Bérénice a toujours été du matin. Dès qu’elle ouvre un œil, elle s’étire avec une voluptueuse indécence. Elle se roule en boule, puis étend chacun de ses muscles dans un stretching de gymnaste olympique. Je ne résiste pas alors, elle le sait ma douce ! à aventurer des caresses qui la font se pâmer.
Nous avons notre rituel de tendresse gourmande dès le lever du jour. Une fois le petit déjeuner avalé, nous vaquons à nos occupations respectives, du moins lorsque nous ne voyageons pas. Chaque matin, je prends congé d’elle sur un dernier câlin et un « À tout à l’heure Bérénice ! » agrémentés d’un baiser sonore qui l’amuse comme un enfant. Certains jours, nous travaillons ensemble. Ce ne sont alors que prolongements de tendresse et de complicité qui font de nous le « couple le plus parfait et le plus mal assorti qui soit ». C’est du moins ainsi que nous qualifient goguenards, les collègues qui nous surprennent lors des dernières mises au point.
La maladie a frappé Bérénice au cours d’un de nos déplacements. Le voyage avait été plus long que d’habitude. Une panne avait immobilisé le véhicule en rase campagne. Je voyais bien que Bérénice essayait de cacher sa fatigue, mais je la connais trop bien : il me suffit de voir la manière dont elle se tient, dont elle me regarde, l’absence de cette bonne humeur qui est son trait de caractère dominant quelles que soient les circonstances. Ce matin-là, elle s’était levée sans joie. L’entrain et la jovialité qui lui étaient comme des marques de fabrique — et Dieu sait comme elles m’éreintaient certains matins où je n’avais pas la forme — avaient disparu. Elle restait allongée au lieu de bondir et s’agiter dans l’impatience du premier repas. C’est toujours moi qui le prépare, copieux, équilibré et goûteux. Dosage savant, digne du docteur Dukan ou d’autres diététiciens à la mode, de protéines, de vitamines et de fibres. Et comme on le lit dans tous les magazines, surtout à l’approche de l’été, le premier repas de la journée est le plus important ! À ne pas négliger, à ne pas « sauter » quelles que soient les bonnes raisons que l’on trouve toujours bon d’invoquer : je me suis levé trop tard, pas faim, je suis en retard.
Je conduisais en silence, contrairement à mon habitude de bavard impénitent. Nous avions été dépannés et nous avions repris la route. À midi, dans une ville inconnue, voyant que l’état de Bérénice ne s’améliorait pas — elle toussait, geignait, frissonnait, tremblait — nous nous arrêtâmes. Je me rendis à la pharmacie dont l’enseigne clignotait sur la Grand-Place, face à l’église. J’expliquai la situation à la pharmacienne qui parlait à peine le français, ou ne voulait pas faire l’effort de quitter son flamand local même si elle voyait mon stress. À force gestes et onomatopées mêlant l’anglais et le français et le peu de flamand que je connaissais, je la convainquis d’au moins venir se rendre compte par elle-même de l’état de Bérénice. Lorsqu’elle la vit, elle ne prit même pas la peine de dissimuler son inquiétude. Quel manque de psychologie ! Quel manque d’humanité ! Bérénice était presque inconsciente. J’essayai de lui faire avaler un peu d’eau qu’elle refusa.
La pharmacienne avait regagné précipitamment son officine, en m’invitant à la rejoindre. Elle griffonna l’adresse d’un médecin, le Docteur V., et me fit comprendre que je devais y conduire Bérénice au plus vite. Je ne sais ce qui d’avoir vu Bérénice ou de craindre que le docteur ne soit déjà parti pour sa tournée inspirait sa hâte de nous voir partir.
J’inscrivis l’adresse sur l’écran tactile du GPS. « No satellite found », clignota-t-il pendant d’interminables minutes. Enfin, il réagit et me proposa de choisir entre « points d’intérêt », « domicile », « nouvelle adresse » ou « changer les options ». J’aurais volontiers choisi « changer les options » pour revenir en arrière, revenir aux matins de tendresse et de câlins.
Bérénice souffrait le martyr en silence. J’inscrivis l’adresse, lettre à lettre. Je me trompai de numéro de rue sans doute : « numéro introuvable, aller n’importe où ? » Je tapai sur l’icône « oui ». N’importe où, du moment que Bérénice reçoive des soins ! Un plan de Belgique se déploya, sur lequel l’itinéraire qui allait me conduire au docteur V. s’inscrivit en rouge.
« Rouge sang », songé-je, lugubre.
Nous prîmes la direction indiquée pour aller vers le « n’importe où ». Heureusement une croix rouge signalait le cabinet médical. Je gravis les marches du perron en pierre bleue et sonnai à la porte de la maison. Un homme d’une trentaine d’années apparut sur le seuil. Il me regarda sans aménité. Son regard me traversa et se dirigea vers Bérénice qu’il pouvait apercevoir derrière moi, souffrante et pitoyable. Le regard revint vers moi. Je devinai sa colère. Avant qu’il ne l’exprime, je le suppliai :
« Au moins, venez la voir. Et dites-moi si c’est grave, docteur ! »
De l’index de sa main droite il désigna Bérénice, de l’index de la main gauche il désigna la plaque en cuivre où j’avais lu, sous son nom, les mots Algemeene geneeskunde. Avec des points d’exclamation scandant chaque syllabe il articula : « Docteur en Médecine. Mé-de-ci-ne. » Il enchaîna : « Niet vétérinaire ! » et me claqua la porte au nez.
Je redescendis les marches du perron, m’approchai de la roulotte. J’entrai dans la cage et me blottis dans la chaleur frémissante du fauve. À travers les barreaux, je voyais, sur la route menant au village, serpenter la caravane du cirque qui se dirigeait vers Saint-Idesbald où le chapiteau devait être dressé, face à la mer que Bérénice ne verrait jamais.