Le peuple, cet inconnu

Grégoire Polet,

Que demande le peuple ? Ou, pour le dire de façon moins connotée : que demandent les populations, aujourd’hui ? La réponse me paraît plus claire que jamais : elles demandent plus de pouvoir.

Pourquoi ? Parce que les gouvernements dirigeants, depuis quelque temps, manifestent une image de grande faiblesse et d’esprit obstiné d’inadaptation. La demande de pouvoir des populations est fille d’une trop longue politique de la déception.

Cette demande de pouvoir est ambiguë, ambivalente, elle a deux visages, comme l’inquiétant dieu romain Janus. Soit le peuple veut plus de pouvoir, au sens de plus de transparence démocratique, plus d’accès direct du peuple aux décisions ; soit le peuple souhaite moins de pouvoir pour lui-même directement, mais le concentrer davantage dans les mains d’un meneur, d’un chef, d’un guide. Le premier visage de cette demande de pouvoir du peuple est plutôt riant et respire l’espoir : c’est passer de la démocratie lâche à une démocratie resserrée, plus directe, plus brusque aussi. L’autre visage, son revers, glace le sang parce qu’il évoque inévitablement les fascismes pas même centenaires. Plus de pouvoir grâce à un surcroît de démocratie ; ou bien plus de pouvoir grâce à un surcroît de force dans les mains d’un chef.

Il se trouve généralement dans les besoins du peuple beaucoup moins de mystères que d’évidences. Et le mauvais travail des politiciens, qui s’essouffle, fut longtemps de faire les questions et les réponses, d’informer ex cathedra le peuple des besoins de la nation. Revient le temps, urgent, d’interroger le peuple et de lire ce qui s’écrit en grand et en gras dans ses phylactères.

Reprenons.

 

Il se trouve dans les besoins du peuple beaucoup moins de mystères que d’évidences. Aujourd’hui, le peuple est admirablement lisible, et rien ne le cache plus. Ce qu’il veut, ce qu’il est, ce qu’il espère, c’est qu’on veuille bien lui ôter le faux nez qu’on lui fait porter depuis longtemps, par rapport auquel les politiques traditionnelles se sont façonnées et dont on ne veut pas le désaffubler, car ce serait aussi devoir transformer les susdites politiques.

Que demande le peuple ? De la démocratie. Demos.

Qu’est-ce que la démocratie ? Désormais, pour le peuple, la démocratie, c’est la transparence.

Jadis, le combat de la démocratie tenait dans le mot : suffrage universel. Cette expression sonne aux oreilles d’aujourd’hui comme un combat passé, une victoire acquise. Le droit de vote, ou son obligation, sont une merveille à laquelle on est habitué, fort heureusement, et qui ne procure plus aucune satisfaction nouvelle. Il faut passer à l’étape suivante, il faut progresser pour que le peuple ait encore l’assurance de vivre en démocratie. Car la démocratie n’est pas un état de fait mais l’orientation dynamique d’un régime social, vers une démocratie idéale inaccessible. La démocratie est toujours une démocratisation. C’est un processus, une action, un mouvement.

Aujourd’hui, la démocratie que demande le peuple porte le nom de transparence. Transparence au sens d’honnêteté assumée et affichée des responsables, mais plus encore transparence entre le demos et le kratos, c’est-à-dire immédiateté entre le peuple et le pouvoir. Transparence, ouverture, participation. « Marre d’être (mal) représentés ! », bougonne ou crie, c’est selon, le peuple.

Le peuple, frustré dans son besoin de démocratie, humilié par le manque de transparence, pense de deux façons : soit il veut plus de démocratie et s’engage dans les mouvements nouveaux ; soit, déçu par la façon molle d’être représenté, il s’oriente vers moins de démocratie et plus d’efficacité ou de force chez le représentant. Entre les deux, il y a les patients du système, qui préfèrent éviter les aventures et voter pour les partis de papa.

Ces trois couches du demos actuel, reprenons-les. D’abord, il y a les « espérants », qui pensent et qui sentent que la démocratie est la seule voie et qu’avancer est la seule façon de vivre. Ensuite, il y a la deuxième couche, celle des « revanchards », qui veulent se venger des déceptions, des humiliations, de tant de mollesse chez leurs représentants, de palinodies, de mensonges, de lâchetés, de revers et de veulerie. Les revanchards incarnent le vote dit « populiste », pour se donner un chef « qui ne se laisse pas faire », qui leur rendra l’impression de vivre, de se cogner à du dur, de n’être pas des citoyens indifférents dans un ventre mou. Les espérants pensent demos, les revanchards pensent kratos. Qu’on en finisse, disent les revanchards, avec ces têtes en papier mâché, ces comédiens, ces hypocrites, ces pantins. On veut récupérer du « je », du « nous », on veut récupérer une langue qui nomme qui je suis et qui est l’ennemi. Le « revanchard » a peur pour son identité et il voit dans le système le grand prêtre qui ne cesse de la sacrifier sur l’autel de la globalisation et des dogmes du relativisme, où tout se vaut. Le revanchard a peur.

La troisième couche, celle des « patientants », pense que l’évolution lente ou molle vaut mieux que le changement rapide et brusque, que l’expérience acquise par la particratie en place est une meilleure garantie pour tous que l’idéalisme vague, angélique voire périlleux des « espérants » ou que le retour au muscle fasciste des « revanchards ». Pour les patientants, une inflexion progressive du statu quo vaut mieux que les rêves des espérants, qui se perdent dans les idées, et mieux surtout que le panurgisme des revanchards, qui se rangent comme des moutons derrière un leader-brailleur.

Ces trois couches ont remplacé la structure droite/centre/gauche et ne lui correspondent pas du tout point par point. Les revanchards n’équivalent pas à la droite, ni même à la seule extrême droite, et les espérants ne sont pas l’héritage de la gauche, loin de là. Les patientants, enfin, ne coïncident nullement avec ce qu’on appelait jadis le « centre ». Non. Il faut, pour voir le peuple, lui ôter ce faux nez politicien.

Droite, gauche, centre n’ont plus de valeur que nominale, monnaie courante entre les partis traditionnels, pur et simple vernis de couleur superficiel.

Ces trois couches nouvelles ne sont d’ailleurs pas des couches, mais des potentiels. Chaque élément du peuple, chaque citoyen, possède les trois potentiels. Tout est possible, aujourd’hui, et tout dépend de qui activera (et comment) le potentiel de chacun. Un grand mouvement enthousiasmant pour une démocratie directe pourrait entraîner une majorité déferlante pour le changement et l’espoir, de même qu’un grand mouvement de déception pourrait dès demain donner forme à une écrasante majorité « revancharde ».

Le peuple est éveillé et indéfini comme jamais, chargé de potentiels divergents, libre en somme, et toutes les directions sont possibles aujourd’hui, comme cela s’est rarement produit.

(C’est cela que doivent comprendre ceux qui se présentent aux élections. Il n’y a plus de chasse gardée. Désormais, le domaine entier est ouvert à tous les chasseurs. La mort politique attend les candidats traditionnels qui ne sauront pas percevoir cette adaptation nécessaire. Le succès attend aussi les beaux parleurs.)

 

Quoi faire, alors ?

 

Les meneurs « revanchardistes » (entre autres, la N-VA belge et le FN français) ont défini facilement les besoins du peuple selon eux. Selon eux, le peuple a soif d’autorité, d’identité et de frontières. Ils n’ont pas tort, et c’est un potentiel qu’ils peuvent et qu’ils vont activer toujours plus, pour configurer le peuple de cette manière.

Le peuple, on l’a dit, se trouve aujourd’hui dans un état d’indétermination qui rend tout possible : il peut devenir peuple de haine ou peuple d’espoir, d’après que s’active tel potentiel ou tel autre. Le peuple connaît actuellement une situation étonnante, peu vue, de disponibilité. C’est de l’amadou. La « fin de l’histoire » attend qu’un nouveau chapitre s’écrive. La fureur des pyromanes a rarement été aussi dangereuse ; la responsabilité des politiques, rarement aussi grande.

Quoi faire, alors ?

Donner raison aux espérants, en passant aux actes. La faiblesse jusqu’à présent des espérants tient dans le fait que leurs idées sont des rêves. Qu’elles ne coûtent rien et ne produisent pas grand-chose. Si au contraire les idées deviennent des actes, d’un coup d’un seul le scepticisme tombera, comme on laisserait tomber son arme. Car la joie démocratique est magnifiquement désarmante.

Permettre à la société civile, à la population en général, de devenir une véritable société politique avec pouvoir de proposition et de décision, voilà ce qu’il faut faire.

Le peuple veut pouvoir décider, et pas seulement choisir ceux qui décideront en son nom et loin de lui. Quoi faire alors ?

Remettre le pouvoir au peuple.

Comment ?

En instituant le référendum décisionnel populaire.

En déprofessionnalisant la carrière politique.

En renversant complètement la logique de l’impôt.

En renouvelant le journalisme.

Quatre propositions qui méritent développement.

Leur point commun tient à la désinfantilisation du citoyen et à la dépaternalisation de l’État. Cela peut s’appeler aussi une re-légitimisation de la notion d’État sur des bases raisonnables et admissibles aujourd’hui. Cela revient encore à la formule que, par ailleurs, on est en droit de juger trop usée : refonder le contrat social.

Cette condition est sine qua non pour une récupération de la voie démocratique. Sans elle, le peuple suivra le leader populiste et néo-fasciste. Nous ne sommes plus à l’époque des demi-mesures. Sloterdijk n’a pas tort quand il répète, jusqu’à satiété, que le mal de nos sociétés prospères se trouve dans la démoralisation. Hessel disait : dans la désespérance. Le citoyen, ravalé au rang de consommateur seulement, a un besoin souvent inconscient, toujours considérable et réellement urgent de récupérer de la dignité, de la fierté, l’orgueil de dire non, et d’émerger de cette mollesse générale où il est fondu et où il se sent individuellement superflu. (Le sentiment de superfluité est ontologiquement intolérable et provoque chez le moins réfléchi des sujets une révolte inévitable). De travailleur-consommateur pur, abandonné au seul micro-dieu du désir-achat, le citoyen doit récupérer la stature d’un authentique acteur politique, d’un décideur déterminant.

Faute de quoi, il ira chercher compensation de son impuissance chez des gourous fascistes symbolisant la Force, ou chez des imams délirants promettant la dignité post-mortem.

 

L’impôt

 

Passons en revue les quatre propositions, en commençant par le renversement de la logique de l’impôt. Sloterdijk, toujours lui, s’est exprimé sur ce sujet sensible dans un essai qui a connu chez nous moins de retentissement qu’en Allemagne. Le fisc est en théorie receveur, mais il est devenu preneur. Le citoyen, en théorie donneur, s’est trouvé privé de la dignité de ce geste du don, et ravalé au rang de débiteur. L’impôt, obligatoire, s’est mué en une dette du citoyen vis-à-vis de l’État. Il n’y a pas de justification à cela en dehors d’une inertie jamais remise en question de l’État transcendant, de l’État absolu. De l’État préexistant à la société. Mensonge institutionnel qu’il faut déboulonner impérativement pour rebâtir la notion d’État.

Le citoyen, son activité, sa vie sociale sont la cause de l’État et sa raison d’être. L’État ne préexiste pas au citoyen. L’État est une création de la société, il dépend du citoyen et lui obéit. L’État n’est pas transcendant au citoyen. Ce n’est qu’en retour que l’État contraint les citoyens, et selon un ordre, une loi, que les citoyens ont établi d’avance.

La récupération du droit d’initiative dans l’impôt considéré comme un don restitue aussi le sens de la responsabilité chez le citoyen, co-bâtisseur de la puissance publique, et non pas débiteur suspect. Ce point semble frivole, tant on est accoutumé à la position d’esclave, mais il est capital.

L’évolution de l’impôt vers le don peut se faire de manière progressive ou brusque. Le travailleur, l’entrepreneur, du jour au lendemain, cesseraient de se sentir réprimandés d’avoir gagné de l’argent ou produit de la richesse. Sloterdijk prône une évolution lente, qui commencerait par la définition d’une portion de l’impôt dont le citoyen serait libre de choisir la destination. Le budget de l’État serait ainsi partiellement influencé par le choix individuel des citoyens. L’essayiste allemand ne se trompe pas, sans doute, en imaginant que ces attributions-là iraient principalement aux domaines qui semblent toujours importer davantage aux électeurs qu’aux élus : l’éducation, la santé et la culture.

On pourrait aussi évoluer plus vite, plus brusquement. Des études nombreuses évaluent les moyens alternatifs de recette pour l’État et les pouvoirs publics. On y trouve foison de solutions. Si elles ne sont pas envisagées sérieusement par les hommes de l’État, c’est parce que la souveraineté vexatoire du fisc est devenue, dans leur inconscient, le bras armé de l’autorité de l’État et l’essence même du pouvoir. L’armée, pour l’extérieur, le fisc pour l’intérieur. La police, à côté, c’est peu de chose. (Et ce n’est pas un hasard si les deux compétences que les vieux États nations se refusent à transférer à la supranationalité européenne sont précisément la défense et la fiscalité, attributions régaliennes et transcendantales du droit de tuer et du droit d’asservir.)

Au rang de ces modes alternatifs de financement de l’État et des pouvoirs publics (car il ne fait de doute pour personne que les pouvoirs publics ont droit à des recettes et qu’il est besoin qu’elles fassent pour le bien commun des dépenses dites, en effet, publiques) se trouve la possibilité de financer l’État par des taxes seulement, et de supprimer l’impôt. Les calculs effectués depuis des années par quelques économistes, notamment le prof. Bolliger de l’Université de Zürich, montrent qu’une taxe de 0,2 % à 0,4 % sur les transactions électroniques sans exception (paiements et mouvements) suffirait à remplacer l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les entreprises. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail, mais il suffira de dire que l’intérêt des citoyens est évident dans ces mesures et que l’intérêt indirect de l’État n’y serait pas moindre : c’est l’intérêt symbolique direct du pouvoir qui serait seul à y perdre. Et à court terme seulement. Cette taxe lutterait également contre la finance-casino, en la mettant à contribution. Elle augmenterait considérablement le pouvoir d’achat. En diminuant le coût du travail, elle doperait les exportations. Elle correspondrait qui plus est au passage toujours plus systématique à l’argent électronique et à l’éviction progressive de l’argent liquide. C’est la voie vers l’extinction du « noir » et de l’évasion fiscale. La localisation géographique du paiement électronique, aisée, dès lors qu’on légiférerait sur son obligation, résoudrait en partie aussi le problème des paradis fiscaux, puisqu’il serait obligatoire de procéder au paiement dans le pays où la vente a eu lieu. Si le paiement est international, l’imposition se ferait sur la moitié du montant seulement. Les Suisses couvent ces solutions depuis longtemps, il faut les leur chiper, puisqu’ils n’osent pas eux-mêmes les mettre en application.

Le gain qu’une société fait en récupérant la fierté, la prospérité et le sens de la responsabilité publique de ses citoyens dépasse toutes les pertes imaginables par les Cassandre qui penseraient que la cupidité et l’égoïsme redoubleraient avec le redoublement de la liberté. C’est le contraire qui se produirait, très majoritairement.

 

Déprofessionnalisation politique

 

Deuxième proposition pour une démocratisation : la déprofessionnalisation de la carrière politique. On touche là un point extrêmement sensible dans la citoyenneté actuelle. Les Indignés de tout poil ne se sont pas dressés contre autre chose : le divorce entre les représentants et les représentés est consommé. La confiance dans « les politiques » est au plus bas. Ils n’apparaissent plus aux électeurs comme des membres de leur société, mais comme une classe à part, peuplée d’interchangeables et mue par des intérêts propres. Ce point annonce un désastre pour la démocratie.

Cette classe à part constitue la particratie. Les élections lui sont comme un jour de marché. Les partis politiques vont au marché électoral puis se partagent les bénéfices. Ne peuvent véritablement s’adresser à cette particratie que les puissants lobbies, qui meuvent les plus grandes quantités d’argent et d’emploi et qui interviennent à ce titre, bien que derrière une vitre opaque, à la gestion de la chose publique et au partage du pouvoir. Les citoyens quant à eux, dans leur plus grand nombre, n’y ont d’accès qu’une fois tous les quatre ou cinq ans, de la manière la plus indirecte et anonyme qui soit, par l’étroit chemin des urnes. Un mariage qui ne couche ensemble qu’une fois tous les cinq ans n’est pas sur la bonne voie.

La déprofessionnalisation suppose un retour à l’idée même sous-entendue dans le mot d’« indemnité » parlementaire : les députés n’ont jamais touché de salaire, mais une indemnité. Elle était, au départ, censée les dédommager de la perte qu’ils essuieraient en abandonnant leur activité professionnelle, le temps d’exercer leur service démocratique à la nation en siégeant au Parlement. Revenons à l’étymologie et retournons à ce modèle, redonnons-lui une dimension pratique. Que les députés soient des gens actifs ordinaires, au contact des réalités du travail, s’absentant de leur poste quelque temps seulement, touchant une « indemnité » pour cela et puis y retournant comme devant. L’exemple type est celui des jurés dans un procès d’assises. En théorie, ils sont tirés au sort, doivent interrompre leur activité professionnelle pour ce service à la nation. Après lequel ils retournent et vaquent à nouveau à leurs occupations.

Les députés doivent-ils réellement être tirés au sort ? Est-ce une proposition raisonnable ? La solution passe peut-être par-là, en effet, avec un préalable qui serait la constitution d’une vaste réserve de volontariat, réunie selon certains critères (groupe linguistique, notamment, en Belgique), dans laquelle le tirage s’effectuerait.

Surgit aussitôt cette question : « Les députés non professionnels seraient-ils au courant ou à la hauteur des dossiers ? » Une réponse tombe aussi net : « Les députés ‘professionnels’ d’aujourd’hui sont loin de s’occuper seulement des domaines où ils auraient quelque formation, expérience ou connaissance préalable spécifiques. » On n’attend du reste pas d’un député tiré au sort qu’il ait la tête bien pleine, mais la tête bien faite, et qu’il juge, comme le juré d’assises, en son âme et conscience de l’utilité pour la nation des projets législatifs. Au surplus, les députés ne décident pas individuellement : leur pouvoir se limite essentiellement à former des majorités, lesquelles sont les véritables décisionnaires. Enfin, le tirage au sort de la députation et la limite stricte des mandats libèrent le parlementaire d’une grande partie du souci de flatter, de plaire et de dissimuler, véritable cancer de la classe politique.

La classe politique serine depuis des lustres ce refrain de regagner la confiance du citoyen. Cette tâche semble, pour elle, a priori impossible. La seule façon de récupérer la confiance du citoyen dans les organes politiques serait de destituer la particratie et de faire disparaître la classe politique. Difficile évidence pour ceux qui la composent, qui doivent en réalité scier la branche où ils sont assis et remettre en jeu le pouvoir qu’elle a concentré, le redistribuer en quelque sorte sur la population dans son ensemble. Éparpillement cruel, pour cette classe qui avait patiemment structuré la collecte du pouvoir politique, comme on collecte les millions de gouttes de pluie pour remplir un réservoir central. Éparpillement nécessaire cependant, comme un réensemencement, à la volée, du champ national et politique. Afin qu’on se rappelle qu’un homme politique, ce n’est pas, comme aujourd’hui, un citoyen qui aurait décidé de faire carrière dans la politique. L’homme politique, c’est le citoyen lui-même. Homme politique et citoyen sont synonymes.

(Sans entrer dans les détails pratiques, on peut esquisser néanmoins des solutions d’équilibre, dans les systèmes bicaméraux, où le Parlement tiré au sort, selon des modalités précises, bénéficierait encore du contrepoids ou du balancier d’un Sénat plus utile que jamais, revenu à ses origines de conseil de sages et de personnages d’expérience élus au suffrage indirect, dont le mandat serait plus long que celui des députés et leur permettrait d’assurer de la sorte une forme de continuité.)

 

Démocratie directe

 

Troisième point : la démocratie directe et le référendum décisionnel. Il faut comprendre que la déprofessionnalisation de la politique ne peut s’envisager qu’avec une diminution aussi de ses tâches. La diminution ou l’allégement de ses tâches passe par une redistribution des compétences. En partie vers le bas, vers le peuple sollicité comme décideur direct, par le moyen des consultations populaires et référendums ; en partie vers le haut, par le transfert de compétences clés vers le niveau supranational européen.

L’Europe existe, en dépit de ce doute que les classes politiques nationales cherchent à laisser planer. L’Europe existe, institutionnelle, massive, puissante. Une volonté d’utiliser cet instrument – l’Europe – suffirait à en déployer la puissance, à en révéler l’efficacité, à en libérer l’énergie. Cette volonté n’est pas encore réellement présente, probablement à cause de la répugnance que les États ont à se défaire de leurs prérogatives transcendantales (camouflées sous le nom de souveraineté et évoquées plus haut à propos de la fiscalité). « L’union sans cesse plus étroite » des nations européennes, écrite au prologue des traités de Rome, en 1957, progresse au rythme fameux d’un pas en avant, deux pas en arrière, et finit par avancer en crabe, latéralement, vers l’élargissement seulement. Une relance de l’intégration politique des pays européens, à la vérité, ne déplairait qu’aux détenteurs du pouvoir national, qui devraient en abandonner une partie. Les populations, convaincues et informées dans ce sens, oublient le bénéfice commun d’une fédéralisation des États européens, qui pourrait commencer par un noyau dur ou par les pays de la zone euro, comme il en est question depuis longtemps, et qui pourrait surtout devenir l’occasion de reformuler le contrat social, une chance de réécrire les règles. Le transfert réel à un niveau fédéral européen d’une partie décisive des compétences fiscales, de défense et d’affaires étrangères restituerait au peuple européen non seulement la possibilité de se reconnaître lui-même comme un peuple (multiple, comme tous les peuples) mais aussi l’espoir et le goût d’une chose à bâtir, d’une puissance à exercer, d’un rôle à tenir dans les affaires du monde. Autre bénéfice pour le citoyen : un transfert des compétences régaliennes nationales au niveau supranational européen ne pourra se faire sans un renforcement symétrique des pouvoirs législatifs et de contrôle du Parlement européen, dont la solidité démocratique se trouverait complètement réorganisée et considérablement renforcée. Le cadre de la démocratie ne serait plus les nations seulement (comme le souhaite la classe politique ou M. Chevènement encore récemment dans son dernier livre paru), mais réellement aussi le noyau dur européen.

En d’autres termes, le déplacement du centre de gravité décisionnel que suppose la déprofessionnalisation de la politique nationale donne plus de pouvoir (vers le haut) à une démocratie représentative au niveau européen, et plus de pouvoir (vers le bas) à une démocratie directe ou participative au niveau local-national.

Cette démocratie directe ou participative, au niveau national, en Belgique, supposerait une modification de la constitution, puisque le peuple belge n’est jamais appelé à décider, mais seulement à choisir des décideurs. L’adoption d’une loi des référendums permettrait à l’État de s’engager, comme la pionnière Estonie, dans les possibilités numériques de la participation citoyenne, afin qu’il soit enfin aussi simple de se faire entendre des pouvoirs publics que d’acheter un grille-pain sur Amazon.

Pour exemple, l’une des premières consultations nationales en Belgique pourrait soumettre au vote populaire la question communautaire et l’indépendance de la Flandre (question indispensable, dès lors qu’elle structure à elle seule la vie politique depuis soixante ans et que la vie politique, telle que menée jusqu’à présent, n’y trouve pas de réponse). On voit ici qu’il est indispensable que la démocratie participative au niveau national se fasse dans le même mouvement que l’accélération de l’intégration fédérale au niveau européen, car ces deux déplacements s’équilibrent. Ainsi, le progrès de l’intégration fédérale au niveau européen rendrait beaucoup moins traumatique la question des séparatismes (flamands, catalans ou autres), puisqu’il s’agirait de se séparer à l’intérieur d’un même ensemble solide. La démocratie directe et le référendum pourrait avoir aussi, s’agissant de la question flamande, des résultats inattendus, qui prouveraient que la population se passionne beaucoup moins pour cette question dès lors que la classe politique cesse de la fouailler dans ce sens et de la harceler.

Quoi qu’il en soit, les questions séparatistes posées par référendum doivent consulter l’ensemble de la nation, au moyen de questions distinctes : la zone séparatiste doit être interrogée sur la volonté ou non de se séparer, la zone restante du pays doit être interrogée sur le respect ou non à accorder à la décision, quelle qu’elle soit, prise dans la zone séparatiste. « Voulez-vous vous séparer ? » demanderait-on aux Flamands ; « Voulez-vous respecter la décision flamande, quelle qu’elle soit ? », faut-il demander simultanément à l’autre partie, wallonne en l’occurrence. Et puisque la Belgique ne fait rien simplement, il faudra laisser aux Bruxellois et aux citoyens des communes dites à facilités le choix des deux questions. Le quorum doit être considérable et le seuil de validation du oui (le contre-exemple du Brexit le prouve) posé à 60 % tout au moins. (La question du statut international éventuel de Bruxelles connaît plusieurs réponses extrêmement fouillées et prêtes à l’emploi, dans les tiroirs d’universitaires trop peu écoutés.)

La démocratie directe et participative suppose en même temps une mission d’information. De même qu’une partie du travail des députés, au jour d’aujourd’hui, consiste à s’informer, de même l’engagement dans une démocratie participative ne se dissocie pas d’un effort constant d’éclairage sur les questions publiques. Cela nous mène au quatrième point, celui de la rénovation du modèle journalistique et de l’information.

 

L’information et le devoir de proposition

 

Le devoir de la presse et du journalisme, en plus de se maintenir libre, indépendante et d’être informative, sera d’être également une force de proposition, non seulement en avançant des idées pour le débat public mais en devenant une plateforme de proposition de projets concrets au gouvernement et aux pouvoirs publics.

Le modèle actuel de l’information va du haut vers le bas et horizontalement : on informe le citoyen de ce qui se passe dans les hautes sphères, et on l’informe de ce qui se passe ailleurs, dans d’autres pays. Cependant, l’information, dans une démocratie directe doit aller aussi, comme le pouvoir, du bas vers le haut. Quelle information ? Qu’est-ce que le peuple a à apprendre aux responsables politiques ? Rien, à part ses plaintes et ses colères, serait-on tenté de répondre au regard de ce qu’on a connu jusqu’à présent. Un modèle de démocratie participative, en conférant du pouvoir décisionnel au peuple, doit lui désigner aussi un devoir de proposition.

Les projets qui germent dans la population doivent compter sur la presse comme sur un ascenseur, qui les porte à la connaissance de tous et à l’attention des pouvoirs publics. Non pas de façon marginale, dans une obscure section en page 27 du journal, mais de façon officielle et ambitieuse. Les universités, centres de recherche ainsi que des acteurs de la société civile produisent des propositions et étudient des solutions. Il faut les sortir de la colonne « opinion », de la page « carte blanche » ou de la section « courrier des lecteurs », pour les exposer de façon ambitieuse et critique. C’est une façon encore de jeter des ponts entre la pensée des citoyens et l’agenda politique.

Ce sera une tâche nouvelle à prescrire au journalisme, de rassembler de manière structurée l’actualité des propositions émanant de la société civile. Dans cette réserve, le Parlement aura le devoir de puiser un certain quota de propositions et de les analyser et exposer sur des plateformes publiques constituant une institution nouvelle dans l’État, où elles seront livrées à l’appréciation populaire. De cette manière le journalisme servira de truchement également du bas vers le haut, maillon fort permettant au peuple de participer continuellement à la formation de l’agenda politique du pays.

Prenons rapidement l’exemple du business model trop méconnu et nommé « économie bleue ». Si les initiatives individuelles jouissaient d’une possibilité permanente et structurée de se faire connaître à l’opinion publique et de devenir, par la force du soutien populaire, des propositions officielles au Parlement, ce business model promu et défendu par l’entrepreneur belge Gunter Pauli (ex-président d’Ecover) ne tarderait pas à inspirer la politique économique du pays et cesserait d’être aussi largement ignoré en Belgique, alors même qu’il a fait fleurir de l’Afrique au Japon, et bientôt en France et en Allemagne, des solutions remarquables à la fois pour la croissance, pour l’emploi et pour la gestion durable des ressources.

Autre exemple, quasi canonique : les propositions issues de la recherche. La chance qu’une idée brillante ayant germé dans le cerveau d’un chercheur atteigne le Parlement est aujourd’hui si faible que la recherche universitaire s’est entièrement tournée, malgré elle, vers les secteurs privés. Soumises à l’attention publique, ces idées brillantes pourraient en revanche prendre un relief parfois considérable et s’imposer, par en bas, à la considération des instances décisionnelles. Le dossier de la taxe Tobbin, par exemple, aurait été posé assurément beaucoup plus tôt sur la table du Gouvernement si l’on avait d’abord consulté l’opinion populaire. La taxe Bolliger, citée plus haut, est un autre cas d’idée forte qui n’a de chance d’arriver que par en bas.

Les propositions locales et d’aménagement du territoire, d’architecture publique et d’environnement seraient infiniment enrichies, si les idées-projets, si les vues constructives, issues des citoyens, universités et ONG incluses, disposaient d’un canal officiel, d’une zone de débat et d’un ascenseur vers le pouvoir. La société est, dans son ensemble, la seule véritable classe politique. Un think-tank géant se trouve en elle, permanent et riche, et n’est pas exploité. Ce gaspillage, à l’heure de l’information et de la communication exponentielle, n’est plus tolérable.

Hier encore, à la cafétéria de telle université, n’entendait-on pas ce calcul étonnant, tout en sachant et en regrettant qu’il ne soit jamais soumis à l’opinion populaire et qu’il ne montera pas jusqu’au pouvoir, qui n’en veut pas : si l’État supprimait le programme de subventions directes pour le financement des voitures de société (2,1 milliards €), il dégagerait de quoi rendre la SNCB gratuite à tous ses usagers (1 milliard €). Et ces chercheurs universitaires ne trouveront à leur rapport (détaillé, circonstancié, fruit de patientes analyses) d’autre débouché social qu’une petite colonne dans la page « opinion » de la Libre, vite lue, vite tournée*… Alors qu’il y a là matière à nourrir un débat décisif sur le modèle de la mobilité dans le pays en allant droit au but, droit au cœur du problème, avec une solution potentiellement forte et solide, dans l’un des dix dossiers les plus importants de la gestion politique. Une plateforme structurée et institutionnalisée permettrait pourtant d’exposer et de détailler l’idée, ses raisons, ses limites, ses perspectives, et, s’il devait s’avérer qu’elle répond à une aspiration de la population, de la porter prioritairement à l’agenda des gouvernants.

Cet exemple et beaucoup d’autres feraient du gouvernement d’un pays véritablement l’émanation de la volonté populaire. Pas nécessairement toujours dans le sens qu’on voudrait. Mais du moins la démocratie porterait mieux son nom, et les pays auraient une conduite personnelle, capable de créativité, de changement, d’essais et d’erreurs : c’est ce que veulent les citoyens las d’être réduits à la seule fonction consommatrice et désireux de devenir, à nouveau, chacun à sa modeste place, bâtisseurs du réel.

Le peuple veut du pouvoir, de la considération, la fin du gaspillage intellectuel et le changement démocratique maintenant, dans la maison commune.

 

*http://www.lalibre.be/debats/opinions/le-train-gratuit-pour-tous-568698f13570b38a57eaba1c

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