Miller, le décodeur

Alexandre Millon,

Il ne se passe pas de jours que nous menions à l’abattoir les plus purs de nos élans.
Henry Miller

Henry Miller demeure un des écrivains sur lesquels on se méprend le plus. Miller n’était pas qu’une fashion tendance, un effet de mode, c’était de l’action pure.

Tantôt rabelaisien, tantôt gourou pornographe, esclavagiste du sexe, peintre obnubilé par l’épure de la calligraphie chinoise, ou papillon de nuit par la pensée bouddhiste. Tantôt prophète visionnaire du « dérapage américain ». Longtemps après sa mort, les craintes de Miller envers son pays tombent pile. Les Américains, et leur puritanisme hypocrite. Les grands justiciers de la planète, les donneurs de leçon. Les plus grands pollueurs du monde, les pionniers des OGM. L’empire du fric à jolie façade. Le signe de croix d’un George W. Bush…

Mais ne tombons pas dans l’anti-américanisme primaire, puisque l’horreur est dans tout être humain, américain ou pas. Et puis, voilà qu’un sénateur démocrate devient le premier homme noir à gagner la Maison-Blanche. Cette élection du 44e président des États-Unis a été marquée par un niveau de participation sans précédent dans de nombreux États-clefs. Obama, l’avenir par sa jeunesse ? Par son charisme et par son discours qui redonne au citoyen l’espoir d’être reconnu à défaut d’être entendu ? Regardons avec bonheur les pays où cela est possible, où le progrès des idées se fait entendre ! aurait scandé Henry.

De son vivant, Miller fut victime de ses prédictions. Il dénonça la schizophrénie sexuelle de l’Amérique. Résultat : censure totale sur ses livres. Plus de gagne-pain, plus d’audience auprès du public. L’ironie, c’est qu’il fut réduit au silence, d’abord par les puritains bornés, ensuite par des (fausses) féministes se targuant de largeur d’esprit et de franchise sexuelle. Si c’est vers une plus grande réalité que nous nous tournons, c’est à une femme de nous montrer le chemin. L’hégémonie du mâle touche à sa fin. Il a perdu contact avec la terre, écrit Miller.

En fait, Miller prônait plus que tout autre l’équité entre les sexes, il revendiquait, tout simplement, la part de l’artiste dans le sexe.

Au fond, Miller fustigeait la fonction de plus en plus pervertie de l’art, dans une société de plus en plus tournée vers la propagande insidieuse, et le mercantile. Car notre société ne nous donne pas l’impression d’être de nature à bâillonner la liberté d’expression.

Ce que Miller proclamait, c’est que le mode d’expression allait changer, et avec lui la censure !

Car les armes de la communication sont aujourd’hui visuelles, manipulables à très grande échelle. Et c’est précisément par cette manipulation que s’exerce la censure actuelle. Notre accès au champ de l’information, et du divertissement, est l’objet de conditionnements si habiles qu’une très grande majorité d’entre nous n’y voient que du feu. Faute de décodeur.

Quant à moi, si je m’appelle Miller, par ma grand-mère paternelle, victime d’une rafle nazie en Ukraine en 1942, et suis amoureux de la Grèce, au point d’y consacrer une quinzaine de séjours, je vous recommande de lire ou relire Le Colosse de Maroussi. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas une ride (ou presque) ! Car c’est le roman de l’anti-matérialisme, de la pureté d’être, de la gratuité des rapports humains, bref des valeurs qui sont nettement en baisse. Henry Miller approche les cinquante ans quand il découvre la Grèce. La rencontre est un choc.

Vivre signifie être conscient, joyeusement, jusqu’à l’ébriété, écrit Miller.

Il y a le Miller d’avant et celui d’après son séjour en Grèce. C’est cette expérience qu’il raconte dans Le Colosse de Maroussi. Quelques années plus tôt, en 1930, le gosse de Brooklyn, fils de tailleur, a divorcé cette fois avec l’Amérique, pour vivre une bohème miséreuse dans un Paris avec une odeur d’alcool de sexe et de philosophie. En cet été 1939, Miller s’accorde une période « sabbatique ». Son ami Lawrence Durrell l’attend dans sa demeure à Corfou, mais, à part ça, pas de plan sur la comète. Miller a tout son temps. Henry rentrera dans un état de contemplation active. La Grèce de Miller est celle qui déhanche sa propre mythologie. Celle de l’amitié, personnifiée par la rencontre avec Katsimbalis, le héros principal.

Mais, ce livre-là était aussi et surtout, pour son époque, un mouvement hippie, la Beat Generation, un road movie filmé d’une main de maître. C’était un hymne à la vie, c’était ce qui porte, aujourd’hui, Obama au pouvoir.

N’oublions pas que seule la mauvaise foi présente une pensée linéaire, parce qu’elle est dirigée pour tromper l’autre. Je crois que Miller était sincère. Donc, complexe. Et dans le Colosse, il crée, il se crée, il n’engage que lui-même, et encore, une de ses facettes contradictoires.

Pour conclure, lisez ce que Miller écrit dans la dernière page du Colosse de Maroussi :

[…] Il se peut que la Grèce elle-même soit mêlée un jour à l’imbroglio général, comme nous sommes en passe de l’être, nous aussi ; mais je refuse catégoriquement de tomber à l’avenir, au-dessous de cette condition de citoyen du monde […]

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PS. Ce texte a été revu et corrigé par l’auteur, la version initiale a été publiée dans la revue Remue-Méninges (Charleroi).

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