Les bienfaits de la natation

Marc Guiot,

Adèle accompagne aux bains Neptunium son rang de sauvageonnes qui dans un joyeux désordre descendent en sautillant la belle avenue Louis Bertrand par une matinée de mai. Encore trente fois dormir et elle sera retraitée. Adèle est au bout du rouleau, elle vient d’avoir 67 ans. Elle souffre horriblement du dos. Hernie discale. Maladie professionnelle avait dit le professeur Peeters en regardant ses radios. Adèle a dépassé depuis longtemps la date de péremption des profs d’éducation physique. Elle n’en peut plus de ce métier de chien berger. Vivement le mois de juin : une retraite sobre dans un joli camping de Hastière-là-haut où Adèle et sa compagne possèdent un chalet, un jardin pour Rintintin, leur border collie et un minuscule potager pour faire comme tout le monde. Sa collègue, Julie moulée dans son training sexy conduit le groupe suivie par les petits caïds du quartier comme une meute de canards en rut. Elle vient d’être engagée, elle est la coqueluche des gamins du Lycée. La pauvre ! Adèle la plaint. Elle devra descendre et remonter son rang, semaine après semaine pendant encore 45 ans. Elle essaye donc d’imaginer Julie heureuse. Elle songe à l’époque où elle avait elle l’âge de porter des trainings seyants après quatre ans de fréquentation de la faculté d’Éducation physique où elle rencontra Jean, l’homme de sa vie, pensait-elle. Il excellait en athlétisme et dans l’art de la drague. La préfète de son Lycée l’avait fait appeler après la proclamation. Adèle avait été une rhétoricienne brillante et un espoir belge au Jeux Olympique catégorie plongeon, discipline dans lequel elle excellait. Elle ramènera de Munich une médaille de bronze. Son dos la fait souffrir atrocement, surtout le matin. En traversant la rue Josaphat elle se revoit gamine dans ce même rang, se rendant à la piscine schaerbeekoise toute neuve où elle apprit à nager. Elle avait été inaugurée l’année de l’exposition universelle. Petite fille elle se rendait presque tous les jours avec sa mère à l’expo 58 : Bruxelles mondialisée, universelle. Elles avaient toutes deux un abonnement. C’est dans la rue Bergé toute proche que s’est réfugié longtemps le terroriste le plus recherché d’Europe. Plusieurs élèves avaient refusé de respecter la minute de silence en hommage aux victimes des attentats de Bruxelles. L’une d’elle marche au milieu du rang. Elle a noué son foulard malgré l’interdiction. « on est dans la rue madame, pas à l’école, on peut ». Lasse, Adèle a cédé. Fatiguée, elle commence à plier sur tout. Pour la soulager la préfète lui a donné un demi-horaire de sciences dans les classes inférieures et elle a cédé sur Darwin face à la meute déchaînée vantant le créationnisme coranique. Elle a cédé quand les garçons lui imposèrent de diviser la classe en deux, les filles à droite, les garçons à gauche.

Son Lycée pour filles, autrefois une référence bruxelloise, envoyait la majorité de ses élèves diplômées à l’université avec un taux de réussite impressionnant.

Tout cela a changé. Not for the better, pense-t-elle par-devers soi. Madame la Préfète, une élégante quinquagénaire, assortissait alors la couleur de la plume d’oie qui trônant sur son bureau à celle de ses toilettes extravagantes. Elle avait été convoquée plusieurs fois dans le vaste bureau tant redouté par les lycéennes. Son prof de maths qui lui cherchait noise l’avait vue au parc Josaphat, très maquillée fumant la cigarette en compagnie de trois garçons de l’athénée. Elle eut droit à un blâme et un retrait de dix points de conduite. Comment expliquer à sa mère cette tache rouge dans un bulletin rempli de chiffres tracés d’une main sûre à l’encre bleue ? La maman d’Adèle avait, elle aussi, fait ses humanités au Lycée, dans la classe de la préfète, fille d’un éminent professeur de l’athénée. Elle ne manquerait pas de lui téléphoner pour évoquer la transgression. Jeunes filles, les deux amies se retrouvaient à la bibliothèque publique de la rue de la Ruche qu’Adèle et ses élèves venaient de longer. Elles empruntaient les auteurs imposés : Gide, Montherlant, les classiques, Corneille, Racine, Voltaire, Balzac, Stendhal et puis aussi Delly, évidemment. Sa maman qui n’avait jamais travaillé lisait tellement de livres qu’elle avait dû redoubler sa classe de poésie. Un comble. Adèle détestait les livres. Sa mère avait échappé à un premier redoublement en quittant la section latine des Dames de Marie pour s’inscrire en section moderne au lycée laïque sur le conseil de l’avocat paternel, un joyeux franc-maçon grand bouffeur de curés et croqueur de bonnes sœurs. Ses nouveaux professeurs étaient des maîtresses femmes toutes issues de l’ULB où elles avaient dû se faire une place parmi les fils de bourgeois misogynes, grands guindailleurs courant volontiers le guilledou. Cela fit d’elle une femme de caractère doublée d’une redoutable féministe.

Le rang traverse la rue Josaphat, ancien ezelsweg, qu’empruntaient jadis les maraîchers pour conduire les légumes à dos d’âne au marché de Bruxelles. Elle veut commenter le tableau en carrés de faïence, sur la façade de l’Osteria del Stelle, un rital restaurant branché installé dans un ancien caberdouche de quartier. Il représente l’ancien village de Schaerbeek mais le rang avance au pas de gymnastique imposé par Julie et sa garde rapprochée de jeunes bellâtres Maghrébins. Interminable et comme effiloché, le rang longe les belles façades art Nouveau de Strauven et Hemelsoet millésimées 1907 avant de s’engager dans la rue des coteaux ainsi appelée à cause de vignobles qui autrefois couvraient cette pente raide que les cyclistes bobos écolos remontent debout en écrasant les pédales et en suant à grosses gouttes.

On a donc rasé tout cela y compris l’église gothique et les fermes anciennes et les vergers prisés par les peintres du faubourg schaerbeekois, dit des artistes, comme Montmartre. Tout ça pour un caprice Art nouveau et un souci de perspective urbanistique à la Léopold II. Même Van Gogh s’y serait arrêté pour peindre. Que tout cela a dû être beau du temps de Pogge boer, se dit-elle. Son grand-père lui en parlait les yeux mouillés d’émotion. Elle a son âge aujourd’hui et en est toujours à suivre ce rang et à enseigner la culture physique et la biologie. Contrairement à ses collègues d’histoire ou de français plus érudites de décennie en décennie à cause des programmes intenses de lectures qu’elles s’imposent, Adèle, ancienne athlète, se déglingue d’année en année. Ses muscles se relâchent, ses vertèbres écrasées lui font souffrir le martyre, bien que son beau corps demeure svelte et relativement souple. Elle porte le cheveu gris coupé à ras pour donner à son visage crispé une ultime apparence de jeunesse.

Adèle s’imagine traversant l’ancien village avec la vieille église rurale anciennement temple de Bacchus. C’était du temps où broutaient plus d’ânes dans les prairies que ne fréquentaient de paroissiens l’ancienne église Saint Servais. Un cratère grec en marque l’emplacement. Plus que deux cents mètres à courir dans la rue des coteaux, ancienne vallée du Maelbeek où de sordides maisons de rapport ont remplacé les antiques vignobles vers 1907.

Elle n’est pas sûre d’y parvenir. Mais voici qu’apparaît l’hideuse façade symétrique du Neptunium dont les fenêtres volèrent en éclats victimes de casseurs décidés à en découdre contre la visite que Jean Marie Le Pen y rendit à son ami le bourgmestre de la commune ; son grand-père lui avait rappelé les meetings de Rex à l’ancien Palais des Sports tout proche.

Elle titube dans l’escalier, achète une liasse de tickets longe la mosaïque monumentale en verre de Murano invitant le visiteur à savourer les bienfaits de la natation : un groupe de trois naïades, à droite, fait face à trois baigneurs, à gauche, avec au centre une sculpture en cuivre repoussé. Combien de fois, adolescente ne l’avait-elle vue sans la regarder vraiment en se rendant à ses entraînements.

Tandis que le groupe rejoint déjà les cabines du premier étage, elle s’éclipse au bar pour avaler un cachet antidouleur dans un double scotch avant de se mettre en maillot en cabine.

Elle ferme à double tour la porte à hublot, reprend doucement haleine, respire profondément avant de rejoindre ses élèves en bord de piscine où Julie fait son grand numéro.

Un des bellâtres la dévisage, mate son corps ferme encore et la défie

Chiche que tu plonges de la girafe.

Ses complices ont le regard braqué sur elles et les filles de sa classe également. Vas-y, m’dame, vas-y. Montre-lui.

Julie ricane dans son bikini.

Chiche dit-elle, sèchement.

Le jeune challenger roule des mécaniques et s’élance vers la girafe, se hisse d’un coup de reins sur le plongeoir prend son élan et s’écrase sur la poitrine dans une gerbe d’eau et sous les rires des gamines. Adèle monte à son tour, ferme les yeux se concentre longuement prend son élan et exécute un plongeon olympique impeccable, précédé d’un saut périlleux parfait mais elle ne remonte pas. Affolée, Julie veut lui porter secours et les maîtres-nageurs se jettent à son secours. On la sort de l’eau et l’allonge toute ruisselante sur le banc en faïence beige. Elle a juste le temps d’entendre the witch is dead avant d’être emmenée en civière par deux solides brancardiers couleur ébène.

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