes rêvassaient sur la crête de sable en attendant le lever du jour.

Lorsqu’il aperçut William, l’homme qui se trouvait en tête fit signe à la procession de s’arrêter. Chacun s’immobilisa à côté de son fardeau. Chacun profita de cette halte pour étirer les muscles fatigués, souffler dans les mitaines un nuage d’haleine tiède, taper des pieds au sol pour faire circuler le sang.

Au moment où William arriva à la hauteur du groupe, l’homme de tête se redressa de toute sa taille, comme s’il se dépliait plutôt après avoir déposé son fardeau au sol. Il se campa face à William, adoptant la statuaire d’un guerrier protecteur. William distinguait à présent les autres membres du groupe : une femme, un autre homme, plus jeune que le chef, et deux garçons d’une dizaine d’années, qui devaient être des jumeaux. Leurs bagages formaient un cercle autour d’eux : des sacs en plastique bleu striés de rouge, comme on en voit sur les marchés, de sacs énormes, chargés au maximum de leur résistance, emplis de tout ce que possédaient ceux-là qui, comme William l’avait deviné, s’étaient enfuis du centre de Sangate et cherchaient un moyen de franchir la Manche pour rejoindre la côte anglaise.

Comme s’ils étaient de banals promeneurs, William dépassa le cercle des réfugiés en leur adressant un petit salut de la main. Rassurés par cette placidité la femme, les jumeaux et les deux hommes reprirent leur marche en direction de La Panne et des premiers contreforts du Westhoek.

La nuit s’annonçait. De sombres froncements au Nord, mariaient les lignes d’horizon du ciel et de la mer. William fit demi-tour et constata que la procession avait bien progressé. Son trait noir était à présent à hauteur des premiers immeubles. Si William n’eut aucune peine à identifier que ces pèlerins avaient fui le centre de réfugiés de Sangate — on avait assez évoqué leur sort désolant dans la presse —, il lui était plus difficile de deviner leur pays d’origine. Les vêtements qu’ils portaient provenaient de toutes les sources d’approvisionnement où la misère des hommes trouve de quoi se nourrir, s’abriter, s’habiller ou se chauffer. William se souvenait de ses compagnons clochards à Bruxelles et de ce destin auquel il avait échappé lui-même. William avait approché de si près cette déchirure de la misère qu’il n’en avait jamais effacé le souvenir et la pitié qu’elle lui inspirait chaque fois qu’il l’évoquait, ou, comme ici sur la plage, qu’il en croisait les ombres déguenillées. La femme s’était enroulée dans une couverture de laine, de couleur blanc cassé, qui la couvrait de la tête aux pieds comme une djellaba.

Celui qui dirigeait le groupe des exilés était coiffé d’un bonnet de laine bigarré qui pendait sur ses oreilles et son cou, à la manière des coiffes de bergers. Il était revêtu d’un ample manteau noir ou bleu nuit, qui lui tombait à mi-mollet. Lorsqu’il se déplaçait, il projetait hors de ce fourreau obscur de longues jambes en velours jaune et des bottines Caterpillar. Les chaussures qu’il portait avaient dû appartenir naguère à un maçon ou à un peintre en bâtiment tant elles avaient été blanchies par la peinture ou par la chaux et le béton. Elles n’avaient plus de lacets et bâillaient comme si le pied de l’homme jaillissait d’une crevasse ou d’une plaie éclatée.

Le deuxième homme portait une authentique chapka dont les pans battaient ses joues. Son anorak matelassé gonflait sa silhouette et le transformait en demi-bibendum posé sur des jambes grêles comme des échasses. Les deux garçons portaient des vêtements identiques, comme tous les jumeaux : mêmes bonnets, mêmes vestes de couleur rouge qui les rendaient d’autant plus voyants et semblables lorsqu’ils marchaient côte à côte. Ils chaussaient aussi des bottines démesurées au bout de leurs jambes minuscules.

Le petit groupe était issu de ces masses de réfugiés, rassemblés dans les camps de Sangate. Clandestins de toutes les misères, de toutes les nationalités, Afghans, Kurdes, Pakistanais, ils étaient à présent mêlés dans une utopie commune : franchir le tunnel sous la Manche pour gagner les côtes d’Angleterre. De l’autre côté de ce ruisseau d’océan qui les narguait à présent, les attendaient un frère, un père, un cousin, un fils plus chanceux qui s’y étaient déjà établis.

Décidée en haut lieu, la fermeture du centre d’accueil avait jeté sur les routes nombre de ceux qui n’avaient pas trouvé passage avant que les forces de l’ordre ne viennent évacuer le camp. Pourtant, ils étaient si près du but, ceux-là qu’une route longue et semée d’embûches avait menés à Sangate. Pourtant, il ne leur restait plus que cet étroit chenal de mer sale à traverser pour retrouver là-bas, derrière les falaises de craie que l’on devine par beau temps, le parent, le cousin, le frère qui les attendait. Ceux-là qui avancent sur la plage, n’ont pas réussi à franchir le chenal. Tout était prêt pourtant : les dollars pour affréter quelques mètres carrés à fond de conteneur, tarif usuraire pour effectuer la traversée à bord d’un semi-remorque, entre des cageots de fruits ou de volaille, et de lourdes caisses de pièces métallurgiques, puant l’huile et la graisse, ou le mazout, ou le vomi. Mais qu’importe cet enfer annoncé, s’il aboutissait sur l’autre rive aux retrouvailles fraternelles dans la bonté des bras qui se referment sur la carcasse fatiguée du voyageur, dans la grâce angélique de l’accolade tant espérée qu’on voudrait s’étouffer à ainsi s’étreindre. Qu’importe l’enfer si, après l’avoir traversé, le thé fumant, sucré d’un peu de miel réconforte comme un alcool — Dieu ou Allah lui pardonne — le survivant. Et on rit et on pleure à évoquer les cercles de l’enfer qui s’estomperaient alors…

Mais Sangate est fermé. Les camions ne prennent plus les clandestins. Les dollars sont perdus. Le rêve s’efface comme le mirage de l’oasis s’estompe au fur et à mesure que le désespéré s’en approche.

Tout cela s’est évanoui : le rêve, l’espoir, la fraternité effacés d’un coup, d’un mot décliné dans trois langues :

« Fermé ! », pour rassurer les populations locales.

« Chiuso ! », pour ceux qui viennent d’Albanie.

« Closed ! », pour tous qui rêvaient de se réunir dans la langue d’Albion.

Chaque version est sanctionnée du point d’exclamation comme une épée de l’alphabet dressée vers le ciel, qui barre les panneaux de bois cloués à l’entrée du hangar de Sangate : « Fermé !!! »

Pour bien se faire comprendre, on démantèlera ensuite les parois, les portes, les murs, les fenêtres de chacun des blocs, vidés au préalable de leur mobilier : lits, couvertures, tables en formica et chaises bancales, marmites et réchauds de cuisine, assiettes, couverts. Tout fut enlevé, désossé, emporté sous les projecteurs des télévisions pour que le monde entier, le monde de tous les ailleurs, de tous les exils comprenne que le chemin de Sangate est désormais sans issue. L’utopie s’est éteinte. Les rêves d’exil retournent à l’état de fables.

« Fini. Circulez ! Allez voir ailleurs ! »

Et il fallut fuir ! Fuir avant que les autocars et les CRS ne les emportent, de force, vers la frontière, vers les aéroports, vers tous ces lieux qu’ils avaient réussi à éviter depuis des jours et des semaines et des mois. Il fallait s’en aller, disparaître avant que des avions ne les reconduisent d’un coup d’aile, dans un souffle éphémère de temps, vers le pays dont ils venaient de s’évader. S’ils ne parvenaient à s’échapper de Sangate, tout serait à refaire. Il faudrait repartir à nouveau. Il n’est d’autre choix que la mort ou l’exil. Alors…

Le petit groupe avait fui Sangate.

Lorsque la nouvelle de la fermeture du centre de réfugiés avait circulé dans les hangars, dans les baraquements préfabriqués, et s’était répandue comme la poudre entre les groupes désolés, l’homme avait réuni sa petite tribu. Ce n’était pas sa famille, non. C’était une minuscule assemblée de quelques humains, qui s’était constituée par le hasard des rencontres et des bivouacs dans le Caucase. Leurs chemins s’étaient croisés dans la neige et l’hiver. Ils ne se dissocièrent plus jusqu’à l’entrée du tunnel à Calais. Ils se prolongent à présent, ici, dans le vent de Saint-Idesbald, sur une plage où ils croisent un écrivain usé par les mots, qui vient de les saluer en passant à leur hauteur. Un salut d’homme à homme.

Un soir à Sangate, le géant, qui s’appelait Aslan, avait réuni ses compagnons autour d’un feu âcre de bois et de cartons. Il avait organisé la fuite de la femme, du jeune homme et des jumeaux. Au gré des voyages, cette famille disparate avait remplacé celle qu’il avait laissée au village, avec les restes des fagots humains. D’un geste las de la main sur le front, Aslan essaie de chasser les images sanglantes qu’évoquent ces mots assemblés dans les déflagrations des grenades, par les soldats ivres de l’armée russe : « Fagot humain ! »

Aslan reprit la parole. Il leur expliquait qu’il fallait quitter Sangate au plus vite, et se diriger vers l’est, vers la Belgique. Il fallait longer la côte et chercher, plus loin, une faille qui leur ouvre la Manche.

Ils partirent.

Sur un dessin qu’il avait tracé dans le sable, Aslan leur avait décrit le périple qu’ils allaient entreprendre. Les flammes du brasero projetaient leur lumière dansante sur les noms de chacun des villages et des ports qu’il désignait en y enfonçant des morceaux de bois.

« Nous sommes ici. Près de Calais. Nous devons d’abord rejoindre Dunkerque où nous essaierons d’embarquer. Si, après deux ou trois tentatives, nous n’y arrivons pas, il vaudra mieux poursuivre notre route, franchir la frontière avec la Belgique, par la plage. Nous passerons par La Panne, Saint-Idesbald, Nieuport… Là, nous devrons essayer à nouveau d’embarquer… Bateau de pêche ou voilier de plaisance : le choix ne devrait pas manquer parmi les navires qui séjournent là… Plus loin encore, il y a Ostende et Blankenberge : les derniers ports avant celui de Zeebruges. Mais, là… aucun espoir… Tous les réfugiés de Sangate se retrouveront là, pris au piège. »

Aslan interrogea le visage impassible de la femme qui avait écouté la litanie des noms de ces villes qu’elle ignorait. Aslan l’encouragea à s’exprimer, à prendre part à cette décision de partir vers ces horizons inconnus.

La femme dit simplement :

« Où vous allez, j’irai… »

Aslan et son petit groupe quittèrent Sangate à l’aube, dans l’obscurité et hors du champ des caméras. Ce fut miracle ou désinvolture des gardiens : ils quittèrent sans encombre la zone du Tunnel et se mirent en marche vers la Belgique, en longeant les vagues qui se déroulaient, au fil des marées, sur le sable.

Lorsque leur chemin croisa celui de William, ils avaient tellement marché déjà que les quelques kilomètres qui les séparaient encore du Westhoek leur semblèrent bien légers.

William, qui avait fait demi-tour une centaine de mètres après les avoir dépassés, se trouvait à présent derrière eux. Il les vit bifurquer vers la dune lorsqu’ils arrivèrent à hauteur des premiers contreforts du Westhoek et devina qu’ils allaient chercher dans les rangées d’immeubles vides un bivouac qui leur épargnerait pendant la nuit le cinglement du vent de décembre.

En suivant les traces laissées dans le sable, William arriva devant le portique d’un garage, au pied d’un immeuble. Une porte latérale, mal refermée à cause du sable qui s’était amassé sur le seuil, avait permis aux pèlerins d’accéder à l’intérieur. William poussa le battant. Ses yeux durent s’habituer à l’obscurité des lieux avant qu’il ne distingue les silhouettes des pèlerins. Ils avaient déballé leur bagage, étendu des nattes et des couvertures à même le sol. Un brasero de fortune élevait, un peu à l’écart, la flamme naissante d’un feu alimenté par les planchettes de bois d’un parpaing abandonné dans les caves de l’immeuble. Une lumière orange et tremblante éclairait le campement qui paraissait issu d’une imagerie ancienne que l’homme s’est inventée pour rassurer les enfants et les protéger de la férocité, de l’ignorance et de l’angoisse qu’engendre la nuit.

Ainsi, à la frontière entre la République d’En Haut et le Royaume éclaté, naquit dans les immeubles désertés une utopie éphémère. Quand William raconta la cité modèle que les exilés de Sangate bâtirent, il le fit avec tant de fièvre qu’on les laissa vivre là, et se reconstruire avant des jours meilleurs. La vie des réfugiés s’organisa. Les mois passèrent. Les réfugiés organisèrent leur survie tout en se préparant à la traversée de la Manche. Ils ne s’inquiétaient plus de la paix dans laquelle on les laissait. William se dit que ses textes avaient enfin été lus. Les réfugiés reprenaient des forces. Ils furent rejoints par d’autres, venus de différents exils. Les dizaines d’immeubles vides du Westhoek résonnèrent de vie retrouvée, de cris d’enfants, de jeux amoureux, de souvenirs racontés et réinventés.

Mais l’utopie n’est pas de ce monde.

Si les « décideurs » n’avaient pas lâché les CRS sur les squatters, si les bâtiments restaient abandonnés comme chaque année en dehors de la saison des vacances, dans les salons ministériels on savait que la marée du millénaire était annoncée pour cet été. Les météorologistes étaient formels. La campagne électorale battait son plein dans la République d’En Haut. Le Royaume éclaté pansait ses plaies. Les abysses se préparaient à l’assaut.

Il fut donc décidé de ne plus poursuivre les évadés de Sangate. La nature se chargerait de faire le sale travail.

épilogue

Extrait du Journal le Soir, 18 avril 2014

« Les travaux de terrassement et de consolidation des rivages et digues de la côte flamande devaient faire obstacle à la marée millénaire. Ils furent interrompus au moment où les prévisions météorologiques imposèrent une évacuation d’urgence, priorité étant donnée au déplacement des populations. La mer a noyé sous des vagues hautes comme des immeubles tout le littoral de La Panne à Nieuport. Les opérations d’évacuation et l’absence de vacanciers en cette période ont permis d’éviter une catastrophe humanitaire. Seule émerge du Westhoek la villa Mieke Hill. Le gouvernement français, récemment élu, a exprimé sa fraternité solidaire à l’adresse de la future république flamande, dont on vient d’apprendre qu’elle souhaite interrompre les négociations portant sur la scission du Royaume. Le roi a convoqué en audience les présidents des partis séparatistes. »

« Sans nouvelles de l’écrivain William Dostkine, dont on savait l’engagement pour les causes humanitaires, il est à craindre qu’il ait été victime de la marée qui a inondé le littoral où il s’était retiré depuis plusieurs années, dans un bunker datant de la seconde guerre mondiale. »

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