Lisa, pourquoi reviens-tu ?

L’e-mail de confirmation transmis par Lisa s’affiche sur l’écran, entre deux fenêtres de code défilant à vive allure. Pendant qu’une moitié de son cerveau observe les sauts d’exécution du logiciel en mode de débogage, l’autre moitié médite le sens du message et fait silence.

L’homme dans la force de l’âge, portant lunettes, cheveux en papillotes et kippa, retire ses lunettes, s’enfonce dans son fauteuil qui bascule en arrière, pivote sur son axe et détournant ses yeux de la console, se projette de l’autre côté de la fenêtre d’un pavillon de banlieue. Pendant qu’il nettoie lentement ses verres ronds à l’aide d’un chiffon en peau de chamois qu’il retire délicatement d’une poche de son gilet, il observe la boîte aux lettres métallique fichée devant sa pelouse, au bout d’un bâton qui grince lorsque le vent s’agite.

Un peu de poussière se soulève de la route et retombe mollement. Il fait sec, les brindilles d’herbe ramassées en touffes roulent entre les voitures garées chacune devant leur pavillon. La lutte du désert et de la ville recommence chaque jour. Avec le temps, le désert finira par l’emporter pense-t-il, il n’y a plus assez d’eau pour subvenir aux besoins des grandes agglomérations urbaines du sud-ouest américain, elles se sont développées trop vite et l’eau du Colorado ne suffit plus ; déjà le niveau du lac Powell est à son plus bas depuis vingt ans, une large bande blanche dessine ses conteurs dans la roche rose des canyons où l’eau s’est retirée. Cela n’arriverait pas en Judée-Samarie, là-bas les gens font attention à ce qu’ils consomment, même le désert du Néguev ne l’emportera pas, comme ici le grand désert qui grandit après chacun de ses retours. Lorsqu’il est revenu d’Israël la dernière fois, après une absence de dix-huit mois, il fut étonné de la vitesse à laquelle l’eau du lac avait baissé et des traces de sécheresse, de plus en plus visibles dans les pavillons de cette banlieue pourtant cossue de Phoenix. Scottsdale devient chaque jour un peu plus jaune. Pendant l’été l’eau est sévèrement rationnée, plus moyen d’entretenir une pelouse verte comme en Nouvelle-Angleterre, sans parler des terrains de golf à l’abandon. Les gens d’ici ne seront jamais comme les kibboutzim ou les colons dans les territoires, ils veulent tout et tout de suite. Le désert reviendra et ils reprendront la route en longues caravanes à travers des cités fantômes, comme jadis, pour aller vers l’océan. Après, plus rien.

Lisa, pourquoi reviens-tu ? Amos lit une fois de plus le courrier électronique envoyé depuis Paris. Ainsi donc, tu arrives dans deux jours. Il lui répond rapidement qu’il l’accueillera chez son oncle à Phoenix, ensuite ils partiront pour le Nouveau-Mexique et les endroits qu’elle aime tant pour y avoir passé de belles années dans sa jeunesse, ils passeront aussi par la ville où il a trouvé du travail, Los Alamos, où il projette de s’installer. Pour l’instant c’est du provisoire, il y a une chambre pour toi chez mon oncle ; après, nous nous arrangerons.

Il se rappelle bien la jeune Elisabeth Goldberg, lors de son passage par le kibboutz de Kfar Masaryk. C’était il y a bien longtemps. C’était une effrontée. Elle était en révolte contre tout, elle n’avait pas demandé d’être envoyée aux travaux des champs, rechignait à participer à la vie de la communauté ; de plus, elle parlait assez mal l’hébreu. Il est vrai que lui-même n’était pas un exemple de vertu civique, mais avec Lisa il défendait les principes et la judéité pendant qu’elle s’énervait en citant Freud et Marcuse. Ils s’étaient rapidement trouvé d’autres points communs, Lisa avait la peau si douce et des dents si blanches, elle aimait mes cheveux noirs bouclés et mon air sérieux se souvient-il, en regardant le ciel.

Mais pourquoi revenir ? C’est insensé, se dit Amos, elle a retrouvé ma trace, elle m’écrit qu’elle n’a pas arrêté de penser à moi depuis deux ans, qu’elle est en train de se fourvoyer, elle veut me voir, me parler, juste me voir prétend-elle, comprendre peut-être pourquoi des choses reviennent après une si longue absence. Quelles choses ? Mais elle a changé se dit-il et moi aussi, beaucoup, sans doute plus qu’elle ne l’imagine. Comment va-t-elle réagir ? Tant pis. Ce sera cher payé, venir de si loin me faire la conversation. Nous pourrions nous écrire de temps à autre, mais elle a déjà suivi son impulsion et lui annonce qu’elle a acheté un billet d’avion, avec la date de retour ouverte précise-t-elle. Comme à l’époque se rappelle-t-il : c’est elle qui avait fait les premiers pas. Que fait-elle maintenant dans la vie ? L’anthropologie, cela ne m’étonne pas ; est-elle fiancée à quelqu’un ? Elle n’a pas répondu à ma question.

Amos referme sa boîte e-mail. Il sera toujours temps d’aborder ces questions avec Lisa en face-à-face. Je me demande comment je réagirai. Est-ce que je vais la trouver aussi attirante ? De quoi me donnera-t-elle envie, comment va-t-elle m’inspirer ? Prie-t-elle ?

Le programme en mode de débogage s’est arrêté de tourner et livre ses résultats dans des fichiers qu’il s’empresse d’analyser. « C’est bien » dit-il tout haut, c’est très bien, nous disposons maintenant d’une bien meilleure version. Nos ennemis n’ont qu’à bien se tenir.

 

Ce fut une étrange relation. Elle débarqua un peu avant minuit à l’aéroport d’Albuquerque par le vol Continental en provenance de New York.

Je suis vannée, ce fut la première chose qu’elle lui dit, la correspondance a eu beaucoup de retard, je suis sur pied depuis vingt-quatre heures, je me sens fripée. Avec quelques secondes de décalage elle lui sourit et comprit qu’il était là, devant elle, après une absence de vingt ans. C’est gentil à toi d’être venu m’accueillir, tu n’aurais pas dû, c’est loin Phoenix. Pas aussi loin qu’Amsterdam ou Paris, lui dit-il, aussitôt fasciné par ses yeux verts, comme jadis. Il remarqua à peine un grand corps fatigué habillé d’une veste et pantalon en jean, ses longs cheveux auburn en désordre, la pose à moitié cassée, les épaules alourdies par un grand sac de voyage orange en bandoulière. Laisse-moi t’aider dit-il, détournant le regard. Où allons-nous ? Je voudrais prendre une douche et coucher rapidement. Ne t’inquiète pas, j’ai tout prévu quand j’ai vu le retard de ton deuxième avion sur Internet, j’ai loué deux chambres dans un bon hôtel pas loin d’ici. Tu es un ange Amos. Je suis contente de te revoir.

Leurs retrouvailles avaient plutôt bien commencé. Quelques heures plus tard, dans la salle de restaurant du MCM, Amos attendait tranquillement Lisa, achevant la lecture du USA Today. Quelles sont les nouvelles demanda-t-elle, en plongeant avec voracité un gros morceau d’omelette aux piments en bouche. C’est jour bissextile, c’est ça la nouvelle dit-il avec humour en lui montrant la page de titre et la date. Elle, pointant du doigt un article : « Iran further complicates relations between Obama, Netanyahu », l’interrogea du regard. Ce n’est pas plus important ? demanda-t-elle après avoir avalé une rasade de café. Tu fais toujours de la politique, Lisa, comme à l’époque du kibboutz ? Non, c’est passé tout ça, mais toi, comment vis-tu cette situation, tu es devenu tout à fait juif, non ? Elle l’avait dit comme une évidence en bougeant le menton vers le haut et rajoutant : depuis quand es-tu devenu un hassid ? Cela ne te ressemblait pas beaucoup à l’époque. C’est la vie Lisa, c’est la vie qui m’a changé, se contenta-t-il de répondre platement. Mais ne crois pas tout ce qu’on raconte sur nous. Pour ma part je ne refuse pas la modernité, j’ai un travail dans la haute technologie tu sais. Elle n’insista pas à ce moment-là, mais il y eut d’autres moments pendant son séjour où il y eut plus d’un accroc sur la question de leur rapport mutuel, complexe pour chacun d’eux, au judaïsme. Et puis, quelle ne fut pas sa surprise à lui, lorsqu’il découvrit ce qui lui était arrivé. Mais toi, tu es devenue une… une… Il n’arrivait pas à dire le mot. Une quoi ? Un goy dit-elle, une « apostate » ? Elle rit. Tu vas me lapider, me jeter aux chiens, m’enterrer vivante dans le désert ? Je suis un monstre Amos ? Pense à tous les juifs convertis au christianisme. « Israël Afilou Che-khatà Israël Hou » répondit-il. Tu n’es pas goy, c’est absurde, tu restes juive au-dedans de toi Lisa, tu as simplement changé de pièce dans la maison commune. « Israël même s’il a transgressé, reste Israël », reprit Lisa. Tu vois, au moins je n’ai pas oublié l’hébreu.

Le reste du temps fut magnifique. Ils visitèrent la forêt pétrifiée et prirent ensuite la route vers Phoenix. Lisa tu es dans l’Ouest, tout est beaucoup plus grand ici. C’est un pays fait pour inspirer la pensée de Dieu. Pendant le trajet, il ressentait le trouble que la présence de Lisa provoquait en lui, une sensualité printanière émanait d’elle comme un bouquet de fleurs sauvages, son parfum soufflait sur les cendres d’une sexualité primitive qui s’était révélée pendant l’été du kibboutz qui l’avait transformé de l’intérieur, comme les grands troncs d’arbre de la fin du triasique qui jonchaient le lit des anciens fleuves asséchés où la lave des volcans s’était déposée et avait enrobé leurs restes, enrichis et enfouis sous la couche des sédiments. La pétrification lente avait transformé l’intérieur des arbres en un réseau de cristaux de quartz qui avaient remplacé la matière organique par la silice extraite des cendres volcaniques sous l’action dissolvante de l’eau du fleuve. Amos se demandait s’il ne s’était pas lui aussi pétrifié lentement après le passage de Lisa. Il était devenu un homme pieux et un savant respecté par sa communauté. Mais il n’était pas totalement pétrifié se dit-il, pas encore. Qu’allait-il faire pendant tout ce séjour avec elle avec ses côtés, son rire et son corps, ses éclats de voix comme une sonorité de basse qui le frappait dans le ventre. Tu verras, ces arbres fossilisés sont très intéressants, les vestiges d’un processus naturel étalé sur des temps inimaginables. Juste à côté du parc aux arbres pétrifiés il y a le désert peint, des couches de couleurs, des bleus, du rouge, des jaunes à profusion et du blanc encore et du noir, et le magenta, et tout cela vibre à certaines heures de la journée dans le paysage torturé des badlands. Amos, tu me fais rire. Les cheveux de Lisa flottaient devant son visage, la voiture roulait dans le désert, vitres grandes ouvertes, ils étaient seuls sur la route, Amos se sentait heureux comme il ne l’avait plus été depuis longtemps, tout le passé oublié.

Lisa, pourquoi es-tu revenue ?

Tard le soir ils arrivèrent dans la riche banlieue de Phoenix. Lisa s’était endormie pendant la fin du trajet. Amos aurait eu envie de la prendre dans ses bras et l’emmener dans sa chambre, la déshabiller, caresser ses cheveux, sa peau, veiller sur elle pendant son sommeil. Elle se réveilla comme il garait la voiture dans l’allée de la résidence de son oncle. Il y a une belle chambre pour toi lui dit-il, avec salle de bains privée, tout le nécessaire, repose-toi aussi longtemps que tu le voudras Lisa. Où est ton oncle demanda-t-elle ? En voyage, la maison est à nous. Tu es chez toi en quelque sorte. Amos, tu es un ange. Le dernier mot disparut dans un grand bâillement.

Toutefois, dès le lendemain elle lui dit pendant le repas : tu sais je suis une femme mariée, je ne suis pas revenue vers un ancien petit ami, mais vers un ami. Je ne comprends toujours pas ce que tu fais ici lui répondit-il. Elle se lança dans une grande explication d’où il capta quelques bribes, un mariage à l’improviste, peu d’affinités avec mon mari sauf au lit, ce qu’elle dit comme allant de soi, la recherche pour ma thèse à l’arrêt, besoin de me ressourcer, ici. Il y avait bien d’autres choses sans doute qu’il ne comprit pas, mais il avait reçu un coup de poing à l’estomac. Lisa mariée, adieu ses rêveries peu talmudiques ! Il réagit par un « Al ta’atzben otti ! » bien sonore. Holà ! Amos mon ami que dis-tu là, je ne comprends pas ton hébreu fleuri ! Ils rirent tous les deux. Merde Lisa, toi mariée, j’accuse le coup tu vois bien. Adieu espérances persifla-t-elle tout en se rapprochant de lui et l’entourant de ses bras. Comme ça, dit-elle, en toute chasteté, d’accord ? D’accord berakha, soit bénie.

Ce fut l’acte physique le plus rapproché qu’ils se soient permis, mais à d’autres instants, un sourire, un regard, une manière de se balancer pouvaient suggérer autre chose. Il luttait contre le désir, priait plus ardemment, marmonnait entre ses dents. Lisa semblait indifférente.

Ils s’installèrent dans une sorte de routine pendant une dizaine de jours. Lisa partait tôt le matin rejoindre en bus le campus principal de la Phoenix University établi non loin de Scottsdale. Elle n’aimait pas l’ambiance de cet établissement qui tenait plus d’un conglomérat de services ou d’une banque d’affaire que d’une école. Ce qui était le cas, en quelque sorte, puisque l’université affichait sans complexe son but d’entreprise commerciale, ayant été achetée par un fonds d’investissement, le groupe Apollo. Lisa n’avait rien trouvé de mieux à faire ces quelques jours que de s’inscrire à un séminaire intensif d’anthropologie urbaine donné par Mike Davies. Elle en faisait de longs commentaires le soir, mais Amos écoutait distraitement ses explications sur les différences entre banlieues suburbaines et exurbaines, les parallèles entre le cloisonnement des riches dans des quartiers protégés ou l’explosion de l’industrie pénitentiaire, c’était la marque sûre, dans l’espace même de nos lieux de vie, d’une lente dégradation de l’intérêt commun, du sens public. Le peuple avait disparu, il n’y avait que des tribus. Tout cela l’intéressait peu mais lui rappelait avec plaisir sa Lisa rebelle et gauchiste du kibboutz. « Sa Lisa » vivait dans un monde dont il essayait de comprendre l’ordre, il devait bien y en avoir un en dépit du chaos apparent de sa personnalité et de son existence : née juive, convertie au catholicisme, étudiant les cultures exotiques, militante. Lisa est libre se dit-il, c’est pour cela que tout semble merveilleusement tenir d’une pièce dans ce beau corps. Et moi, suis-je libre ? Mais sur les raisons de sa présence avec lui, rien. Amos ne posait pas de question concernant sa vie privée en Europe. Alors, il la relançait sur des sujets d’étude. Tu avais commencé une recherche ici, qu’est-il arrivé ? Pourquoi es-tu bloquée maintenant ? Oui dit-elle, j’étudiais ce qui avait pu arriver aux ancêtres des Pueblos, la civilisation disparue des Anasazis, les « Anciens ». Il en reste des vestiges archéologiques étonnants, c’est vrai, à Mesa Verde ou dans le canyon de Chelly, souhaites-tu que je t’y emmène ? Peut-être plus tard Amos, je ne sais pas, ce peuple a disparu brutalement, la ville de Mesa Verde a été abandonnée semble-t-il du jour au lendemain, les maisons et le mobilier sont restés intacts, on a trouvé des restes de nourriture dans les plats, mais les savants ne s’accordent pas sur les causes : une sécheresse, une révolution sociale ou politique ? Cela reste une énigme et pour te dire les choses franchement, cela ne me dit plus rien. J’ai compris que les morts ne m’intéressaient pas, ce sont les vivants vers lesquels je voulais tourner ma soif de comprendre, en particulier vers leurs descendants, les Hopis ou les fiers Navajos. Savais-tu que dans la langue des Navajos, ceux-ci se désignent du nom de Peuple, « Dinè », dont le sens premier serait « enfants de Dieu » ? Qui es-tu ? Je suis le Peuple, voilà ce qui m’intriguait et continue à me creuser la cervelle dans mes bons jours. Pour aller plus loin dans ma recherche j’aurais dû apprendre leur langue, mais je suis une grande paresseuse. Alors je piétine. N’empêche : comment devient-on Peuple ? Si chaque être humain dans sa langue disait : je suis le Peuple, qu’arriverait-il ? C’est une étrange question marmonna Amos dans sa barbe, je ne me suis jamais dit cela… chacun d’entre nous… le Peuple ? Mais ne sommes-nous pas déjà le peuple élu ? Ils partirent d’un grand éclat de rire.

 

Les jours passèrent dans cette relative tranquillité. Le moment d’une décision de retour se rapprochait. Je dois maintenant rejoindre l’équipe du laboratoire dit-il à Lisa après qu’elle eut terminé son séminaire, ma période de congé se termine. Voudrais-tu m’accompagner jusque-là ? Tu pourrais visiter les pueblos de Taos ou autre chose en route. Ils prirent la route pour le Nouveau-Mexique en prenant la boucle du sud de l’état, via Tucson, White Sands et Alamogordo avant de remonter vers Los Alamos.

Vers la fin du périple elle dit : je voudrais qu’on s’arrête à « T or C ». Tu rigoles, qu’est-ce que tu veux faire à Truth or Consequences ? C’est un peu tôt pour la parade en l’honneur du célèbre radio show, non, demanda-t-il avec ironie ? Justement, c’est parce qu’il n’y a rien d’intéressant là-bas que je veux m’y rendre et réfléchir un peu. Nous prendrons un motel quelconque, nous mangerons des tacos, tu me parleras de ton boulot, je boirai quelques bières tièdes et puis j’écrirai enfin à mon mari.

Pour mon job, ce sera un peu difficile Lisa. Oui, tu me l’as déjà dit, « classifié », tu travailles pour l’armée, ça, je m’en doute, sur des grosses simulations numériques d’explosions thermonucléaires. Le laboratoire a beaucoup changé depuis l’époque du projet Manhattan, tu sais. Nous travaillons aussi pour le secteur de la santé : par exemple, l’imagerie médicale ou la sécurité contre les épidémies, cela t’étonne non ? Pour ce qui est de mon travail, oui, on peut le résumer à concevoir des programmes informatiques très compliqués qui reproduisent les conditions des explosions d’armes nucléaires, parce qu’heureusement il est interdit de les faire détonner à l’air libre. Et ça te passionne ? Il y a toutes les applications civiles qui en découlent aussi, tout système chaotique complexe comme la dynamique d’un ouragan peut être modélisé avec les mêmes équations que nous utilisons, ce qui change c’est la vitesse à laquelle on peut faire des calculs, cela s’appelle de l’optimisation et implique des millions, voire des dizaines de millions de longs chemins de calculs qu’il faut faire pour déterminer l’état moyen d’un système non-linéaire. Je ne comprends rien à ce que tu dis, tu me fais penser à mon mari. Mais ça pourrait mieux prévoir la route des tempêtes, des ouragans ? Oui et si Dieu le veut, nos ordinateurs finiront par y arriver répondit Amos, on finira par prévenir les tsunamis, les tremblements de terre, les épidémies, les guerres… Les guerres, dit Lisa…

Ils en étaient restés là, Lisa boudait un peu dans la voiture pendant la fin du trajet vers Truth or Consequences. On y est lui dit-il : un grand panneau à l’entrée de l’agglomération sur la rue principale annonçait fièrement qu’ici une ville avait changé son nom en 1950 pour avoir l’honneur d’accueillir chaque année un présentateur célèbre de la chaîne NBC à la radio qui animait un quiz au titre « Truth or Consequences ». Les habitants du Nouveau Mexique avaient raccourci en « T or C ».

Amos n’avait jamais eu l’intention de dire à Lisa quelle était la nature réelle de son travail. Après tout, prétendre qu’il travaillait sur des bombes atomiques, même pour en faire des simulations, agissait suffisamment comme un leurre chez la plupart des gens pour qu’ils n’aient pas envie de poursuivre la conversation. Non, son travail consistait à empêcher les autres d’acquérir la bombe atomique ou d’une manière générale à les empêcher d’atteindre le seuil technologique au-delà duquel ils finiraient par représenter une menace vitale pour Israël. Depuis plusieurs années Amos améliorait le code du programme informatique connu sous le nom de Stuxnet dans la grande presse. Il en avait terminé une nouvelle version, très prometteuse. Encore fallait-il la tester quelque part. Rien ne vaut un test grandeur nature. Que se passe-t-il d’important dans le monde en ce moment ?

Lisa s’était retirée dans sa chambre. Elle était en colère contre lui. Qu’ai-je fait ? Ou que n’ai-je pas fait ? Elle est venue, elle repart, que s’est-il passé ? Pourquoi m’a-t-elle choisie ? Peut-on rembobiner la bande d’une existence, l’effacer et recommencer ?

Amos décida que le moment du test était venu. La connexion au réseau était suffisante pour ce qu’il avait à faire. Il ouvrit son MacBook, lança un programme, le fit défiler jusqu’à l’ouverture d’une fenêtre d’exécution et, sans remords, sans regret, l’expert en guerre informatique appuya sur la touche Return du clavier, déclenchant par ce simple geste la mise à feu d’un missile balistique intercontinental virtuel qui emportait comme charge utile une arme logicielle redoutable faite de dizaines de tête indépendantes. À l’intérieur des têtes de ce vecteur plus puissant qu’un ICBM mais qui n’existait que comme suite de 0 et de 1, le code super-enroulé d’un immense ver des sables attendait de se déployer lorsque chaque tête aurait atteint sa cible.

 

Il est seul à rouler vers Los Alamos à présent que Lisa est partie pour l’Europe. Leurs adieux furent brefs, Lisa pleurait, elle l’embrassa sur la bouche.

Les montagnes du Sangre de Cristo dans le Nouveau-Mexique se découpent au loin dans le désert où la décapotable roule rapidement, quelque part entre Taos et Santa Fe. De rares véhicules circulent sur la route à perte de vue. La lumière de l’après-midi éclaire le paysage de roches anciennes, jaunâtres, d’un éclat dur, vitrifié. Il n’y a rien à part de rares cactus. Le véhicule ralenti à l’approche des bulles et des bâtisses enfouies dans le sable de la communauté Earth Ship que l’on distingue de part et d’autre de la route. « Vaisseau-Terre ! » proclament les panneaux publicitaires de la communauté écolo New Age qui s’est établie ici depuis l’époque de la contre-culture.

La voiture du shérif de Taos croise la décapotable, lance un appel de phares et s’arrête. Le shérif abaisse la vitre de son SUV blanc, et allume une cigarette. Amos s’est arrêté, puis fait marche arrière pour se positionner en face de la patrouille de police. Amos est face au soleil, il met une paire de lunettes teintées. Lui et le shérif se regardent sans un mot. Le shérif est un Indien navajo avec de longs cheveux noués en une queue-de-cheval. Il fait signe à Amos de quitter son véhicule et de le rejoindre. Amos traverse la route, il est habillé d’une chemise blanche flottante par-dessus un pantalon kaki, il porte des bottines militaires. Le shérif l’observe se diriger tranquillement à sa rencontre.

« Vous venez de l’Arizona » dit-il. Il a observé la plaque de voiture et reconnu le dégradé de couleurs bleu gris et orangé avec le cactus stylisé du Grand Canyon State. « De Scottsdale, Phoenix » répond Amos qui se tient nonchalamment appuyé sur le rétroviseur de la voiture du shérif. « Il y a un problème ?

— Vous passez dans le coin ? ». Le shérif lâche la fumée de cigarette sur le côté. Il a eu la petite vérole dans le temps, son visage est plein de crevasses. « Ce n’est pas la peine de répondre, c’est un pays libre ici », dit-il avec une légère ironie en regardant Amos dans les yeux. Celui-ci se redresse et se tient droit à côté du shérif. « Je connais bien la petite communauté Hassidique établie près de Los Alamos reprend-il. Et vous, vous les connaissez ?

— J’ai de la famille dans l’Arizona mais je viens de Brooklyn. Je ne connais pas encore grand monde ici. » Le shérif jette le mégot de sa cigarette, « Bienvenue au Nouveau-Mexique, dit-il en refermant la vitre, faites bonne route ».

Amos s’éloigne dans le désert.

 

Elohîms créait les ciels et la terre,

La terre était tohu-et-bohu,

Une ténèbre sur les faces de l’abîme,

Mais le souffle d’Elohîms planait sur la face des eaux.

 

Le vent emporte les paroles d’Amos vers le grand rien ouvert de l’autre côté de la route. Il retourne à son véhicule garé en face de la maison à moitié enfouie dans le sable, formée de ronds de bouteilles de verres et de ciment. Les paroles banales qu’il a échangées avec le policier navajo le mettent mal à l’aise. Se pourrait-il qu’il ait été suivi, qu’il soit surveillé ? Le lien avec la communauté hassidique qu’il a établi avec lui est-il purement fortuit ?

Il roule moins vite à présent et surveille l’arrière de la route dans le rétroviseur, parfois une voiture le dépasse mais dans l’ensemble il n’y a presque personne d’autre que lui à circuler dans ces vastes étendues.

Arrivé à son bureau de Los Alamos, il a le temps de vérifier que les charges du missile à têtes multiples se sont effectivement déployées au-dessus de leur objectif. Pareil au code génétique d’un rétrovirus qui infecte la cellule hôte sans la tuer mais détourne subtilement ses fonctions habituelles, le code du virus, ou plutôt du ver, déroule sa double hélice dans les entrailles des ordinateurs ennemis qu’il a contaminé et ayant pris place, depuis l’intérieur du programme infecté commence à rechercher tout ce qui de près ou de loin concerne le contrôle de satellites de télécommunication.

Amos retrouve ensuite d’anciens coreligionnaires et geeks de Brooklyn et de Tel-Aviv. Ceux qui habitaient New York ont quitté la ville pour se retirer dans les grands espaces de l’Ouest Américain. Comme beaucoup d’autres communautés avant eux, savants, artistes, marginaux de toutes tendances, leur groupe hétéroclite composé d’orthodoxes et de colons d’un nouveau genre, apprécie particulièrement la beauté et l’isolement des paysages du Nouveau-Mexique et l’esprit de tolérance ou d’œcuménisme des autorités. Entre eux ils disent que la Nouvelle Jérusalem, si un jour Jérusalem est à nouveau détruite et le Peuple dispersé, se reconstituera autour du noyau fondé par leur communauté à Los Alamos et s’il le faut repartira dans le désert américain pour une errance de quarante ans. Ses amis sont tous diplômés, ingénieurs, mathématiciens, docteurs en physique des particules. La plupart travaillent pour le Los Alamos National Laboratory sur des projets classifiés. C’est ici que le projet Manhattan a vu le jour avec l’invention de la bombe atomique. Les enjeux sont différents maintenant. De nombreux chrétiens, évangélistes, dispensationnalistes, adventistes du Septième Jour, Mormons, pentecôtistes, leurs sectes sans nombre pullulent, proclament que Jésus est juif aux États-Unis ou que le Christ ressuscité est venu en Amérique du Nord, ou que c’est là qu’il réapparaîtra lorsque le temps d’Armageddon sera venu. Ils seraient prêts à les rejoindre ainsi que de nombreux libertariens assoiffés d’un commencement absolu si cela devait tourner mal. Ensemble, ils pourraient former le cœur du nouveau Peuple de Dieu, le seul peuple qui puisse véritablement exister se dit Amos, car que serait un peuple sans foi commune ? Rien que paille au vent. Lisa avait raison, nous étions tous perdus, chacun à suivre une ou plusieurs tribus mais il n’y avait plus de ciment commun aux hommes. Qui sait, peut-être même que d’autres groupes, qui luttent contre les injustices, les inégalités, qui rejettent le monde comme il est, déçus par l’inanité de leurs luttes finiront par comprendre et par nous rejoindre à leur tour ? Lisa reviendra, elle reviendra sûrement.

Le soir, Amos écrit : « le virus est implanté ».

 

Elohîms dit : « une lumière sera. »

Et c’est une lumière.

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