« Est-ce un monde qui naît ou l’avenir qui meurt ? » (Aragon)

Françoise Nice,

Remerciements à Claudia De Decker-Ritter

 

Les moteurs du ferry grondent, le pont arrière va se relever, les dernières voitures embarquent, les retardataires courent essoufflés. Odile est à sa place préférée, sur le premier pont arrière, près du drapeau blanc et bleu. Le pont de métal se relève, les moteurs grondent un peu plus fort, le Ferry vibre, l’eau du port s’agite à grands remous, le bateau s’arrache et dessine sa queue d’écume. Elle voit l’île qui s’éloigne, se trouve une table et une chaise à l’ombre. Chacun s’affaire pour la traversée de 4 heures qui les ramènera au Pirée. Il y a déjà une file devant chaque bar. Odile s’y ajoute, commande son freddo cappuccino, un peu de sucre mais pas trop, « metrio », le barman l’exécute avec soin, comme pour chaque passager. Barrista grec, c’est un art. Déjà les maisons blanches ont fondu dans les collines, l’île n’est plus qu’une lointaine silhouette ocre. Le vaisseau prend la route humide, Odile serre les dents, elle sait qu’elle ne reviendra pas dans l’île avant un an.

Elle sort son livre, « Aurélien ». Ce roman l’a tellement touchée autrefois, elle ne sait plus pourquoi, elle veut le relire. Elle le caresse et sent se poser sur elle un regard. Elle lève la tête, en surplomb un homme coiffé d’un panama la regarde en souriant : « Vous aimez Aragon ? »

Il parle français. Elle l’avait repéré ce chapeau, au milieu de la foule juste avant l’embarquement. « Oui, Aragon, c’est un amour de jeunesse, je pourrais tout relire ». « J’ai tout relu » réplique l’homme un sourire aux yeux.

Ainsi commença leur conversation. Il se présenta : Antoine Desnos, « rien à voir avec le poète, je suis belge » « Ah vous aussi… Odile Lamarche, rien à voir avec l’écrivaine ». Un premier rire les rassemble, qui balaye en un coup de vent la mélancolie d’Odile. Mais pas le panama. Antoine D. le tient au bout de la main. Sa main est fine et son geste gracieux note Odile.

Ainsi commença leur dialogue. Elle apprit qu’il s’occupait de littérature, il ne précisa pas s’il était professeur, ou critique ou auteur. Aragon les accapara un long moment, sa poésie, ses romans, ses articles, ses engagements et déchirements. Il était disert, elle était volubile. Ils s’accordèrent pour dire que le cœur d’Aragon continue de battre dans sa langue poétique « Mais je ne veux pas vous empêcher de lire… ». « Non, vous ne me gênez pas ».

Le bateau trace sa route. Le soleil de midi éclabousse le ferry. De blondes estivantes lui offrent encore un bout de peau à rôtir. À l’abri, des ouvriers fument cigarette sur cigarette, un jeune homme mène une conversation sans fin au bout de son téléphone. Un autre regarde l’horizon. Il est noir, seul, ne parle à personne et personne ne lui parle. Un chien dort, les pattes sur ses yeux. Régulièrement, un jingle retentit, et rappelle que les bars, restaurants et boutiques sont encore ouverts.

Odile L et Antoine D. clapotent dans ce brouhaha, tanguent dans l’amour des lettres. Chacun raconte son séjour dans l’île. « Avez-vous visité le petit musée archéologique ? » Ils se quittent en évoquant le sourire de cette tête de déesse. L’un et l’autre l’ont remarqué, ce visage de céramique surgi des fouilles. Le sourire naît de la terre sculptée, cuite et peinte. C’est un sourire qui surgit de la matière même, suggérant une plénitude extraordinaire. « Étrange non, cette civilisation qui représentait ses dieux et ses défunts avec un tel sourire ? » « Oui, ce sourire archaïque, puisque c’est ainsi qu’on le nomme, reste énigmatique » « À côté de ce sourire, celui de l’Éveillé fait pâle figure ». Ils rient. Antoine D : « Imagineriez-vous qu’on statufie aujourd’hui nos illustres en les dotant d’un tel sourire ? »  « Ah, il serait difficile de les déboulonner ces statues-là » fait Odile. « Elles l’ont déjà été, et plus d’une fois, note Antoine, ce sont des rescapées ». Ils rient encore.

Les premières collines d’Athènes se profilent, le ferry glisse entre les piles de containers colorés, les passagers se ruent vers la soute. Dans la bousculade, ils se font un signe d’adieu.

Le pont s’abaisse, le ferry recrache sa cargaison, la police accompagne le débarquement à grands coups de sifflets gesticulés. Le Pirée est là, bruyant, effervescent. Valises, vêtements, appareils de navigation, parapluies, tout est négociable. Ici coïncident Orient et Occident. L’Extrême-Orient y a pris pied aussi, depuis qu’un actionnaire chinois a pris le contrôle du port. Antoine D. et Odile L. disparaissent dans la foule.

Odile gagne son hôtel, rue Euripide, à deux pas de la station de métro Monastiraki. C’est son seul repère connu. Tout en haut, sur la terrasse, la vue sur l’Acropole est magnifique. Demain elle commencera son périple de trois jours vers les grands musées. Elle n’a pas d’autre objectif. Pour le reste, elle délaisse ses guides et son navigateur téléphonique. Elle veut se perdre à travers le temps et l’espace, humer, flairer cette ville au hasard de ses pas, s’approprier une histoire qu’elle ne connaît pas. Chercher les liens cachés ou manifestes entre passé et présent. On dirait qu’elle cherche quelque chose, comme s’il s’agissait d’un dernier voyage, d’un élan qui la confronte à son ignorance. À ses élèves, il y a longtemps, elle disait : « c’est la première question qui coûte ».

Au Musée national archéologique, éblouie par l’orfèvrerie mycénienne, elle s’attarde. Une guide vient la secouer : « please, other people are waiting ». Il n’y a pas grand monde en cet été de pandémie, mais le défilé des visiteurs est soigneusement régulé. Odile in petto : « à tutoyer ces éphèbes, ces belles dames aux plis de marbre blanc, je ne risque qu’une contagion de beauté ». De galerie en galerie, elle avance dans une chorégraphie sommaire : elle regarde l’objet, plonge vers le bas, lit chaque notice avec soin, se redresse, regarde un peu mieux. Elle fait procession et provision.

De jour en jour, elle étend son champ de connaissance. Presque en apnée, elle plonge dans la foule des silhouettes de marbre ou de bronze. Dionysos est le plus reconnaissable sous ses boucles et son rictus rigolard. Peu à peu, Athena « au regard qui étincelle » lui fait signe, Artémis aussi, protectrice des femmes accouchées, des animaux et des cours d’eau. La mythologie est d’une folle complexité, et les pistes du savoir si fragiles. Odile arpente la ville et y trouve peu à peu ses repères. Si l’histoire et la mythologie lui donnent le tournis, la géographie lui tient lieu de rambarde.

Aux abords du marché central, Odile a trouvé le brûleur de grains où tous, riverains, commerçants, touristes en Birkenstock s’arrêtent pour un café. Débordant de sa chaise, un type épais apostrophe un Arabe debout sur le trottoir, et qui ne gêne personne. Odile ne comprend pas le grec, mais ce mot-là, son ton et son geste : « Fiche le camp, le noir ! ». Athènes xénophobe, qui ne connaît plus ses sources, ou les dévoie en nationalisme furieux. Athènes dans les contractions de son cœur.

Le dernier soir, elle retrouve quasi d’instinct le café Métropol, au pied de la cathédrale. Sa sœur, l’aînée trop tôt disparue, l’avait emmenée là, pour une balade dans Plaka. C’est elle qui lui a ouvert la Grèce. Elle reste la grande sœur, celle qui vous tient par la main, puis vous lâche. “Elle m’avait déjà fait le coup, tenant mon petit vélo, puis retirant sa main. Et j’avais trouvé l’équilibre sans le savoir, d’un coup de pédale”. Annoula l’initiatrice. Dont la joie et la mémoire sont restées dans l’île.

Le café Metropol a perdu son charme d’il y a dix ans. Alors, les intellectuels venaient lire les journaux et deviser dans cette confiserie-pâtisserie. Il n’est plus qu’une mangerie pour touristes. Pourtant, assure le garçon, ce sont les mêmes exploitants. Odile s’installe. Elle entend soudain l’autre idiome de son pays. Une tablée de Flamands devise avec… l’homme au chapeau. Elle l’observe, les mots roulent dans sa gorge, son visage est très animé, il éprouve un plaisir manifeste à parler néerlandais. Il ne l’a pas vue, Odile lui fait signe et l’invite à sa table. Il salue poliment ses interlocuteurs et la rejoint. « Votre voyage vous a plu ? » « Et vous ? ». « Cette fois, je ne suis que de passage ». Il lui parle de Reykjavik qu’il voudrait visiter, parce que c’est la ville qui compte le plus de bibliothèques, et de son rêve de retourner à Lisbonne. De toutes les capitales européennes, c’est sa préférée. Odile lui raconte son parcours athénien, trop heureuse de pouvoir enfin partager ses sensations, ses émotions. « Oui Athènes a beaucoup changé. J’y suis venu avec ma première épouse et ma fille il y a longtemps, à l’époque où je m’occupais de théâtre, c’était un peu La Mecque pour moi. Oui Athènes change, et rapidement ».

Pas loin d’eux, un vieux monsieur distingué s’est assis, seul. Il essuie ses lunettes. Le garçon va vers lui, lui parle avec douceur, repart, revient rapidement avec une assiette bien garnie. Odile et Antoine se regardent, partagent la même pensée. Les paniers se sont vidés, la Grèce est endettée, blessée, mutilée. « Tiens, vous avez remarqué que les Grecs eux aussi, reçurent un roi d’origine allemande en 1832, pour chaperonner leur indépendance ? Nous avons eu notre premier Léopold, eux, ce fut Othon, prince de Bavière ». « En fait, précise Antoine, ce fut un Bavarois par défaut, Léopold de Saxe-Cobourg s’était vu offrir le trône grec, il le refusa. L’anarchie régnait en Grèce. La Belgique fut un cadeau moins risqué et plus alléchant ». Odile raconte sa visite au Musée Benaki.

Antoine et Odile ne font pas attention à leurs plats, la cuisine est quelconque. Le régal est dans leur échange, où les époques se brouillent, où des repères se dégagent comme par inadvertance. L’homme au chapeau a l’art de rebondir au terme de fausses digressions.  « Mais à quoi bon toutes ces références, si la plupart des gens ne les connaissent pas ? » interroge Odile. « À quoi bon s’ils n’ont pas le désir d’aller se frotter au sein d’Aphrodite, à la ténacité d’Ulysse, s’ils boudent le théâtre ou qu’on les ferme, si la majorité des Européens ne lira jamais un vers d’Homère ? À quoi bon, si l’Europe, bafouant le droit de la mer, arraisonne les bateaux des ONG humanitaires, les met à la chaîne et à l’amende pour les empêcher d’aller secourir les réfugiés ? Ou pire, si la marine grecque lance ses navires garde-côtes contre des esquifs chargés d’exilés pour provoquer remous et naufrages avec la complicité de Frontex ? Chez les Grecs anciens, l’hospitalité était une obligation sacrée. On rassasiait d’abord le voyageur, avant de lui demander d’où il venait ». « Oui, c’est dans l’Odyssée », se souvient Antoine.

« À quoi bon les rêves de justice, de démocratie et de fraternité si l’église grecque réserve son pain à ses coreligionnaires ? Si les petits Grecs érigent sur le rivage des églises de sable à partir de formes de plastique made in China ? » Antoine n’a pas de réponse. Il glisse :  « La culture, c’est un peu le pari de Pascal à propos de Dieu ». Odile reçoit la proposition. Mais ça y changera quoi ? « À quoi bon notre festin cultivé ? » « Vous aimez Wagner ? »

Ils règlent l’addition et redescendent vers Monastiraki. Odile propose à Antoine de l’accompagner jusqu’à cette échoppe de sandales artisanales, là où il y a trois ans, elle en avait acheté une paire. Chez Mollynissos, où la vendeuse lui avait fait l’article. « Vous verrez, vos sandales, vous les garderez toute votre vie ». Odile s’était laissé convaincre. Mais les sandales se sont usées, le cuir naturel n’aime pas le sel, un œilleton de fer a rouillé et lui a blessé la cheville.

Dans la petite boutique tapissée de lanières et de semelles, la sémillante est là. Son mari assemble une paire de sandales. Le couple n’est plus tout jeune, de la génération qui a chassé les colonels. Une radio diffuse un air de musique traditionnelle. Odile montre ses sandales épuisées. Elle s’attend à ce qu’ils lui suggèrent l’achat d’une nouvelle paire. « Faites-les ressemeler, avec du caoutchouc bien souple, et revenez l’an prochain nous dire bonjour. Vous verrez, lance la commerçante d’une œillade malicieuse, vous les garderez toute votre vie ! »

Antoine et Odile quittent la boutique et se séparent à la station de métro toute proche. Soudain, Antoine se ravise et fait demi-tour vers la boutique, « je vais en ramener une paire à mon épouse ».

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