Toute une vie comme une balle dans la tête. Tout un roman comprimé en quelques images.

On m’avait prévenu à la dernière minute. J’avais dit oui bien sûr. C’était un honneur d’être invité. Mais c’était aussi une angoisse terrible. J’éprouvais une immense pitié en m’y rendant.

Ma connaissance de la Rome de Néron, de l’Allemagne d’Hitler, était suffisante pour que j’aie déjà entendu parler de telles fêtes d’adieu. Mais c’était une autre chose d’y être convié. J’avais peur à l’avance de ce qui m’attendait, dans la vieille maison où j’étais venu si souvent. Est-ce que je serais à la hauteur ? Est-ce que je pourrais garder jusqu’au bout un sourire rassurant ? Mon tempérament me poussait toujours à nier la menace de la mort chez les autres, à les tromper jusqu’au bout. J’allais devoir m’adapter.

La fille aînée, Élise, m’aimait bien, c’est elle qui avait insisté pour que je vienne. Ses parents étaient d’accord. Est-ce qu’ils se souvenaient vraiment de moi, depuis tout ce temps ? Ils avaient autre chose en tête, je pouvais comprendre cela. J’ai sonné. Élise avait les cheveux gris, les paupières fripées, mais elle souriait de toutes ses dents. Elle m’a pris par le poignet pour me faire franchir l’affreux couloir.

Il était onze heures. La table était dressée pour un déjeuner matinal. C’était une réunion très intime, puisqu’à part la famille directe, il n’y avait que le médecin hollandais et moi.

Les maîtres de maison étaient assis dans leurs fauteuils jumeaux, devant une table basse où un festin avait été préparé. Monsieur Arcas, à 93 ans passés, n’était changé que de loin, il avait toujours son visage aigu, son air aimable et nerveux. Il a fait le geste de se soulever à demi en m’apercevant, sans insister plus que nécessaire. Madame Arcas, de deux ans son aînée, souriait aux anges, d’un air effrayé et dolent. Elle donnait l’impression de n’avoir plus grand-chose à voir avec le monde qu’elle allait quitter. Tous les deux étaient si vieux, si lents, si loin des autres – leurs enfants, leurs petits-enfants et le petit homme à barbichette – qu’on avait l’impression de les voir glisser sous nos yeux hors du temps.

Ils étaient, trônant au-dessus des humains ordinaires, ceux qui verraient encore le soleil se lever. Nous sentions tous à quel point cette perspective ne les concernait plus.

Et moi, de retour des limbes, qui remettais les pieds dans la maison des fêtes d’enfance, le dernier jour.

Élise s’affairait, un peu inutilement, il y avait si peu à faire. Je sentais son extrême fatigue, alors que sa sœur et son frère, plus détachés, semblaient en visite dans leur propre domaine ; leur politesse même était un adieu.

Elle a pris la bouteille de champagne posée sur la table et l’a apportée à Monsieur Arcas : « Tiens papa, c’est toi le spécialiste, débouche-la. » Les longues mains blanches, tavelées, crochues, se sont refermées autour de la bouteille luisante de froid. Elles n’avaient pas assez de force pour affermir la prise, et la bouteille glissait lentement. Je me suis accroupi près du vieil homme, entre son fauteuil et la bibliothèque entièrement vide : il avait fait le grand nettoyage, les enfants avaient pris ce qui les intéressait, le reste était parti dans un home pour immigrés clandestins. J’ai enlevé la coiffe, détortillé le muselet. Explosion sourde dans mon poing.

Alors la musique a commencé. Madame Arcas souriait toujours, mais j’ai eu l’impression qu’elle écoutait. Ce qui rendait malaisé d’en être sûr, c’est son regard opaque, elle était presque aveugle. Mais le ravissement s’emparait d’elle peu à peu et son sourire avait à nouveau un visage. Elle s’est tournée avec lenteur vers son mari.

Lui avait une vue d’aigle ou de hibou, mais pas d’oreille, et il battait du pied la mesure, à contretemps. Son ardeur en écoutant une dernière fois la chanson qu’ils avaient choisie ensemble, quand ils se parlaient encore, me paraissait sinistre, mais en même temps, héroïque à souhait. Je ne regrette rien. C’est l’hymne national de leur vie, a dit Élise. Je regardais Simon Arcas entre deux vagues, comme on regarde un capitaine de navire s’enfonçant sous les flots.

À présent le docteur Snoops s’était mis à découper le gâteau avec une précision chirurgicale. Huit gros rectangles de biscuit crémeux recouverts d’un couvercle en pâte d’amande rose, de ce rose de photos coloriées dans les vieux albums de famille. Nous nous sommes mis à plusieurs pour répartir les assiettes. Les petites cuillères s’activaient, mais en fin de compte, personne n’a réussi à déglutir plus de deux ou trois bouchées.

La chanteuse d’un autre âge s’est arrêtée net, emportant les paroles perdues.

Madame Arcas me fascinait. Il y avait une telle joie dans son regard. Je croyais qu’elle ne savait plus vraiment ce qui allait arriver mais je me trompais. Elle s’est tournée vers son mari :

— C’est merveilleux. Nous allons revoir ce pays que tu aimais tant.

Sa petite voix d’oiseau, au moment de s’envoler.

Il était l’heure de partir. Le taxi, long véhicule à 8 places arrière, était là pour donner du faste au déplacement. Mais rien ne ressemble plus à un corbillard qu’une limousine de fête. Ma gorge s’est serrée encore davantage. J’avais les genoux de Laurent, le petit frère, contre les miens. C’était un enfant quand je venais jouer dans le jardin avec ses sœurs. Il avait beaucoup grossi, depuis lors.

La clinique était située à l’arrière d’un petit parc, partiellement transformé en parking, et bordant un carrefour passant. Ce qui restait d’arbres et de haies ne préservait pas très bien du bruit, bien qu’on soit un dimanche et que la circulation adjacente aille au ralenti.

Durant leurs fiançailles, Simon et Mona venaient ici, dans ce parc, se promener main dans la main, et je n’avais aucun effort à faire pour superposer à l’image des deux amoureux fantômes, avançant pas à pas vers leur dernier lit d’amour, celle de deux jeunes amants éperdus de désir et de chasteté. Une fois de plus le passé était plus vif que l’éternel présent.

Nous avons sonné à la porte, frappé aux vitres. Tout fermé, sombre, solennel. Une curieuse absence, alors qu’il se remettait à pleuvoir. Laurent a tiré son téléphone de sa poche. Gilberte – mais nous n’allons pas reparler de la plus jeune sœur, il y a prescription.

Par cercles concentriques, le sentiment du monde se rapprochait de moi.

Le grand panneau vitré par lequel nous sommes entrés, Élise et moi, n’était ouvert que par mégarde. Venant du parking, nous l’avions remarqué en passant, légèrement entrebâillé, et j’avais appuyé dessus à deux mains. Il avait cédé, et nous avions fait quelques pas dans le sas, le cœur lourd.

Le hall d’accueil était plongé dans la pénombre. En un sens, c’était fermé. Personne en vue. Le personnel était à la cantine, ou mangeait un sandwich debout dans le vieux kiosque à musique, sous la pluie battante. Le réchauffement de la planète, cet été-là, c’était la pluie, une pluie mate, incessante, une sorte de roulement de tambour noyé. Tout était spongieux, même la moquette, même la fausse verdure du jardin d’hiver.

J’ai contourné le comptoir de réception, j’ai appuyé sur un bouton vert qui a déclenché l’ouverture de la porte principale, et les Alsan, accompagnés du vaillant docteur Snoops, ont pu pénétrer enfin dans la clinique du Chant d’Oiseaux. Les lumières se sont violemment rallumées. Une sonnerie lointaine, mais vrillante, insistante, faisait circuler des cris et des pas. Une dame en tenue d’infirmière mal boutonnée a surgi, on voyait ses seins. Une autre est sortie d’un ascenseur miraculeux, en tailleur noir sans forme, avec un grand sourire qui venait du cœur. Mona et Simon ont été entourés, caressés, dans le bourdonnement alterné de deux voix de fausset. En un instant, ils ont été détachés du groupe, et conduits pas à pas vers un tapis rouge. Il y a eu un flottement. Il était clair que tout allait se passer très vite, que le tapis rouge donnait sur un couloir vitré, qui menait à une chambre à deux lits, qui menait…

Élise s’est avancée : Je veux rester avec vous. Son père a secoué la tête doucement.

— Non, surtout pas. C’est inutile. Nous allons nous endormir très rapidement.

— Papa. Papa. Laisse-moi être là.

— Ce serait déchirant. Embrasse-moi, ma chère fille. Embrasse ta maman. J’ai toujours été immensément fier de toi.

Il forçait un peu sur le sublime, pour donner une couleur vivante à ce qui n’était sans doute qu’un moment de glace, une descente sans retour. Toutefois, j’étais émerveillé par sa force d’âme. Vouloir qu’on donne la mort à sa femme, qu’on lui donne la mort, et si posément. Je lui ai demandé l’honneur de l’embrasser aussi.

J’avais toujours pensé que la mort me serait de peu de chose, le moment venu, mais je pensais à la mort solitaire. Je me trompais. La mort m’était de beaucoup. À présent, je voyais qu’on pouvait descendre au tombeau en tenant son amour par la main.

Quand j’ai vu passer derrière les vitres d’aquarium le couple chancelant, précédé de deux infirmières solennelles, et suivis à distance par le triangle aigu de leurs enfants qui chuchotaient, toute l’horreur de la condition humaine m’a saisi. J’ai fait un vague signe de tête. J’ai reculé jusqu’à la baie vitrée.

Je suis reparti par le même chemin, dans la même pâte de jardin mouvant. L’orage reprenait de plus belle, l’eau du ciel tombait avec fracas, en herse, et je marchais replié dans mon col, humant l’odeur de larmes de la grosse pluie tiède.

C’est seulement en sortant du parking et en regardant autour de moi pour essayer de me repérer que j’ai compris que quelque chose d’anormal arrivait. Ces trois arbres, cette station d’essence défraîchie, et ce long mur en briques rouges écorchées, de l’autre côté d’une voie rapide, je les connaissais. Ce carrefour, j’y étais venu. J’y avais rendez-vous, à trois heures et demie, au sortir de la messe. L’église, j’entendais sonner d’avance son joyeux lâcher de fidèles. Les portes allaient s’ouvrir dans un instant.

Ce qui m’avait empêché de voir un rapport direct entre deux expériences rapprochées, c’est que le fil qui aurait pu les relier avait été coupé brutalement. Et voilà qu’il se renouait soudain.

J’ai senti dans la bouche un violent goût de tabac. Je fumais. J’ai enfoncé la main, les mains dans mes poches vides. Je ne fumais plus depuis vingt ans. J’ai vacillé un instant entre deux futurs possibles : dans l’un d’eux, Manuela allait sortir de l’église, me voir, et s’approcher de moi, lentement, sans sourire, de son petit pas paresseux d’enfant trouvé. Dans l’autre, elle était morte il y avait trente-deux ans.

La journée passée se déplie devant moi.

Un déchirement de tout mon être me courbe en deux, brutalement. J’ai mal. Je respire. Quand je relève la tête, Manuela a traversé la chaussée.

Je la serre très fort. Nos visages se rapprochent. Je suis heureux. Je l’embrasse. C’est la première fois. La première fois.

Sa bouche et ma bouche sentent le tabac.

Je ne sais pas pourquoi je rattache cette rencontre à une autre histoire, plus tragique, dont j’avais été le témoin. C’est inutile. Le voyage dans le temps est un combat singulier, qu’on perd, qu’on gagne, qu’on reperd, qu’on regagne, et ainsi de suite, jusqu’à la somptueuse défaite finale.

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