Julien allait avoir six ans quand le peuple entra dans son âme et dans son cœur. Sa grand-mère faisait partie de la chorale paroissiale et l’emmenait à toutes les répétitions. C’est donc quelque temps avant Noël qu’il entendit dans ce qui était le chant préféré de l’époque :

Peuple à genoux, attends ta délivrance

Noël, Noël ! Voici le rédempteur.

Il avait gardé souvenir du courroux du curé, présent à la dernière répétition, qui avait hurlé :

Rédanteur ! Rédanteur ! On ne prononce pas le p !

Julien était trop jeune pour se demander si le prêtre ne confondait pas avec sculpteur et dompteur. Cela l’aurait laissé froid, de toute façon. Mais le peuple à genoux, voilà qui était redoutable. Lui, hormis à l’église, on ne le faisait mettre à genoux que quand il s’était mal conduit. Quant au peuple… Sur le chemin du retour, il interrogea sa grand-mère.

C’est qui, le peuple ?

Mais le peuple, c’est tout le monde, mon petit, tout le monde.

Tout le monde, Grand-mère ? Même toi ? Même moi ?

Mais bien sûr.

Alors pourquoi on ne s’est pas mis à genoux ?

Ce n’était pas le moment.

Il fallut encore de nombreuses années à Julien pour comprendre que, dans la vie, il y a des moments. Quant au peuple…

Il ne devait plus revoir, le peuple, en effet, jusqu’à l’âge de douze ans, quand ses parents décidèrent qu’il n’y avait pas de salut hors d’une solide formation gréco-latine. C’est alors qu’il accueillit populus parmi les mots en -us, ce populus que le professeur assembla tout de suite avec senatus pour former ce sigle mystérieux : SPQR. Senatus populusque romanus ! Le sénat et le peuple romain ?

C’est alors que Julien commença à se noyer dans les subtilités des classes sociales. Facile pour lui de reconnaître les esclaves. Mais les patriciens, les plébéiens ? Et les clients par-dessus le marché, ces clients qu’il ne comprenait que dans la boutique de graines de son père. Comment s’y retrouver dans tout ça ? Et le peuple, c’était qui, le peuple ? Et que faisait-il avec le sénat, un mot qu’il connaissait bien puisqu’un grand-oncle décédé dans la fleur fanée de l’âge avait été sénateur coopté. Coopté, comme une maladie, semblait-il à Julien.

Et chez les Grecs, ce n’était pas moins compliqué : comment s’y retrouver parmi les hommes libres, les esclaves, les périèques, les ilotes ? Et le peuple dans tout ça ? Mais le professeur n’avait réponse à rien et se contentait avec un sourire politique d’insister sur le mot démocratie.

Le pouvoir par le peuple, mes enfants. Démocratie.

Ce mot peuple que Julien avait classé dans son âme et dans son cœur, voilà qu’il entrait dans son esprit, mais ce n’était pas plus simple.

C’est d’ailleurs ce même peuple qui lui valut la risée de la classe, une punition pour provocation et une mauvaise note quand il déclara, sûr de lui, que Louis XIV avait dit « Le peuple, c’est moi. »

Vous confondez avec Marat, mon ami, avait dit le prof d’histoire, un nain joufflu et myope.

Marat ? Mais c’était le nom du charcutier où la famille de Julien allait s’approvisionner en gigots et en saucissons. Allez y comprendre quelque chose ! Le peuple, ah ben oui ! Mieux valait oublier le mot, même quand, au cours de botanique, on demanda aux élèves de citer un élément du règne végétal qui avait un rapport avec le peuple.

Dans le fond de la propriété des parents de Julien, dans une sorte de petit marécage où abondaient grenouilles et têtards, il y avait une colonie de populages des marais, cette plante jaune que Julien connaissait bien car le grand-père, qui flirtait avec la phytothérapie, l’utilisait pour fabriquer des onguents qu’il prétendait aptes à soigner arthroses, arthrites et autre rhumatismes.

Tu en porteras un bouquet à l’école, avait dit le grand-père. Cela te vaudra de beaux points car le populage tient son nom du fait qu’il guérit le peuple.

Le grand-père avait tout faux et Julien eut un blâme. Confus, il ne comprit pas pourquoi l’enseignant parlait du peuplier en disant qu’il était comme le peuple, tordu de souffrance sous l’effet dictatorial du vent. Un humour pas drôle qui lui échappa.

Et les années passèrent. Julien finit par terminer ses Humanités et entama des études sociologiques qui ne le rassurèrent sur rien. À 23 ans, à peine diplômé, il épousa une fille de la bonne bourgeoisie, qui l’aida à découvrir une classe sociale plus proche de ses désirs de paresse tranquille et de nonchalance. Grâce à l’appui politique de ses beaux-parents, il obtint dans la capitale un poste de premier commis qui l’obligea à un déplacement quotidien de son village vers un ministère où sa gentillesse distraite lui valut la considération de tous.

Et les années continuèrent à passer, simples et tranquilles.

Julien allait oublier ses préoccupations linguistiques et politiques quand sa femme décida un matin funeste qu’il devrait peut-être occuper un rang et un rôle.

Un rang et un rôle ?

Mais bien sûr. Tout le monde t’estime, au village. Ta petite brochure sur l’origine des lieux-dits locaux a fait de toi l’érudit du coin. On te respecte. Tu pourrais faire un bon bourgmestre. On dit que l’actuel ne se représentera pas. Je te vois bien ceindre l’écharpe. Oui, je te vois bien élu du peuple.

Élu du peuple ? Le mot fit ressurgir dans sa mémoire les rédempteurs et les ilotes, les sans-culottes et les plantes médicinales. Mais avait-il vraiment besoin de se mêler de tout ça ?

Sa femme trouva le mot qui allait le convaincre :

D’ailleurs, ne le nie pas : tu es populaire.

Toutes les déclinaisons lui revinrent d’un coup et il fut heureux. Il fut aussi candidat, sur une liste peu colorée.

La commune était petite, malgré les fusions, et il n’obtint que 36 voix. Ces 36 votes furent le début de ses migraines les plus atroces. 36 qui ? Il avait voté pour lui, bien sûr, bien qu’avec un peu de réticence secrète. Mais les autres ? Sa femme sans doute. Il en restait quand même 34. Le boucher ? Peu probable : il savait que Julien avait des sympathies pour les végétariens. Dommage : avec la bouchère et les trois enfants déjà en âge de voter, cela réduisait les points d’interrogation à 29. Alors qui ? Le général en retraite ? Les pompiers ? Le chef de la fanfare ? De confidence en confidence, d’aveu en aveu, il crut comprendre que 38 habitants avaient voté pour lui. Cela faisait deux de trop.

Il tomba malade et resta trois semaines sans se rendre au bureau.

On lui confia le poste de premier échevin et d’échevin de la culture et des sports, trois sinécures. Mais les chiffres continuaient à le hanter. Si je n’avais eu qu’une voix, pensait-il parfois, et que je n’aie pas voté pour moi et que ma femme fût morte, quel était celui oui celle qui aurait pensé que je représentais le peuple ? Car c’était cela, en définitive : représenter le peuple. Mais était-il représentatif et de qui ?

Le médecin de famille diagnostiqua un violent burn-out et prolongea son congé de quelques mois.

Les visites affluèrent à son domicile. On l’aimait beaucoup : il crut le sentir. Le facteur le félicita même pour l’excellent contact qu’il avait avec la population et lui proposa de s’inscrire dans la troupe théâtrale.

Toi qui es si people, déclara-t-il.

Julien détestait l’anglais. Ce populisme acheva de le détruire. Il toussa.

Tout le village était présent à ses funérailles. Le curé prit la parole et le traita de cher frère. Le bourgmestre y alla d’un camarade qui aurait dû le faire rougir.

La veuve pleura fort sous un voile de deuil qu’elle avait jugé indispensable. On la félicita.

Tout le peuple était là, conclut le fossoyeur, oh oui, tout le peuple était là.

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