Saturday Night Fever

François Harray,

Je ne vois que mes pattes d’eph et mes bottes en faux croco blinquantes. Ces dernières martèlent le sol avec la fierté invincible de la jeunesse. J’ai de la peine à les suivre. La musique des Bee Gees scande mes pas. Ils sont enjoués comme le disco. Le solo de guitare s’emballe. Moi aussi. J’arrive à la place De Brouckère. Je ne suis plus qu’à quelques mètres de L’Eldorado. C’est LE jour de ma vie. Du haut de mes quinze ans, je vais visionner Saturday night fever.

Sébastien m’attend dans la salle africaine. Je l’embrasse dans le cou. Je ne regarde même pas si quelqu’un nous observe. Je m’en contrefous. C’est notre instant de grâce. Je le sais. Rien ne peut nous arriver.

Personne ne pourra plus nous empêcher de voler la Mustang rouge 69 de son père et de rouler la nuit à fond la caisse sur les routes de campagne. Personne ne pourra plus nous empêcher de tirer à coups de flingue sur les fantômes de nos nuits. Personne ne pourra plus nous empêcher de taffer nos joints et de nous enlacer toute la nuit en buvant de la vodka.

Ce matin disco superstar 1977, personne ne pourra non plus m’empêcher de me mirer dans mon miroir cerclé de plastique orange. Personne ne pourra m’empêcher de trémousser mon petit cul rebondi tout en écoutant mes vinyles, comme le font les tapettes.

Je le sais, je les ai déjà vues se dandiner à une émission de télévision.

Personne ne pourra m’empêcher d’essayer mille chemises au col deltaplane et d’autres fringues plus psychédéliques. J’ai maquillé mes yeux au Khôl.

Purée, Gabriel, me dit Sébastien dans la salle de cinéma, tu t’es fringué comme une folle !

Le film commence. Je broie la main de mon mec. Mon rythme cardiaque accompagne les pas de Tony. Il est là, marchant comme moi sur les trottoirs de New York. Staying Alive cadence sa marche triomphante.

La salle tournoie au rythme des cuivres. Je virevolte comme une boule à facettes et tourbillonne en levant le bras tout en me déhanchant. J’emporte Sébastien et les autres spectateurs dans un tournis cosmique. Ce n’est plus Tony qui s’entraîne avec Stéphanie au Philips dance studio, mais mon mec et moi. Nous devenons des Disco Kings à la prestation ciselée à la paillette près.

Au final, qui a gagné le concours ?

*

Un an plus tard à Marrakech, nous nous rendons dans un Riad près de la mythique place Jemaa el-Fna avec deux amis marrakchis. Nous ne nous doutons pas qu’à cette fiesta mauresque, il y a une arène pour les danseurs. Un concours est organisé à l’occasion du Ramadan. Le bon peuple de la Ville impériale lèvera le pouce pour encenser le nouveau Dieu de la piste. Au Maroc, on sait comment mettre le feu. Cris, hululements, danses… Un condensé de brouhahas et d’éclats de joie qui semblent avoir été bridés les onze autres mois de l’année. On se lâche. Le Ramadan, c’est une fête !

Nous sommes les deux seuls Européens dans ce lieu hors circuit touristique. Les grands yeux profonds de nos hôtes dévorent nos iris bleu clair. Lorsque nous entrons en piste, une ovation nous soulève à rendre jaloux le Travolta. La puissance du délire écrase mon torse. J’espère qu’Yves Saint Laurent quittera la Villa Majorelle et toute sa clique bien perchée, juste pour venir nous acclamer et nous offrir sa chemise. Nous exhibons à nos amours du désert un final bien au-delà de l’exercice de style de Saturday Night Fever. Jamais je ne me suis senti aussi proche de Sébastien. Jamais nous n’avons dansé dans une telle communion, magnifiés par les acclamations de la salle. Il ne nous reste plus qu’à mourir sur scène.

Brahim, notre challenger, emporté dans ce mouvement avec tant d’élégance, nous a rejoints dans les cieux fermés des vrais danseurs. Il se lance dans une danse du ventre qui nous percute les tripes. Elle est princière et soutenue par les hurlements de la foule. Jamais je n’ai vu trémoussements et secouages de popotin aussi érotiques. Nous remportons ex aequo avec ce vieux Marocain de vingt ans notre plus folle compétition de danse. Les spectateurs sont des connaisseurs ! Il est impossible de nous départager.

Les jours suivants, Brahim, fagoté en garçon, nous emmène à plusieurs reprises dans sa famille pour le Ftour.

Dans le souk de Marrakech, au Café de France, dans les rues environnantes, des passants nous offrent des bonheurs furtifs en nous reconnaissant. Nous jouons à nous admirer dans le reflet de leurs dents blanches. Sébastien et moi ne faisons plus qu’un : Tony qui frime dans les rues de Brooklyn sous les voix charnelles des frères Gibbs.

*

La fureur du son funky s’est étouffée lorsque les années 80 ont pointé leurs golden-boys. Fini l’insouciance stérile. Place à la rage.

À la radio, ma mère écoute Thatcher qui argumente :

There is no alternative…

La dame de fer ajoute que les hommes de plus de vingt-cinq ans qui prennent le bus sont des ratés.

Les Rois du disco et les hippies sont relégués au titre de dégénérés improductifs.

Le coiffeur, pour la première fois depuis une décennie, coupe mes longues boucles pour me transformer en banquier. Chaque mèche de cheveux tombant sur le carrelage emporte mes pas de danse vers le silence de la pensée argentique. L’humanité fait des courbettes au profit.

Aujourd’hui je suis mort.

En 1982, à vingt ans, je dis à ma mère que je suis homo. Elle me regarde droit dans les yeux, et me dit, sans défaillir :

Tu aurais mieux fait de ne pas naître !

Dans les années 90, je découvre que mon homme, Sébastien, n’est plus le Dieu de la piste. Il est devenu un médecin productif. Il a trois beaux enfants qui rouleront en 4×4 survitaminé et seront heureux.

Dans les années 2010, avec les trois nouveaux hommes de ma vie au cul d’hippopotame empailleté, nous décidons d’enterrer la nostalgie. Ce sera mieux hier et pour demain à jamais ! Nous avons acheté un ancien bar branché de la Capitale pour accueillir notre Disco Club Residency. Le concept : une nuit de Saturday Night Fever une fois par mois jusqu’à la mort du dernier survivant. La surface de la salle est énorme. Étroite en façade mais d’une profondeur de plus de deux cents mètres. Après un sas d’entrée protégé par un épais rideau rouge, s’étale un long bar qui nous sert aussi de cuisine et de salle à manger. Les murs sont recouverts de centaines de pyramides 3D en bois, disposées en mosaïques. Parfois, comme une vache, je me gratte le dos sur leurs pointes. Nous en avons recouvert une partie de feuilles d’or. Les banquettes et tables utilisées pour le show et la funky nous servent de lits. Plus loin s’étend une piste de danse identique à celle du film de John Badham, prolongée par un troisième espace contenant les latrines à tout faire et notre salle de bains privée.

Nous vivons dans la boîte. Nous sommes le Disco Club Residency. Nous sommes les quatre plus belles boules à facettes de l’univers. À l’étage vivent les gogo disco boys. Ces bêtes de spectacle assurent l’ambiance et chauffent la salle. Ils attirent de nombreux clients bien plus que nos carcasses déglinguées. Chaque mois, Tony Travolta revit son apothéose. Le film Saturday Night Fever passe en boucle sur un écran dans le fond du club. En contrepartie, les gogo boys habitent gratos dans notre résidence. Ils sont notre joie de vivre. Ces petits mecs aiment déconner. Impossible de s’encroûter même si parfois, l’un ou l’autre nous pique du fric, de la tequila ou la collection de BD de mon ami Christophe pour aller la revendre pour des peanuts dans une librairie d’occasion. Hassan, leur chef, est un sans-papiers, travesti à ses heures. Il tapinait pour survivre. Créatif, il est devenu la meneuse de la revue disco de notre club. C‘est le pilier central de nos féeries et de nos existences. Il est notre fils rutilant.

Au deuxième étage, nous avons le projet d’installer dans un grand appart cosy, des chambres à l’attention de nos futurs infirmiers et autres aides ménagers. De quoi finir nos jours dans notre résidence de séniles en nous dodelinant. Nous achèterons des béquilles antidérapantes et on continuera de s’éclater sur la piste. Seule exigence pour le recrutement de nos aides : les prétendants aux jobs doivent danser un disco impeccable lors de nos Fever. Hassan, notre homme de confiance, veillera sur nous puis héritera de notre Cabaret.

Une nouvelle génération de pattes d’eph jouira encore et encore sur la piste illuminée.

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