On achève bien les anges

Pascale de Trazegnies,

Ils descendent du ciel, les yeux bandés. Enfourchent les chevaux à tâtons, et disparaissent dans une ronde joyeuse laissant derrière eux traîner le souffle de leurs ailes.

Mais, le mal surgit.

Sous de longues robes bleu roi qui masquent les visages, des êtres fantomatiques campés sur des échasses apparaissent tels des squelettes informes cachés sous les étoffes. Ils rôdent. S’approchant des anges revenus folâtrer dans la ronde, ils tournent à l’intérieur de leur cercle en un ballet macabre, hésitant à les toucher de leurs longues perches… Les anges caracolant sont inatteignables.

Voilà que la cible chérie se profile : un homme petit, si petit, minuscule, aux jambes rabougries comme des poteaux de chaises d’enfant. Lui aussi porte des ailes sur le dos. La mort l’entoure de ses robes silencieuses et grossières. Les piques se dirigent inexorablement sur son torse nu. Un silence glacé parcourt l’assistance. Léda sent les larmes affluer. L’enfant à côté, ne comprend pas le drame. Il préférait la carriole avec les saucisses dont le clown vantait les mérites.

Puis… tout s’enflamme. Dans ce long trajet du spectacle comme un ruban léger sur tous les pleurs du monde, le sang apparaît dans l’évanescence de la mousse de savon partout répandue sur le sol qui s’éclaire de rouge. Et tout est rougeoyant et les cœurs étouffent à l’intérieur.

Dehors, sur le parvis du cirque, un feu de Sabbat s’élève vers les astres de la nuit, avec fracas, et l’on ne sait pourquoi, certaines gens veulent s’y coller, rester entre eux, alors que d’autres ne pensent qu’à s’éclipser dans la nuit sombre.

Les sentiments de Léda sont partagés : une nostalgie du temps d’avant, juste celui d’avant, au début de cette année sanglante, en janvier, juste avant que les anges de Charlie un crayon à la main ne soient exécutés, et aussi un sens de l’action, car il faut ramener l’enfant chez ses parents, et pas en morceaux, et pas en bouillie.

— On prend un taxi ? implore l’enfant avec une moue.

La dernière vague du public s’enfonce dans la bouche du métro d’Aubervilliers. Certains regardent leur portable. Ils se pressent.

Le boulevard extérieur est large et la route vers le centre de Paris doit être fréquentée. Mais les taxis passent au compte-gouttes. « Sommes-nous si loin de tout ? » pense Léda.

Oups ! Il faut se battre, Léda ! Saute, saute dans ce taxi bleuté !

— Où allez-vous ?

— Près de l’Étoile.

Ni radio. Ni chien. Ni propos. C’est étrange, cette ambiance dans l’habitacle. Après plusieurs secondes :

— Vous ne savez pas ce qui s’est passé ? demande le chauffeur.

— Non.

— Ça tire de partout. Il y a eu des bombes. On ne sait pas d’où ça provient. On ne sait pas si c’est fini.

— Où ça ?

— Je viens du Bourget. Une bombe vient d’éclater au Stade de France. Il y a une heure, j’ai déposé quelqu’un à Bastille. C’est la pagaille. Tout est bloqué.

— C’est là où j’habite ! s’exclame Léda. Comment vais-je rentrer chez moi ?

— Impossible !

Léda regarde l’enfant. Un même courant les lie. Le chauffeur paraît aux abois.

— Je ne prends pas le boulevard extérieur. Je ne sais pas par où je vais passer.

La voiture s’aventure dans des arrondissements déserts, loin de la route normale.

— On s’éloigne ! lance Léda.

— Vous ne vous rendez pas compte ! J’ai peur d’être pris par un tir… Je vais là où se trouvent des policiers…

On aperçoit la colonne Vendôme. Le compteur tourne. Léda tient la main de l’enfant et lui jette un clin d’œil.

— Pourquoi ne mettez-vous pas la radio ? demande-t-elle.

— Ah ! Je suis dégoûté ! Je ne veux plus rien entendre.

La peur du taximan est palpable. Et pourtant… Il semble jouer. C’est tellement énorme ! Un mythomane ? Un escroc ? Dans quoi sont-ils tombés ?

Chez le père de l’enfant, la télé crache des images et du son. Le portable de Léda est surchargé de messages. Dès leur entrée, ils ont compris.

Le temps des humains se déploie comme un élastique. Parfois il se tend et laisse sur la peau une trace rouge. Ainsi le soir du 13 novembre s’est-il tatoué sur Léda. Que fait-elle à Paris les doux soirs de novembre ? Parfois elle traîne. Elle dérive. Elle parle à la mer des ombres. Et non loin de son port. Et non loin de sa trace. Là, exactement là, où 300 personnes se sont fait abattre par des tirs de kalachnikov.

« Ce sera mieux hier », pense-t-elle en reprenant le métro vers chez elle le lendemain matin.

« Mon horloge n’est pas la même. Elle est à deux cadrans comme celle de Jacques Gallon approuvée par l’Académie des Sciences en 1777 avec Privilège du Roi. Et l’un marque le temps moyen, l’autre marque le temps vrai.

« Je veux vivre dans le temps vrai. Pas de regrets, pas de projets. Mon sang coulait hier, mon sang coulera demain. Le flot sanguin de nos ancêtres a tapissé le globe sur lequel je me promène. A imbibé la terre dont se gorge ma nourriture. Alea jacta est ! Ce sera mieux hier ou c’était mieux demain ? Peu importe. Le goût du cuberdon crémeux de mon enfance est encore sur ma langue et la prochaine éclipse totale de Lune cueillera peut-être mon regard fou… Je ne sais pas. Je sais que j’aime la vie. Et que les anges sont sexués. »

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