La violence des tours

François Harray,

À l’instar des tours de San Gimignano érigées au XIIe siècle ou la « Trump Tower » à notre époque, les riches vivent dans la verticalité de puissants phallus dorés, quant aux pauvres, ils gisent sur l’horizontalité du sol boueux ou aride, de la neige, ou du bitume fissuré.

 

Nicole, bénévole dépressive du Samu social, m’a ramassé au pied de la plus haute tour du monde, où chaque terrasse abrite une piscine. Ivre mort, je raclais le sol de mes incisives. Elle m’a transporté au camping Rosetta qui s’étale juste à quelques mètres de la « Goldman Sucks Tower », là où traînent les tamponnés de la vie. Du haut de la tour, les habitants sirotent des cocktails en regardant les ratés ramper dans la fange. Leurs enfants font des concours de crachats en leur direction.

Aujourd’hui, il manque le petit Louis-Charles, fils du Premier Ministre qui oublie en permanence de taxer les nantis. Traumatisé par une sale nuit, il n’a pas le cœur à aller crachouiller sur la guenille avec ses copains. Hier soir, le peuple a pénétré dans sa chambre, les yeux écarquillés, affamé, hurlant de haine en bavant et a commencé à le dévorer tout cru. Louis-Charles ne comprend pas comment il a survécu. Maintenant il se cache dans un recoin de son triplex blindé qui ne semble plus pouvoir le protéger.

Aucun des criminels de L’Arrogante ne daigne toucher le sol. Ils sautent de tour en tour en hélicoptère, de city en city en jet privé et ordonnent à leurs petits esclaves de descendre au sol pour aller leur acheter toutes les futilités du jour.

L’un d’eux, Estalopoulos, patron d’une multinationale, m’a viré ainsi qu’un millier de mes collègues malgré l’obtention de bénéfices plantureux.

— Tu comprends Gabriel, tu as presque cinquante ans ! Tu deviens trop lent pour la société. Si on garde les vieux comme toi, les actionnaires ne vont plus gagner assez d’argent.

Ne pouvant plus mettre de l’essence dans la voiture, ma femme m’a quitté, ainsi que mes trois enfants qui adorent les dernières Nike. Elle a même emporté le chat.

Ruiné, je me suis confronté à l’alcool bon marché.

C’est Colette, patronne du Rosetta, qui m’a accueilli. Pour le peu que je me souvienne, le camping était jonché d’objets et de cabanons hétéroclites, de vieilles caravanes rouillées et d’une tente berbère gigantesque recouverte de peaux de mouton. Le tout, encombré de débris métalliques et de nombreux barbecues. Colette m’a installé dans une petite tente juste à côté de sa roulotte. Je garde un étrange souvenir d’une kyrielle de jeunes filles en hauts talons qui couraient dans tous les sens en rigolant. J’étais dans un sale état. J’ai dormi plusieurs jours en écoutant au loin leurs rires saccadés.

Rosetta était dominé, d’un côté, par la caravane de Colette et de l’autre, par la boulangerie de Jacqueline : unique maison de bric et de broc s’étalant sur la partie haute du terrain. Elle était le point central de ce microcosme.

Colette et Jacqueline étaient les pièces maîtresses de cet univers. Souvent en concurrence, elles garantissaient une paix relative. Dans sa boulangerie, Jacqueline vivait avec sa mère Mathilde, qui portait des perruques improbables, et avec son fils Brian, garçon d’une dizaine d’années, turbulent et inculte, mais plus malicieux que tous les Rosettistes réunis. Jacqueline le laissait faire ce que bon lui semblait, y compris l’école buissonnière, et préférait ne pas l’avoir dans ses jambes.

Seule Nicole, l’assistante sociale dépressive bénévole, tentait de le conduire à l’école qui n’existait pas, ou de l’aider à faire ses devoirs qui n’existaient pas. Il ne savait pas lire. Par contre, il était très fort en calcul.

Lorsque je suis arrivé au camping transbahuté par Nicole, Brian s’est écrié en gesticulant :

— Une nouvelle épave va bouffer notre pain…

Dans les dix secondes qui suivirent, les laissés pour compte du camping ont pointé leurs museaux alcoolisés pour assister à mon entrée. Y compris les Zoubidas trémoussantes, des Maghrébines illégales et tapineuses. Je comprendrai plus tard qu’elles étaient les garçons de joie qui illuminaient le camping. Elles étaient solaires, toujours de joyeuse humeur, dansant et chantant à longueur de nuit autour de leur tente berbère qu’éclairaient des braseros. Parfois, des gens de passage tentaient de voler quelques instants de bonheur, ou de monnayer quelques caresses.

Après plusieurs semaines d’immersion dans cette pauvreté, j’ai découvert que le petit Brian était le coursier des Zoubidas. Il leur achetait les accessoires de leurs aguichantes tenues, la semoule pour le couscous, du thé vert et de la menthe. Mais aussi les indispensables rouges à lèvres, perruques, faux ongles, flacons de parfum bon marché et surtout du gin. Il pensait tout autant les protéger. Il n’était pas rare qu’il donne des coups de pied aux michetons indélicats. Ce qu’il ne semblait pas percevoir, c’est que derrière ces petits derrières haut perchés sur des gambettes de gazelles, les Zoubidas assuraient au-delà de toute faiblesse. Sous ces fragiles sourires aguicheurs se cachaient des petits mecs d’une robustesse inouïe. Certains étaient même initiés aux arts de combat. Tout ce beau monde vivait sous une immense tente berbère, flanquée, en son entrée, d’un énorme barbecue.

Dans cet univers bariolé s’ajoutait leur mascotte mécréante : la grosse Nathalie dite Peggy Mercedes. Elle avait un succès fou. Elle était l’essence même de la péquenaude de base. Plutôt dealeuse que toxicomane, bien qu’elle ne néglige pas trop les tord-boyaux, elle était la fournisseuse officielle du camping. Elle se faisait passer pour une demeurée, alors qu’elle était presque aussi finaude que le petit Brian. Dans les années nonante, sa spécialité était le vol de Mercedes Benz. Elle tapait du poing sur une balle de tennis coupée en deux appliquée sur la serrure de la voiture pour que l’appel d’air déverrouille les portes. Elle fit fortune avec ce job avant de se faire épingler par les flics.

Outre les Zoubidas, le panel des exclus des Tours traînaient çà et là. Des toxicos et alcoolos vaguement artistes, parfois violents, souvent sympathiques, voire attachants, mais aussi des chômeurs, des inadaptés et des punks à chiens d’extrême gauche ayant fui leurs spéculateurs de parents avant la fin de leur puberté. Plus jeunes que la moyenne, ils avaient encore de belles dents.

Ce petit monde traînait dans le camping. Peggy Mercedes leur vendait des space cakes de son cru et des Carapils alors que Nicole, flanquée de son sac à main en tissage aztèque orné de deux boules Yin et Yang, leur distribuait des capotes piquées dans les associations gays de la city tout en leur prodiguant les conseils d’usage pour pratiquer le safe sex. Pas en reste dans sa mission de sauvetage universel, elle leur imposait de grands pulls en laine tricotés de ses doigts d’amour. Les habitants du camping se sentaient obligés de les porter sous peine de représailles exercées lors de séances thérapeutiques cosmiques.

Le premier jour où je me suis rendu à la boulangerie pour boire une dizaine de cafés, un nombre important d’âmes perdues squattaient les alentours du magasin. Jacqueline jacassait en distribuant des morceaux de gâteau. À l’intérieur, où l’atmosphère était bercée par de la musique romantique, les murs décrépits de la boulangerie étaient couverts de couleurs acidulées un peu passées. Il s’y mixait une odeur de pain trop cuit mêlée à celle de la graisse de machine à vapeur. Moite, l’air ambiant m’a cloué sur une chaise à côté d’une vieille dame coiffée d’une perruque noire. Immergée dans le vide, elle crochetait sans prêter attention à ma présence. Un frisson inconnu parcourut mon échine. Je me sentais chez moi ! À tel point qu’il était devenu nécessaire de faire le ménage. Tandis que la patronne des lieux discutait avec les sous-humains, j’ai commencé à ranger l’échoppe. Boule de Berlin par boule de Berlin, éclair au chocolat par éclair au chocolat, chou à la crème par chou à la crème… plus aucun cristal de sucre ou grain de farine ne traînait sur le sol. Chaque pâtisserie était disposée à sa juste place et à égale distance.

Un peu plus tard, Jacqueline pénétra dans le magasin et découvrit ma tornade :

— Mon Dieu !

Son regard léchait la pièce :

— Que c’est beau ! On dirait les Champs-Élysées !

Sans transition, elle m’emmena dans la pièce du fond derrière les fours encore chauds. Elle voulait m’avaler tout cru. Ce qui n’était pas pour me déplaire.

En me rendant vers ma tente, je suis passé devant la caravane pourrie de Colette. Autour de son logis étaient dispersés divers objets des plus incongrus. De nombreuses guirlandes illuminant la nuit étaient fixées à des tiges métalliques rouillées, reliées en une véritable toile d’araignée de cordages. Elle y faisait sécher son linge. Il y a quelques années, Brian aimait lui piquer ses fringues pour les accrocher sur les buissons environnants. Cela n’a pas duré longtemps. Une fois repéré par la Mère Maquerelle, il s’était ramassé une tarte monumentale.

En visitant l’univers de la patronne, j’ai pressenti qu’autour de nous, sans les voir, des corbeaux aux griffes de métal nous observaient.

Près de la porte d’entrée de la caravane trônait un énorme ventilateur prolongé d’une longue antenne radio TSF. À la lointaine époque de sa trentaine, Colette espérait pouvoir communiquer avec un éventuel sauveteur venu de l’espace. À quarante ans, elle avait abandonné cette idée sans pour autant démonter l’installation. Elle utilisait encore le ventilateur pour brocher ses perruques.

Très vite, je me suis installé chez Jacqueline. Tous les matins, j’ouvrais la boulangerie et y tenais le comptoir. Sous le regard vide de la vieille, j’y rangeais toutes les pâtisseries, pains, brioches et autres baguettes dans un écrin orthogonal à la propreté exemplaire. À la Mondrian. Jacqueline et les clients étaient ravis. Après plusieurs semaines, je faisais partie des Rosettistes. Ils me connaissaient tous. J’étais entré dans leur intimité. Nous étions une famille de fiers déchets.

*

Une nouvelle fois, dans mon sommeil, j’ai ressenti la présence de corbeaux avides et belliqueux envahissant notre monde. Je n’étais pas le seul à avoir vécu cela. Le lendemain à la boulangerie, dès sept heures du matin, les punks à chiens déjà éveillés et d’autres clients transpiraient une angoisse inconnue. C’est en état de choc que nous avons assisté deux nuits plus tard à l’incendie de la caravane de Colette. Elle fut sauvée de justesse par Anas, le chef des Zoubidas qui nous avertit de la catastrophe. À deux pas gisait un bidon d’essence vide.

Dès l’ouverture du magasin, presque tous les Rosettistes étaient présents :

— Le camping a été attaqué… !

Jacqueline et sa mère étaient dans tous leurs états. Même Brian était là. À ce moment, un homme en costard de marque est entré. Il a pointé son doigt sans hésitation en direction de Colette :

— Écoute bien, grosse pute. Le Premier ministre a vendu le terrain que vous squattez au patron de la « Goldman Sucks Tower ». Ils doivent y construire des baraquements pour loger leur petit personnel. Vous avez cinq jours pour déguerpir.

Après avoir piqué une boule de Berlin, il tourna les talons et claqua la porte sans se retourner.

L’après-midi même, une réunion était organisée dans la tente berbère avec la plupart des habitants du camping.

— Il ne faut pas se laisser faire… hurlait Jacqueline, les bras agités.

Ornella, une des Zoubidas, criait en mimant l’égorgement d’un mouton :

— Si ce type revient, on lui arrache les couilles…

Chacun y allait de son laïus. Le chahut était total. Nicole tentait de calmer les esprits. C’est à ce moment que deux hommes habillés en costume et lunettes noires ont pénétré dans la tente armés de revolvers. Le silence s’imposa malgré lui. Ils ont commencé à tourner autour des Rosettistes, en pointant leurs armes sur eux, tour à tour, lentement. Sur Colette, Fabiola, Jacqueline, Brian, Nicole, Anas…

— Bande de paumés, vous avez quelques jours pour quitter ce tas d’immondices. Après, nous allons tout raser avec nos tractopelles. Vous devez vous barrer ! Tous !

Se retournant vers Colette tout en appuyant le canon de son colt sur son double menton :

— Tu as bien compris, ma poule !

La Peggy ne put s’empêcher de proférer la pire des insultes :

— Sales banquiers !

En quittant les lieux, juste avant de passer l’ouverture de la tente, le plus petit des hommes en noir se retourna une dernière fois et abattit la grosse Nathalie d’une balle dans la tête.

La tension, la rage alimentée par la faim, la misère et la haine, se décuplaient. Les habitants des bidonvilles aux alentours réagirent positivement à l’appel à la révolution du Rosetta. Des pelles, des fourches, des piques en bois, de vieux fusils, n’importe quoi, pointaient en tremblant vers le ciel noir. Comme à Versailles, ils allaient en découdre.

— On va leur crever leurs grosses bedaines pleines de pognon…

La guerre totale contre la Tour se fomentait alors que les machines à détruire le peuple ont commencé à dévaster le camping. La foule de pouilleux grandissait de minute en minute en un agglomérat qui bouchait l’horizon. D’heure en heure, de jour en jour, elle gonflait pour atteindre les nonante pour cent des plus pauvres de la planète. C’était un futur tsunami humain qui prenait forme. Politiques à la botte des traders et autres financiers, businessmen cyniques se gaussaient devant le peuple qui ne faisait encore que ramper.

La nuit qui a précédé le premier jour de sang, j’ai rêvé que le ciel s’était déchiré laissant apparaître quatre gladiateurs chevauchant des ânes décharnés. Munis des armes de l’ultime révolution, ils venaient annihiler, jusqu’au dernier, les asservisseurs du genre humain. Je les observai confusément et je vis une fin de non poursuivre s’initier. Dans l’indifférence de l’univers, une éradication de l’inhumanité allait s’opérer. En quelques heures, sans cris, sans bruits, sans mouvements de foules hystériques, la terre fut jonchée de cadavres qui se putréfièrent en une poignée de minutes. Des espèces de machins bipèdes, où on reconnaissait les silhouettes des tamponnés de la vie, leur survécurent. Ils étaient translucides, quasi invisibles. Des sortes de méduses à peine vertébrées.

S’y ajoutaient des suicidés de la vie qui ressuscitaient çà et là.

J’avais du mal à les discerner.

Petit à petit, comme des yeux qui s’habituent à une forte pénombre, je parvenais à les distinguer. Ils étaient de plus en plus nombreux. Ils surgissaient des égouts des mégalopoles de toutes les contrées dominées par les Tours. Ils erraient dans ce chaos. Des lieux de ralliement, sis hors des cités et disséminés sur toute la planète, étaient circonscrits dans un ovale géant similaire à l’architecture d’un colisée conçu à la taille d’une ville. Ils attendaient je ne sais quoi, presque sans bouger.

Ils étaient calmes, détendus, souriants.

Avant de rejoindre leur maison céleste, les Quatre Gladiateurs sont venus caresser la tête de chaque oublié terrestre. Un par un.

La réalité sera tout autre. D’une violence absolue. Dès le lendemain, la masse informe des moribonds a commencé à se soulever tel un tsunami. Jusqu’à plus de vingt-cinq mètres d’enragés entassés en hauteur, prêts à en découdre jusqu’à la mort. Tels des hérissons géants, ils avançaient vers la « Goldman Sucks Tower » et toutes les autres tours du monde. Pour la première fois de leur existence, du haut de leur assurance, les truands nantis commençaient à flipper. Ils reculaient du bord de leur terrasse et s’enfermaient derrière leurs blindages en voyant ces machines de guerre débouler sur eux, pourvues de milliers de lances. Ces raz de marée recouvraient presque toute la terre habitée. La planète se couvrait des abandonnés de la vie qui dévoraient les inhumains sur leur passage. Aucun de leurs soldats ne parvenait à arrêter le flot révolutionnaire du peuple. Même avec leurs avions, chars et autres engins de mort. Un conglomérat de presque sept milliards de laissés pour compte les écrasèrent en quelques jours. Ce fut sans fin jusqu’à la fin.

Les tours furent rasées.

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