Qui craint Dieu ne craint rien

Françoise Pirart,

 

Peut-être aurais-je dû intervenir avec plus de détermination, ne pas me laisser entraîner par les voix pernicieuses qui vous soufflent à l’oreille des conseils de sagesse et de prudence. Si j’avais agi avec le cœur en oubliant la raison, rien de ce qui suit ne serait arrivé. Je suis en colère contre moi-même. Il y a tout à regretter, mais les regrets sont vains.

Puis-je encore me rappeler le visage de ce jeune homme avant les événements ? Sans doute. Il n’était pas interchangeable, comme celui de certains élèves maghrébins qui avaient fréquenté l’établissement où j’enseignais et dont les traits se confondaient dans ma mémoire. Mais… suis-je bête ! Pourquoi le comparer à eux, alors qu’il était d’origine belge et que ses parents et grands-parents avaient toujours vécu dans le Borinage ? À présent, les images se mêlent : Maxime en train de fumer une cigarette avec une autre élève devant la porte de l’école, Mouslim, turban et barbe, sourire carnassier, kalachnikov brandie vers le ciel syrien.

…pas de larmes, ma mère ! pas de larmes car elles sont l’aveu des faibles…

Mes cours rassemblaient des élèves de toutes les nationalités. Ces adultes, pour la plupart assez jeunes, avaient des lacunes en grammaire, en orthographe et en vocabulaire. Presque tous avaient soif d’apprendre, parfois pour des motifs prosaïques de recherche d’emploi. L’ambiance était détendue, des amitiés naissaient. Samina l’Algérienne, Loubna la Tchétchène, Angelo le Portugais, Gregor le Roumain et d’autres encore échangeaient quelques mots dans les couloirs, j’entendais leurs rires, leurs intonations différentes, puis la musique d’un portable suivie d’une brève conversation avec un interlocuteur invisible, en arabe, en russe, en anglais… Deux élèves belges, qui avaient connu une scolarité chaotique, faisaient partie de notre groupe. Maxime était l’un d’eux.

Aucun sujet n’était tabou. « Ici, nous sommes libres de parler de tout ! », s’était un jour écriée une participante avec une fierté joyeuse, comme si elle découvrait pour la première fois, à plus de trente ans, le plaisir de partager ses idées. Ses compagnons paraissaient heureux d’être ensemble, tout était serein, je me sentais bien parmi eux.

…Allah que je rejoindrai bientôt avec mes frères de combat… pour la protection de nos femmes… et j’ai hâte de me battre !

Maxime était taiseux. Jeune homme réservé au visage souriant, il intervenait peu, sinon pour poser des questions assez pointues sur l’utilisation d’un terme et même son étymologie. Il était doux, très poli, presque galant lorsqu’il s’effaçait sur mon passage. Il s’était lié d’amitié – d’amour ? – avec Sofia, une Espagnole. Je les voyais parfois ensemble dans les rues.

Un matin, j’écrivis ces mots au tableau : Qui craint Dieu ne craint rien.

Ce n’était pas une provocation. Je voulais seulement inciter les élèves à trouver seuls les deux significations de cette phrase. Et ensuite, par la même occasion, étudier la conjugaison du verbe « craindre ». J’étais consciente que ma proposition allait au-delà de l’enseignement de la langue française. Mais ils étaient assez armés pour la réflexion, pour l’ouverture vers l’autre, et ils se respectaient et me respectaient.

Qui craint Dieu ne craint rien… Dans un premier sens, une phrase banale pour n’importe quel croyant. Par contre, dans le second ! Une équation simple et définitive : Dieu est égal à Rien.

…la charia pour seule et unique loi… Je vais mourir en pays inconnu…

Il y eut des réactions intéressantes ce matin-là. Mais je me tenais sur mes gardes. Parviendrais-je à rester neutre ? À taire mes convictions laïques face à quelqu’un comme Fatmah qui affirmait prier six fois par jour, se rendre quotidiennement à la mosquée, et qui jetait des regards réprobateurs sur les élèves musulmanes non voilées ? Maxime fixait le tableau. Il semblait ailleurs.

… et mon frère de cœur Khalid Al-Faransi – Khalid le Français – a tué son premier soldat à Alep, dans le nord-ouest du pays. Il est fier et je suis fier de lui ! Il écrit : quand on ne combat pas, on nettoie nos armes et on lit le Coran, les nuits sont froides ici en Syrie, mais mon cœur brûle du désir d’écraser l’ennemi…

Au fil du temps, il changea. Un jour, je l’entendis parler arabe avec un autre élève. « J’apprends », fit-il. Je le complimentai, il était vraiment volontaire. Des mois auparavant, il avait dit qu’il jouait de la batterie. Je lui demandai s’il comptait faire partie d’un groupe. Son visage se ferma, il baissa les yeux et marmonna, de sa voix grave et douce, au timbre si particulier. Je crus entendre « La musique, c’est mal. », mais je n’en fus pas certaine. Sofia, l’élève espagnole, me confia qu’il l’évitait désormais.

…pas de pitié pour l’ennemi, œil pour œil dent pour dent… Allah m’appelle… nous imposerons sa loi par les armes au péril de nos vies !

…plus d’alcool, plus de sorties en boîte, plus de plaisirs inutiles… je vais racheter mes pêchés et mourir en héros, une ceinture d’explosifs à la taille… Khalid me dira…

Mon groupe comptait une quinzaine d’élèves. Leurs aspirations et leurs goûts ne m’étaient pas inconnus : le football, la cuisine, les oiseaux – un passionné de perruches –, les films d’action… Mais bien souvent, leurs loisirs se restreignaient aux jeux télévisés.

…ils ont brûlé les livres et les instruments de musique… un grand feu sacré, le feu d’Allah… et tous les infidèles brûleront aussi en Enfer s’ils ne rachètent pas leurs péchés… seule la prière peut nous sauver… C’est ce que dit Khalid Al-Faransi et il a tout appris là-bas, tout ce qu’on ignore ici en Belgique…

Le jeudi 8 janvier, je décidai de ne pas faire allusion à l’attentat meurtrier commis la veille contre Charlie Hebdo. Si les élèves en parlaient spontanément, je n’éviterais pas le sujet et observerais leurs réactions. Il n’y en eut aucune. Maxime était absent. Il ne revint que la semaine suivante. En entrant en classe, il chercha à s’installer à l’écart. Quand je lui reprochai après le cours de n’avoir donné aucun motif écrit pour ses absences, il me regarda sans me voir, comme si j’étais transparente.

Pour entretenir le vocabulaire déjà acquis, je les faisais parler, raconter leurs week-ends, leurs soirées. Il y avait toujours des points précis à améliorer : les phrases étaient parfois boiteuses, les temps grammaticaux mal employés, des mots manquaient ou étaient incompris. Rien de tout cela chez Maxime. Évidemment, puisqu’il était belge ! Pendant que les autres baragouinaient, lui s’ennuyait. Il avait déjà accompli de grands progrès en orthographe, mais semblait régresser. Je devrais lui conseiller un autre établissement, il perdait son temps avec nous. D’ailleurs il paraissait de plus en plus rêveur, inattentif. Ses yeux clairs s’égaraient dans le vide. Ses cheveux blond-roux étaient cachés par un bonnet, sa barbe qui avait poussé brun foncé, lui donnait vingt ans de plus, la quarantaine. Il eut de nouvelles absences, parfois longues, mais la secrétaire ne s’en formalisait pas, et moi je me disais : il est majeur et responsable, tant pis pour lui. Je savais qu’il habitait seul, dans un logement social.

Un jour, sans raison, lui qui était si discret, s’emporta contre les informations que nous livraient les journalistes, qu’il traita de menteurs. Sa colère était profonde. Je crus que, comme tant d’autres jeunes défavorisés de la région boraine où était situé l’établissement, il était fâché et frustré du manque de perspectives d’avenir. En réalité, je n’avais rien compris.

…on nous raconte n’importe quoi… mais il n’y a pas de terroristes… il n’y a que des croyants qui ont pris conscience de la volonté d’Allah…

… Allah que je respecte et vénère jusqu’à ma mort…

…Khalid écrit sur Facebook qu’un de ses amis a été tué par un sniper… celui-là était belge comme moi et est mort dans ses bras… si je tombe au combat, je rejoindrai les martyrs, mes frères du djihad… ce n’est pas difficile de se fabriquer une ceinture d’explosifs…

C’est en avril que Sofia vint me trouver après le cours. Elle pleurait. Maxime refusait tout contact avec elle, il l’avait rayée de sa vie, selon ses propres termes. D’ailleurs, il ne voulait plus parler aux femmes.

Il disparut.

Dans cet établissement, les enseignants avaient l’habitude de départs et d’arrivées en cours d’année scolaire. Certains élèves trouvaient un emploi, d’autres retournaient dans leurs pays d’origine, d’autres encore abandonnaient leur formation. Nous nous adaptions tant bien que mal aux fluctuations imprévisibles d’un public fragilisé. Mais l’absence de Maxime, qui semblait définitive, me laissa un goût amer. M’étais-je trop attachée à lui ? Deux ans plus tôt, j’avais aussi éprouvé une déception quand un certain Souliman nous avait quittés. C’était une leçon pour moi, il ne fallait plus que je prenne les choses trop à cœur.

Et un soir, je crus l’apercevoir au détour d’une rue. Il marchait vite. Dans un élan, je me lançai à sa poursuite. La pluie tombait dru, je portais un chapeau et une veste neuve, il ne pourrait me reconnaître si je conservais une distance respectable. C’était impulsif, irréfléchi, cela n’avait aucun sens. Même s’il s’était retourné et approché de moi, qu’aurais­-je pu lui dire ? Il bifurqua vers des ruelles que je connaissais mal, je ne le lâchais pas des yeux, peu importe ce qui arriverait, je m’essoufflais et sentais les battements accélérés de mon cœur. J’imaginais sa surprise, sa question – « Ah, c’est vous ? » –, il n’était jamais parvenu à me tutoyer comme le faisaient d’autres élèves. Et mes mots, mes pauvres mots : « Tu as changé, Maxime… Que se passe-t-il ? » Il hausserait les épaules. Et ensuite ? Oserais-je lui dire : « Je suis inquiète pour toi » sans passer pour une mère-poule ou une folle ? J’avais déjà subi l’abandon, les abandons – ruptures, pertes, décès – et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une gifle ou à l’annonce d’un grand chagrin m’effaraient. Il aurait la réponse facile, Maxime ! « Ma vie privée ne vous regarde pas, point final. » La nuit tombait, rideau sombre troué par les phares des voitures, les éclairages publics, les enseignes lumineuses. Depuis combien de temps suivais-je Maxime ? Pourquoi m’obstiner ? Il n’y avait plus rien à faire là, c’est ce que me disait ma raison. Je rentrai chez moi à pas lents, désorientée, épuisée comme après un marathon.

Six mois plus tard, le visage de Maxime m’apparut au journal télévisé. Des images vidéo le montraient en djellaba, le front ceint d’un turban. Le sourire victorieux, il posait avec deux hommes devant un char. Sous ses paupières mi-closes à cause du soleil de face, on devinait un regard extatique. Les kalachnikovs étaient brandies vers le ciel syrien. Malgré la mise en scène fanatique, je reconnus tout de suite les traits de mon élève. La bande-son était de piètre qualité, une traduction en français passait en bandeau en dessous des images. On entendit Maxime dire quelques mots en arabe, de sa voix grave si particulière, avec un accent approximatif qui évoquait plutôt celui du Borinage. En d’autres temps, c’eût été truculent. Le journaliste prononçait des mots que jamais je n’aurais voulu entendre. Maxime était parti en Syrie pour rejoindre d’autres jeunes convertis, comme son ami Khalid le Français. Une métamorphose aussi tragique qu’inéluctable. À sa famille, il avait laissé un cahier dans lequel il exprimait ses espoirs, ses certitudes et sa foi en l’éternité. L’écriture était appliquée, l’orthographe presque irréprochable. Sur la dernière page, on pouvait lire :

Ne m’appelez plus jamais Maxime.
Mouslim est mon seul nom.
Allahou Akbar

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